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écrits du sous-sol 地階から
16 février 2021

l'esprit critique : travail préparatoire encore incomplet

 

L'esprit critique

Avoir l’esprit critique, c’est ne pas croire si facilement que cela, c’est ne pas gober tout et n'importe quoi. Ce n'est pas pour autant rejeter tout avis et tout savoir, sous prétexte que nous serions seul juge, au nom de nos propres valeurs ou goûts, ou encore que le monde entier, et d'abord toute autorité, voudrait nous tromper pour mieux nous "dominer".

Seulement, on veut auparavant examiner, se faire ainsi un avis : une photographie, un texte, un raisonnement, un fait prétendu, une assertion concernant ce fait prétendu, sa portée, sa réalité historique. On suspend donc provisoirement son jugement, ou même on multiplie les raisons de douter, les objections.

Ensuite seulement on fera, peut-être, confiance à une information, par exemple on s’en servira pour trouver la route de Larissa.

L’esprit critique, c’est donc la disposition à se faire sa propre idée, on considère, on doit considérer même, qu’on a autant de jugement, de bon sens, que les autres. L’esprit critique est un aspect important de l’autonomie intellectuelle, les psychologues parlent parfois d’assertivité, de la compétence à argumenter, à ne pas donner raison aux autres par principe. Il s’agit d’estime de soi.

Et pourtant l’esprit critique culmine dans la capacité à penser contre ses propres opinions, ses propres croyances. Je me fais à moi-même des objections. C’est non seulement « pensée du non », mais aussi penser contre soi.

Mes opinions ne renferment-elles pas quelque contradiction, qu'un Socrate m'aiderait à exhiber (méthode de l'elenchos)? Ou bien expriment-elles au contraire quelque idée fixe, indifférente à tout examen des situations et cas singuliers ?

Il ne s’agit donc pas de choisir une opinion qui nous plairait comme nous plait une certaine couleur, en fonction de nos goûts, ou de nos convictions, ou encore en fonction de la sympathie ou de l’antipathie que nous inspire autrui, ou même notre propre personne.

En d’autres termes, il ne suffit pas de douter, ni de contredire, il faut examiner sérieusement, rigoureusement, méthodiquement.

On peut peut-être distinguer l’esprit critique lui-même, comme propension à tout examiner, habitus ou hexis, et les méthodes critiques (véritable sens critique) qui régiraient cet examen.

Le vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande parle uniquement de se prononcer sur la valeur d’une assertion. Or il peut s’agir de toute une théorie, d’un raisonnement, ou encore comme dans le cas de l’illusion d’optique, d’une perception, ou encore de la valeur d’une action juste ou injuste, pas seulement de la vérité de l’assertion qui portera sur cette action. Surtout, une assertion n’est pas seulement jugée vraie ou fausse, il peut s’agir de la possibilité, ou encore de la probabilité, de cette assertion. L’on sait aujourd’hui combien sont intimement liés logique et calcul de probabilités. 

1. Questions de méthodes

Ces propos semblent assimiler la méthode de l’esprit critique, non à un vague bon sens, mais à la logique, voire au calcul de probabilité.  

Selon les auteurs logicistes, la logique, supposée unique et universelle, constituerait le juge de paix de tous les autres discours, scientifiques ou non. Par conséquent, la logique, ou pire, une logique, deviendrait une autorité soustraite quant à elle à toute critique. En effet, les règles logiques seraient présupposées dans tout jugement digne de ce nom. Et nous serions incapables de savoir pourquoi ces règles sont précisément ce qu'elles sont, et pour cette même raison. En particulier ces règles seraient hors d'atteinte de toute considération portant sur l'expérience, et donc sur le contenu empirique, non sur les règles.  

Ce raisonnement est particulièrement convaincant, et pourtant l’histoire même de la logique en a jugé autrement, ce qui ne fait pas pour autant de cette histoire l’autorité suprême.

Wittgenstein lui-même a rejeté l’hypothèse de telles règles suprêmes, d’une grammaire qui serait juge de toutes les autres règles, ou grammaires. Il n’y a donc pas de « métalangage ». Wittgenstein lit dans la plupart des énoncés philosophiques une certaine erreur de catégorie, à savoir qu’on applique à un domaine les règles d’un autre domaine. Un arbitre de football, et les règles de ce jeu, sont sans autorité aucune pour le jeu d’échecs, ou le handball.

Mais n’est-ce pas précisément là une métarègle, certes critique et prohibitive, et donc du métalangage ? D’ailleurs interdire tout métalangage, ou tout jugement qui chevauche plusieurs jeux de langage à la fois, n’est-ce pas également une telle métarègle ?   

C’est encore rejeter, contre toute évidence, tout raisonnement par analogie, analogie entre un jeu et un autre, par exemple entre le Droit et les mathématiques. Certes un raisonnement par analogie est douteux, mais il joue un rôle essentiel dans la découverte. De plus l'analogie a bien plus les caractéristiques d'un jeu que le calcul logique ou la grammaire du français. Bien sûr, l’esprit critique n’est pas invention, mais plutôt remise en cause d’opinions constituées.

Il est vrai qu’en mathématiques un objet dont la définition est contradictoire n’existe pas, par exemple un cercle carré. En revanche, en droit, constater que si l’on dépouille un voleur par ruse ou violence de son butin, il ne saurait s’agir de vol, qui suppose propriété, ce n’est pas conclure qu’il n’existe pas de « voleurs volés », ni même que « voler un voleur » ne constitue pas un délit du tout. Le tribunal, dans ce cas, ne se prononce pas sur l’existence du fait, mais simplement sur sa qualification : techniquement ce n’est pas un vol, ce serait contradictoire de le définir comme un vol. Bien des paradoxes, à la Kafka, naissent de la confusion de ces deux logiques : « tu n’existes pas puisque tu n’as pas d’existence légale. On ne peut donc pas t’assassiner, et te tuer n’est pas un crime. »

De toute façon, l’expérience même donne raison à Wittgenstein, au moins en partie. En première analyse, nous trouvons non pas une méthode, mais tout un ensemble, disparate, de méthodes qui permettent à notre examen de parvenir à son but. Néanmoins, comment jugeons-nous que telle façon de faire est conforme à tel problème, qu’il s’agit par exemple bien d’une question de droit, ou de physique, ou de psychologie ? La culture du sujet joue un rôle important, la maîtrise qu’il a d’une certaine langue, par exemple la langue mathématique. Mais on ne saurait nier que dans de nombreux cas, il faut se servir de plusieurs clés, par exemple associer au jeu d’échecs, ou en stratégie, analyse psychologique (il veut me tromper) et science échiquéenne pure (je suis en mauvaise posture, je ne dois surtout pas bouger mon Roi).

Par exemple, ce n’est pas la même chose que d’examiner la cohérence d’un propos, de regarder de près si l’argument établit bien une certaine conclusion, et de s’appuyer sur la connaissance qu’on a d’une époque, ou d’une ville, pour juger vraisemblable, ou invraisemblable, un récit.

Le psychologue partira du principe que les gens désirent se tromper eux-mêmes, qu’ils sont mus par le principe de plaisir quand ils se prononcent sur leurs chances de succès. L’anthropologue accordera autant d’importance aux angoisses et aux peurs, l’on croit volontiers ce qui correspond à ces angoisses, peut-être pour s’en prémunir. L’anthropologue ajoutera que ce n’est pas en disant des vérités, en communiquant des informations dignes de ce nom, que l’on se fait valoir, mais bien plutôt par des récits extraordinaires, en résonance avec les obsessions du moment, ou même le psychisme humain universel.

En stratégie, on connait depuis l’antiquité le rôle de la désinformation, et César propageait en Gaule des rumeurs utiles à son entreprise. Une information gratuite est très suspecte, car l’information véridique a en général un coût, et un prix, que l’économiste distinguera de son côté. La logique retrouve cependant ici ses droits : ce n’est pas en vendant très cher un bobard que ce bobard deviendra vrai. Une information vraie et utile vaut cher, mais ce n’est pas réversible, toute information onéreuse ne devient pas vraie pour autant. J’ai vu une publicité affirmer que ce ne serait pas meilleur si c’était plus cher. Sans doute ! Mais si c’était meilleur ce serait plus cher. Il semble qu’il y ait là une ambiguïté toute psychologique, on suppose réversible ce qui ne l’est pas, ou même on confond une proposition avec sa réciproque. Le prix est l'effet de la qualité, la qualité n'est pas l'effet de ce prix. Cette confusion de la cause et de l'effet est plus fréquente qu'on l'imagine a priori.

Depuis au moins Bacon, on s’en prendra aux structures inconscientes de l’esprit humain, ou d’une langue particulière, ou de toute langue. Ces structures renferment des stéréotypes qui produisent une distorsion de notre vision des choses, de nos jugements. Ainsi selon Françoise Héritier du symbolisme sexué, ou genré, qui s’exprime dans la culture : nous ne pouvons nous empêcher d’assimiler le féminin à un manque, une déficience, sauf si nous prenons conscience de cette distorsion. En d’autres termes, nous ne sommes pas prisonniers comme le voulait Wittgenstein de notre forme de vie, de la grammaire que nous projetons sur les faits, et que nous confondons par une erreur de catégorie avec le fait.

  N’y a-t-il vraiment aucun air de famille entre toutes ces procédures ? A première vue, si : il ne s’agit pas d’inventer de nouvelles idées, mais d’examiner les idées existantes, en particulier de chercher le maillon le plus faible d’une argumentation, d’un raisonnement, de supposées preuves matérielles. Ainsi, une démarche critique sera dite « analytique », elle examine d’aussi près que possible les éléments, par exemple des faits, qu’il faut distinguer de leurs interprétations, et leur enchaînement.

Et certes, la pétition de principe, et surtout sa réfutation, semblent d’une autre nature. Je me sers de mon hypothèse pour lire les faits, que j’interprète à la lumière de cette même hypothèse, et je conclus que tous ces faits confirment l’hypothèse. En réalité je n’ai à aucun moment confronté l’hypothèse au fait comme à un élément extérieur. Ici, il faut s’en prendre à la racine même de l’argumentation, où l’hypothèse supposée n’est qu’un vulgaire préjugé, non déconstruire chacun des innombrables pseudo-arguments, dont la masse impressionne le naïf ou le convaincu.

Or l’idéologie, mais aussi la théorie du complot, fonctionnent justement de cette manière.

Ajoutons avec Popper qu’une théorie qui a par construction réponse à toute objection prouve par là même qu’elle est indifférente au principe de réalité. Pour la théorie du complot, tout contradicteur prouve simplement qu’il fait partie du complot, et confirme ainsi qu’il y a bien un complot : il en est la preuve vivante.

On ne critique donc pas de la même manière une argumentation sérieuse, honnête, et de telles idéologies.

Quand, dans le premier cas, on s’en prend à une assertion isolée soigneusement des autres, on demande en somme les titres qui justifient cette assertion. S’appuie-t-elle sur des faits véritables ? Un raisonnement en bonne et due forme ? Une interprétation discutable de ces faits, par exemple à l’aide d’un vocabulaire sans précision, ou orienté ? Quelle est la valeur du raisonnement qui relie la preuve et l’assertion ?

Dans la plupart des cas, ce lien est fragile, il s’agit d’un Non sequitur, « il ne s’ensuit pas ».

Ainsi, je lis dans un pensum qui entend faire de Wittgenstein un disciple de Descartes, que Wittgenstein critique Kant, l’idée que le Je accompagne toutes nos représentations. Mais en quoi cela fait-il de Wittgenstein un cartésien ? N’avait-il donc le choix qu’entre Papa et Papa, Descartes et Kant ?  Non sequitur !

Je vais à présent donner un exemple tiré de la vie quotidienne.

Alors que l’on prévient un proche qu’Untel est un menteur, et qu’il faut donc se méfier de lui, on se voit répondre : « et toi, tu n’as donc jamais menti ? »

Non sequitur : s’il m’arrive de mentir, cela ne fait pas d’Untel un homme de confiance. Et certes, l’argument va dans le sens de mon contradicteur, mais pas assez. Si je mens parfois, je pourrais mentir sur Untel. Mais mentir parfois ne fait pas de moi un menteur patenté ! On peut supposer aussi qu’il s’agit pour mon contradicteur de choisir entre Untel et moi-même. Il a donc déplacé la question en jeu, il ne s’agit plus de savoir s’il faut suivre aveuglément Untel, mais de savoir si je vaux plus ou moins que cet Untel.

On voit ici qu’il ne suffit pas de dénoncer le « non sequitur ». Pourquoi a-t-on l’illusion d’une cohérence ? C’est que l’argumentation a une dimension rhétorique dynamique : elle ne prouve pas à proprement parler, elle va intuitivement dans ma direction. Ainsi on assimilera à une preuve la simple possibilité. Ce qui est possible pourrait exister, mais cela ne suffit pas à en établir l’existence. On peut aussi tricher à chaque étape d’un raisonnement, si bien qu’en fin de compte la conclusion sera sans rapport avec ce que prouvent réellement les prémisses. C’est comme un comptable qui à chaque ligne tricherait sur les arrondis.

Je fais le parallèle avec le sorite : un tas de sable reste un tas si on lui enlève un seul grain, car un tas, c’est énormément de grains. Ainsi je pourrai en théorie enlever autant de grains que je veux, du moment que c’est un seul à la fois. Mais à la fin, ce ne sera plus qu’une pincée de sable !

Tas-1=Tas, donc Tas-1-1=Tas, donc Tas-1…-1=Tas

Dans la plupart des cas, nous savons déjà ce que nous voulons prouver. Par conséquent nous faisons mine de le prouver, par des arguments plus ou moins séduisants, au moins pour nous. C’est comme le comptable de tout à l’heure : il sait quel chiffre il doit trouver et donc truque ses comptes en conséquence. Nous avons jugé avant d’avoir examiné, c’est préjugé, en tout cas prévention, si on veut réserver la question du préjugé aux stéréotypes qui informent nos représentations, qui en constituent la grammaire inconsciente.

Que prouve une simple argumentation ? En général, rien du tout ! Ou bien nous croyons déjà savoir ce que nous « prouvons », et notre argumentation n’est en réalité qu’un exposé pédagogique de cette croyance, de l’ordre de la pétition de principe, ou bien nous ne croyons pas ce que nous « prouvons » et ne sommes pas convaincus par ces « preuves », sans doute sophistiques. Or ce sont parfois les mêmes arguments que trouveront par exemple l’avocat convaincu et l’avocat cynique.

Je sais que quelque chose est probable ; il ne s’ensuit pas que je sais que ce quelque chose existe, simplement qu’il m’est permis de croire que cela existe. L’on en arrive à la question cruciale de la métacognition, qui est une question plus psychologique que logique. Je dois m’interroger en personne sur l’origine de ma confiance en une certaine opinion. Cela suppose que j’ai conscience de cette origine, que je ne confonds pas croire et savoir, en général pensée intuitive et pensée méthodique, portée par quelque démarche scientifique. Ce n’est pas la même chose que d’avoir une certaine intuition d’un résultat, par exemple beaucoup, et de calculer ce résultat.

C’est dire que le savoir ne se définit pas par la seule conviction : cette conviction est passée au crible de l’examen critique, tel en tout cas qu’on le conçoit dans un domaine donné.

L’hypercriticisme est d’une autre nature : il demande à l’historien de rejeter comme douteux tout témoignage, ou encore d’exhiber une expérience directe du passé, ce qui est impossible, puisqu’il est passé, justement. On voudra encore que le physicien montre ce que sont les réalités en soi, alors qu’il ne les connaît que médiatement, via l’observation, l’expérimentation, et surtout la théorie.

 

Mais l’on a tort de supposer que l’esprit critique ne connaît de démarches qu’analytiques. En effet l’objection peut être assimilée à un crashtest. Or il faut inventer ces objections, qui ne sont pas données dans le problème, de même que pour mesurer la vitesse relative de la Terre par rapport à la lumière, il me faut non seulement connaître les propriétés ondulatoires de la lumière, disposer d’excellents chronomètres, mais encore concevoir un système compliqué de miroirs. A vrai dire, le plus difficile dans cet exemple historique (l’expérience de Michelson) sera d’interpréter les résultats, hautement paradoxaux, ce qui demandera beaucoup de science et beaucoup d’inventivité !

De plus, Bacon considère qu'une tournure d'esprit trop analytique constitue un biais de l'esprit, ou "Idole de la caverne". Par exemple, il est généralement absurde d'examiner un élément sans tenir compte de la situation, ou dans le cas du discours, du contexte. Parfois, nous sommes confrontés à des assertions qui se veulent générales, voire universelles. Mais nous devons justement imaginer des cas où l'assertion deviendrait fausse, voire absurde.Or ces cas ne sont pas forcément tous donnés, déjà connus, si bien qu'il suffirait de les recenser. 

Prenons le cas du problème de la chambre jaune, close comme on sait. Il faut déjà transformer ce problème en une thèse. Comment une jeune femme a-t-elle pu être agressée alors qu’elle était enfermée dans une chambre inviolable ? La thèse est donc que la jeune femme a bien été agressée, que l’agresseur a su s’introduire dans la chambre malgré cette serrure. On est donc tenté de traiter ce problème comme un cas particulier de la question suivante: comment s'y est pris un malfaiteur pour déjouer des dispositifs de sécurité plus ou moins sophistiqués? 

L’objection, et le mot est faible, c’est une réfutation, n’est nullement contenue dans le problème, ni dans la thèse. Puisque c’est impossible, cela n’a pas eu lieu. Alors seulement l'on pourra dénombrer les possibilités: ou bien la jeune femme s’est blessée toute seule, ou bien l'agression a eu lieu avant qu’elle ne s’enferme, ou bien après qu’elle a déverrouillé sa porte. Ou encore, comme dans le roman, les deux à la fois.

Cela fait penser, par analogie, à une forme comme 2/x. Je dois envisager le cas ou x serait égal à zéro. 

Ici, l’on s’approche de la question du rôle moteur des paradoxes dans l’histoire des sciences et le rapport du paradoxe et du formalisme, y compris logique. Le paradoxe est comparable par son ambiguïté à une illusion d’optique. La tour me paraît successivement carrée et ronde, grande et petite. De même, la jeune femme est agressée et ne peut pas l’avoir été. Il y a ici dialectique au sens de Kant: conflit des apparences, ou plutôt de la grammaire d’un domaine donné et de l’expérience, ou encore de deux aperçus théoriques : le photon se comporte comme une particule, et tout autant comme une onde.

Il est donc très insuffisant de définir le paradoxe comme une opinion qui choque le sens commun mais qui peut pourtant être vraie. Que la terre tourne autour du soleil n’est pas en soi un paradoxe. Le paradoxe met en cause la structure même de notre compréhension du monde, en tout cas il nous conduit à nous interroger sur les limites des règles qui nous paraissaient se confondre avec la rationalité elle-même, ou un secteur de cette rationalité comme les mathématiques.

Deux points ne peuvent pas se toucher, car ils se toucheraient par un point commun. Ils seraient donc un seul et même point.

Ce raisonnement par l’absurde nous conduit sans doute à nous demander si un point est une réalité, si la ligne est vraiment constituée de points, ou bien s’il s’agit d’une sorte de fiction. Mais Wittgenstein répondrait sans doute que cette question n’a aucun sens au point de vue de la logique même des mathématiques, ce jeu de langage qui ne prétend pas traiter d’objets réels, ni se prononcer sur leur existence dans l’espace physique.

Il faut distinguer encore du paradoxe le paralogisme et le sophisme. Le paradoxe peut être vrai. Par exemple, deux points ne se touchent jamais, faute sans doute de dimensions, une particule quantique peut être en plusieurs endroits à la fois, le calcul de probabilités est rigoureux et exact.

Le paralogisme est simplement une apparence de raisonnement valide, fait de bonne foi, mais faux. Le sophisme consiste à tromper sciemment autrui par de faux raisonnements, ce qui suppose une connaissance intuitive, voire savante, de la psychologie humaine et de ses failles, une bonne recension des principaux paralogismes.

Il faut encore distinguer l’erreur (que je distingue du paralogisme contrairement à la plupart des auteurs) et l’illusion. L’erreur se dissipe quand je regarde de plus près, que je constate que j’ai par exemple confondu les centimètres et les millimètres. Le paralogisme est plus résistant, il tient moins à une confusion ou une certaine hâte, ou précipitation, que plutôt à une forme donnée de raisonnement, mais vraie seulement en apparence. Et certes, on confond souvent l’implication et l’équivalence, qui est réversible, et constitue donc une double implication. L’illusion est d’abord, comme le paralogisme, liée à une apparence séduisante. La tour me paraît ronde, mais de plus près elle est carrée. Il y a donc ambiguïté, dialectique de deux apparences incompatibles. Seulement, c’est l’apparence fausse qui est la plus forte. A cette dimension s’en ajoute une autre, classique depuis Freud. Je désire l’illusion, ou du moins elle a un poids affectif, je crois ce qui me fait peur par exemple. Il peut bien sûr y avoir des illusions théoriques : je préfère savoir qu’ignorer, j’aurai donc tendance à baptiser savoir ce qui n’est qu’un semblant de savoir. Cicéron aimait trop la vérité, disait-il, pour se satisfaire à si bon marché de telles apparences…

La logique et les logiciens ne s’intéressent pas à l’erreur en tant que telle. En revanche, ils s’intéressent au faux, par exemple quand ils théorisent la démonstration par l’absurde. Ils ont cependant remarqué que l’expression d’une croyance fausse (attitude propositionnelle, contexte opaque) ne respecte pas la règle d’équivalence entre deux synonymes. Ainsi dans la formule « Christophe Colomb croyait que le continent qu’il avait découvert était l’Asie », je ne peux pas remplacer « continent qu’il avait découvert » par « Amérique ».

En revanche, la pratique de l’esprit critique a sans doute besoin d’une bonne compréhension, de nature psychologique, de l’erreur, et également de la distinction entre erreur et illusion, ou encore paralogisme et sophisme.

J’en ai parlé plus haut, m’en prenant surtout au « Non sequitur ». Il ne fonctionne que parce qu’il nous semble que l’argument entraîne la conséquence, et donc cette apparence se reduit à un paralogisme au sens que je donne à ce mot. Evoquons la forme bien connue de la généralisation, ou induction. « Toutes les Anglaises sont rousses, tous les cygnes sont blancs ». Je dispose d’un archétype de ce qu’est, ou me semble être, un cygne, ou une Anglaise. Alors une Anglaise brune ne sera pas anglaise, selon moi, une Anglaise blonde sera presque rousse, ou une exception…

Plus logiquement, on ne peut pas déduire d’un grand nombre de cas que cela est toujours réalisé, sauf si on a examiné tous les cas existants, encore moins qu’il s’agit d’une relation nécessaire. Tous les continents ont un nom qui commence par une voyelle, en général A, mais cela ne renferme aucune nécessité.

 

Post hoc, ergo propter hoc : mais la succession de deux événements n’a pas pour conséquence que le premier est la cause du second. Plus généralement, une corrélation n’entraîne pas une relation nécessaire, par exemple de causalité. Les Japonais ont peu de cancer et ils boivent du thé. Mais cela ne prouve pas que le thé est bon contre le cancer, car sinon je devrais conclure qu’il y a par exemple une relation de causalité entre le fait de boire du thé et le fait de confondre le son R et le son L.  

L’inverse est pourtant vrai : propter hoc ergo post hoc.
L’effet est toujours postérieur à la cause.

On retrouve donc ici l’idée qu’on assimile souvent à une relation réversible un rapport qui ne l’est justement pas.

Ainsi on expliquera volontiers que s’il neige, c’est parce qu’il fait froid.

Or on en conclut à juste titre que l’on pourrait aussi bien dire : « puisqu’il fait froid, il neige ». Mais c’est faux, car il peut faire froid sans qu’il neige. Donc, le froid n’explique pas la neige, ou plutôt est une condition nécessaire de la neige, mais pas une condition suffisante. Le froid est UNE cause de la neige, il n’en est pas LA cause. Sans doute confond-on encore la      relation de causalité avec l’implication. Le froid est une cause de la neige, mais le froid n’implique pas nécessairement la neige. En revanche, on voit bien que la neige est condition suffisante du froid. S’il faisait chaud, alors il ne pourrait pas neiger. Donc, s’il neige il faut forcément qu’il fasse froid. Mais tout le monde voit, pour une fois, que ce n’est pas la neige qui produit le froid, qui en est la cause.

Il est pourtant assez courant qu’on intervertisse la cause et l’effet. Un produit n’est pas de bonne qualité parce qu’il est cher, il est cher parce qu’il est de bonne qualité, ce qui est plus coûteux à produire, et en tout cas plus demandé que l’inverse.

On confond ici le signe habituel de la qualité, le symptôme, avec la causalité. Or la fumée est le symptôme du feu, l’éternuement celui du rhume, ou pire, mais la fumée n’est pas la cause du feu. Ajoutons que le symptôme n’est pas le symbole : en effet, il n’y a pas en général l’intention de signifier le feu par la fumée, ce n’est pas un fait de langage, un fait sémantique, tout au plus sémiotique. La fumée ne veut pas dire le feu, elle indique le feu.

Or la croyance, en particulier la superstition, confond volontiers les phénomènes physiques avec des symboles, pour elle le trèfle à quatre feuilles ne signifie pas la chance, mais porte chance, même chose pour les mots, qui peuvent porter malheur, si bien qu’ils deviennent tabous parfois. Ici l’on est à la frontière du paralogisme et de l’illusion de maîtrise de la nature par le langage humain.

Bien sûr, le sophiste doit connaître, pour tromper, cette sorte de rhétorique naturelle du paralogisme.

               J’en arrive avec Fontenelle à un point peut-être plus subtil. Le sophiste s’entend à donner une apparence de réalité à quelque chose du fait même de le nommer, et de le nommer d’une certaine façon. Ce n’est pas seulement miraculeux, c’est un miracle, et dans la phrase suivante on s’interroge sur le sens de ce miracle. Ou encore, parler de « laïcité ouverte », cela suppose que la laïcité tout court est fermée, et aussi qu’on peut ouvrir la Laïcité à la religion sans la détruire.

La langue de bois raffole de ces nominalisations, qui permettent de couper court à toute discussion concernant l’existence de la chose. Si je parle non d’un Louis qui prétend au trône, mais du Roi Louis XX, je fais de la France une monarchie de droit, et de la République une imposture. On enfermera encore dans un amalgame, un euphémisme, ou encore un mot ambigu, les idées les plus contradictoires, ce qui permettra de se tirer verbalement d’affaire quelles que soient les objections. La langue de bois devient pour le coup souple et insaisissable comme une anguille ! C’est qu’elle ne dit plus rien de défini. Ainsi l’opposition doit être constructive ; cet euphémisme signifie qu’elle n’a plus le droit de s’opposer. M. Sarkozy vantait la Laïcité positive ; c’est dire que l’école laïque, c’est très bien, du moment qu’elle renonce à la neutralité confessionnelle, et que les instituteurs sont des curés ou des pasteurs, c’est-à-dire du moment que l’école laïque ne l’est plus.

La discussion elle-même, en appelant arguments et objections, ouvrages plus ou moins savants, finit par donner une sorte de poids à l’objet dont on parle. Les soucoupes volantes existent-elles ? Cela devient vite le problème des soucoupes volantes, puis apparaissent les ufologues !

Le négationnisme raffole de la polémique. Elle revient à lui.accorder une certaine respectabilité, voire légitimité scientifique. En effet, le débat présuppose neutralité préalable, et donc égalité des thèses opposées: 5 minutes pour les Juifs, 5 minutes pour Hitler, disait Woody Allen...

L'inverse est tout aussi notable, à savoir l'euphémisme, et surtout la périphrase. Les faits deviennent anodins, sans être niés absolument. En perdant leur sens, ils sont  comme déréalisés. Il ne suffit donc pas de distinguer fait et sens! Ainsi le cadavre d'un juif gazé devient une pièce, ein stueck, ou un chiffon, l'extermination solution finale. Il ne s'est presque rien passé, du moins de significatif.

Enfin certains mots sont vides, ce sont des "signifiants-maîtres", qui n'ont d'autre fonction que d'autoriser, par exemple autoriser la liquidation des opposants (et pas seulement des opposants), ou du moins d'une institution, ou de la culture, voire de la nature. Exemples: la "Révolution" pour le Stalinien. 

A lire ce que nous avons dit plus haut sur l'euphémisme, il n’est donc pas si facile, ni si satisfaisant, que le dit Fontenelle de distinguer le fait pur et l’interprétation du fait.

Henri Poincaré: les faits sont faits.

Leur énoncé suppose du moins un langage et certaines représentations, en tout cas des concepts, ou encore une expérience, directe ou non.

Nous ne connaissons donc les faits qu’au travers de leur saisie, au travers du maillage de nos sens, de nos catégories mentales, de notre langue. C’est ce qu’a commencé à entrevoir Bacon avec la théorie des Idoles.

Reste au moins une question : qu’examinons-nous ? C’est qu’un beau parleur sait très bien détourner notre attention en l’attirant sur un point donné, à la façon d’un prestidigitateur qui rejette dans l’ombre ce que fait sa main droite, tandis que la gauche, qui tient la fameuse baguette, est en pleine lumière. Il sait tout autant, par art ou intuition, quels faux raisonnements font le mieux illusion, ou encore font, comme les paradoxes ou les questions insolubles, le plus d’impression, par exemple quand il s’agit de paralyser l’intelligence de nos contradicteurs, de leur faire perdre tout repère. Il faut donc apprendre à libérer notre attention, mais aussi notre intelligence, de ces trucs d’illusionnistes.   

On parle de noyer le poisson: cette feinte dilatoire permet d'échapper à une prise pourtant imparable. Le temps d'arriver au bout d'une argumentation vaseuse, on aura oublié de quoi il s'agissait au juste. L'esprit critique s'efforcera alors de sauver le poisson de la noyade!

Appendice

 

Texte 1 : Distinguer les faits et l’interprétation des faits (« post hoc ergo propter hoc »)

Pierre Bayle, Pensées diverses écrites à un docteur à l’occasion de la Comète qui parut au mois de décembre 1680 (1682)

 

Avec tout cela, Monsieur, je ne suis pas d’avis que l’on chicane l’autorité des Historiens ; je consens que sans avoir égard à leur crédulité, on croie qu’il a paru des Comètes tout autant qu’ils en marquent et qu’il est arrivé, dans les années qui ont suivi l’apparition des Comètes, tout autant de malheurs qu’ils en rapportent. Je donne les mains à tout cela : mais aussi c’est tout ce que je vous accorde et tout ce que vous devez raisonnablement prétendre. Voyons maintenant à quoi aboutira tout ceci. Je vous défie avec toute votre subtilité d’en conclure que les Comètes ont été ou la cause ou le signe des malheurs qui ont suivi leur apparition. Ainsi les témoignages des Historiens se réduisent à prouver uniquement qu’il a paru des Comètes et qu’ensuite il y a eu bien des désordres dans le monde ; ce qui est bien éloigné de prouver que l’une de ces deux choses est la cause ou le pronostic de l’autre, à moins qu’on ne veuille qu’il soit permis à une femme qui ne met jamais la tête à sa fenêtre, à la rue Saint-Honoré, sans voir passer des Carrosses, de s’imaginer qu’elle est la cause pourquoi ces Carrosses passent, ou du moins qu’elle doit être un présage à tout le quartier, en se montrant à sa fenêtre, qu’il passera bientôt des Carrosses.

Vous me direz sans doute que les Historiens remarquent positivement que les Comètes ont été les signes ou même les causes des ravages qui les ont suivies et par conséquent que leur autorité va bien plus loin que je ne dis. (…)

S’il s’agissait d’un Conseil d’Etat, d’une Négociation de paix, d’une bataille, d’un siège de ville, etc., le témoignage de l’Histoire pourrait être décisif, parce qu’il se peut faire que les Historiens aient fouillé dans les Archives et dans les instructions les plus secrètes et puisé dans les plus pures sources de la vérité des faits. Mais s’agissant de l’influence des Astres, et des ressorts invisibles de la nature, Messieurs les Historiens n’ont plus aucun caractère autorisant et ne doivent être plus regardés que comme un simple particulier qui hasarde sa conjecture, de laquelle il faut faire cas selon le degré de connaissance que son Auteur s’est acquis dans la Physique. Or, sur ce pied là, Monsieur, avouez moi que le témoignage des Historiens se réduit à bien peu de chose, parce qu’ordinairement ils sont fort méchants Physiciens. 

 

Texte 2

Nos principes expliquent aussi bien a posteriori les faits avérés que les faits imaginaires…

Fontenelle, Histoire des oracles (1687)

 

Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point.

Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d’Allemagne, que je  ne puis m’empêcher d’en parler ici.

« En 1593, le bruit courut que, les dents étant tombées à un enfant de Silésie âgé de sept ans, il lui en était venu une d’or à la place d’une de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine dans l’université de Helmstad, écrivit, en 1595, l’histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs ! Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens ni aux Turcs ! En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât point d’historiens, Rullandus en écrit l’histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d’or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit de la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eut examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent, avec beaucoup d’adresse : mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre. »

Rien n’est plus naturel que d’en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que, non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux. 

 

Texte 3, l’origine de l’erreur, les Idoles

 

  Francis Bacon, De Dignitate et augmentis scientarum, (1623), livre V, ch. IV, § 8

« Il y a installées dans l'esprit certaines Idoles, soit en raison de la nature générale même du genre humain, soit par la nature individuelle de chacun, soit par les mots, c’est-à-dire la nature communicative. Nous appelons le premier genre idoles de la tribu, le second idoles de la caverne, le troisième idoles de la place publique. – Il existe encore un quatrième genre, que nous appelons idoles du théâtre, et qui est surajouté par des théories erronées ou bien des règles de raisonnement vicieuses et philosophiques. »   

Commentaires du vocabulaire philosophique de Lalande :

Idoles de la tribu, ayant pour cause la tendance à ne tenir compte que des cas favorables ; la tendance à croire le monde plus simple et plus uniforme qu’il n’est en réalité – dans le Novum organum, la subjectivité des sensations : « toutes les perceptions sont en rapport avec la nature de l’homme, non celle de l’univers. »

Idoles de la caverne (du nom de la Caverne de Platon, République, I.VII ; mais en un sens plus spécialement individualiste). Erreurs ayant pour cause le tempérament, l’éducation, le milieu, l’esprit d’analyse ou celui d’analogie, l’autorité, l’état de repos ou d’agitation préalable des sentiments.

Idoles de la place publique, ayant pour cause l’origine populaire du langage, et le caractère superficiel des divisions sur lequel il est fondé ; le manque de mots pour ce qui n’a pas encore été étudié ; l’existence de mots qui donnent une apparence de réalité à des chimères, ou à des idées confuses et contradictoires ; l’indétermination et les équivoques du sens des termes.

Idoles du théâtre : la philosophie sophistique ( verbale, expliquant le réel par des abstractions) ; la philosophie empirique, l’alchimie ; la philosophie superstitieuse, l’interprétation physique de la Genèse et du livre de Job.

 

2. Esprit critique et scepticisme

Il s'agira de bien distinguer les deux, et de poser alors une foi de l'esprit critique, qui n'est autre que le rationalisme, voire la philosophie des Lumières, telle que la comprend Cassirer. 

En particulier, l'hypercriticisme est un scepticisme à peine déguisé. Il procède volontiers par erreur de catégorie, en demandant à l'historien de demontrer les faits du passé.

Richard Waterly, puis Baptiste Pèrès, ont ainsi démontré que Napoléon n'existait pas, puisque son existence etait indémontrable! En effet, la preuve historique n'est jamais une démonstration incontestable, les temoignages sur l'empereur se contredisent. Le Français va plus loin, Napoléon est à l'évidence un mythe, issu de celui d'Apollon!

 

A suivre

3. De l’esprit critique à l'apprentissage de la citoyenneté

Je ne suis pas mon opinion, ni même mon idée. J’ai une opinion, ou une idée. C’est ce qui me distingue du fanatique. Au nom du bon sens Thomas Reid constatait qu’une pensée ne saurait penser, pas plus qu’un rêve rêver. Le penseur n’est pas ce qu’il pense, il est une personne, et le rêveur se réveillera bientôt de son rêve.

 

Je peux donc et par conséquent je dois examiner mes opinions, et même mes présupposés, comme s’il s’agissait de l’opinion d’un autre. L’écriture joue ici un rôle primordial. Je me lis comme je pourrais lire le livre de quelqu’un d’autre. Mais est-ce vrai ? Sartre le niait, en tout cas.

Mme Vallaud-Belkacem justifiait l’enseignement du fait religieux en expliquant que les enfants doivent comprendre, et admettre, qu’il y a d’autres religions que les leurs. La Religion devient UNE religion, parmi d’autres.

Ferdinand Buisson expliquait en 1911 qu’il est plus difficile de faire un républicain qu’un catholique. En effet, il est facile d’enseigner à croire – mais très difficile d’enseigner à penser, c’est-à-dire sans doute d’enseigner la pensée critique !

C’est qu’on ne peut pas alors imposer un dogme tout fait : « le Maître a parlé ! »

Il n’y a pas de catéchisme critique, et il ne doit pas y avoir, nous avertissait Condorcet, ce qui lui coûta la vie, de catéchisme républicain.

C’est donc selon Buisson à l’élève de chercher la vérité, et cela suppose un long, un minutieux, apprentissage, d’innombrables exercices méthodiques et prolongés. Buisson ajoute que l’on mettra l’élève en face d’affirmations diverses : « compare et choisis toi-même ! »

Encore faut-il qu’il compare avant de choisir, avant de se faire sa propre opinion, disons son avis, d’où l’art de la synthèse dans les anciennes dissertations des lycées. Mais si on en fait une valeur, comme c’est le cas dans nos démocraties d’opinions, alors l’opinion s’oppose à l’esprit critique, elle tend à devenir un étendard, ou une identité. L’opinion semble posséder deux états : elle peut être fluide et changeante, ou se solidifier en doxa impossible à bousculer, voire en idéologie, religieuse ou non. L’élève devrait savoir dire très tôt : « mais cela n’est qu’une opinion » !

Buisson fait, comme Kant, une distinction tranchée entre ce qui est parole du maître, principe d’autorité, et l’élève qui pense par lui-même. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une pédagogie de la découverte au sens de Dewey, mais de l’apologie de l’exercice, du travail de l’écolier, l’écolier s’opposant au collégien et au lycéen, comme on le voit aussi chez Alain, qui pourtant enseignait à Henri IV, pas dans une école élémentaire.

Alain se moquait de l’élève de la secondaire, qui connaissait tout de la théorie du calcul, mais ne savait pas compter. Pourtant les choses ne sont pas si simples, puisque le pédagogue Buisson s’inspire de Kant, de son autorité, de ses livres.

Il ne suffit donc pas de s’en prendre au cours magistral et au principe d’autorité, qui certes encouragent les élèves à une certaine paresse, et à cette docilité qui en est le corrélat selon Kant. Il est en effet raisonnable d’admettre que les spécialistes connaissent mieux leur domaine que moi, et que je pourrai à leur contact maîtriser la logique ou la grammaire de ce domaine. L’histoire est par définition critique, c’est une enquête, mais il faut pourtant devenir historien au contact des professeurs d’histoire. A condition, bien sûr, que le professeur de mathématiques, par exemple, soit bien un mathématicien !

Et pourtant, il ne suffit pas, comme je l’ai pourtant souvent répété, de rentrer dans la logique d’un domaine donné, par exemple les mathématiques. Une science se transforme assez vite en un catéchisme, serait-il scientiste. Imre Lakatos insistait sur la nécessité de bousculer une tradition scientifique, par exemple en forgeant des contre-exemples, des monstres mathématiques, ou logiques, comme cette proposition « p » qui n’a pas d’autre contenu que « p est fausse ».

C’est ce qui fait qu’une science n’est pas qu’une grammaire fermée sur elle-même, comparable à une idéologie : elle est ouverte à la critique, elle n’est vraie que sous réserve d’inventaire. Même le principe du tiers exclu a été remis en cause par la logique intuitiviste, ou encore le raisonnement par récurrence à l’infini, dont Peano faisait pourtant un des axiomes de l’arithmétique. A lire Wittgenstein, la géométrie non euclidienne serait impossible, ou une hérésie mathématique !

Il demeure vrai que par définition l’élève ne parle pas encore la langue qu’il s’agit d’apprendre. Condorcet expliquait que l’école élémentaire n’entend pas faire de l’élève un spécialiste, mais simplement lui donner les moyens de se rendre compte qu’un médecin ou un avocat essayaient de l’abuser, ou qu’ils n’étaient que des charlatans. Néanmoins, les lycées ont d’autres exigences : que l’élève se spécialise, devienne un spécialiste, et que pourtant il se cultive, qu’il ne s’enferme pas dans un seul domaine, et la langue de ce domaine.

     L’enseignant, en tant que spécialiste, et que pédagogue, doit autoriser l’élève à penser contre son argumentation, et lui en donner les moyens, les méthodes et les savoirs. Encore faut-il qu’il y ait argumentation ! Et que l’enseignant, le spécialiste, exige de l’élève qu’il apprenne à penser contre ses propres préjugés, qu’il apprenne à se dire non à lui-même. « Exige de toi-même davantage que de simples opinions ! »

Alain avait remarqué que l’homme qui acquiesce ressemble à un homme qui dodeline de la tête avant de s’endormir. En revanche, dire non, c’est s’ébrouer, secouer de la tête, comme pour se réveiller. Mais enfin, il ne suffit pas de dire non au Maître, et oui au préjugé, ou à son « identité ».

Bien sûr, le maître doit avoir du répondant, mais il doit se garder d’écraser l’élève. « On ne peut pas discuter avec vous, vous êtes trop fort ! » Et ce n’est pas un compliment. Le maître doit tout autant éviter de sombrer dans l’opinion, ou la doxa commune, ce qui n’est pas synonyme selon moi.  

En droit, personne n’a raison une fois pour toute. Certes, je suis battu, mais peut-être qu’existent des arguments décisifs, que simplement je n’ai pas su apercevoir, et qui me donneraient raison. Cela fait du débat le plus sérieux au monde une simple joute, un jeu. C’est exercice. Ici comme ailleurs l’élève s’exerce, et l’enseignant le « contient », le canalise, corrige et rectifie. Il est bon que l’élève apprenne qu’il peut avoir raison contre les grands, par exemple contre Aristote. Même les plus grands commettent donc des erreurs, ont des illusions. L’erreur n’a rien de dramatique, car penser c’est par nature apprendre, c’est-à-dire essayer, se corriger, s’exercer.  

A lire Buisson, ou encore Reboul, il y a toujours risque que l’enseignement se transforme en endoctrinement, et d’ailleurs apprendre que la terre tourne autour du soleil sans comprendre pourquoi, c’est toujours croyance. Au moins l’enfant doit comprendre que si nous voyons les nuages cacher la lune, c’est la lune est plus loin, plus haute, que les nuages, et non le nuage plus fort que la lune. Cela le prépare à comprendre ce qu’est une éclipse, pas seulement à l’admettre. Mais il y a il est vrai plusieurs sortes d’éclipses, de la lune ou du soleil en particulier.

L’élève doit sans doute être averti de ce danger, et l’enseignant répondre à ce soupçon qu’il a lui-même éveillé. Or le radicalisme religieux, et l’opinion, tirent souvent profit de cette honnêteté, y voient la preuve que justement la science est une religion comme une autre, ou une opinion, mais qui n’a pas pour elle la puissance infaillible de la foi, ni de l’intuition.

L’article 15 de la Charte de la laïcité explique que ce sont les élèves qui contribuent à faire vivre la laïcité par leurs réflexions et leurs activités. Cela ne pas dire que l’élève fait ce qu’il veut de la laïcité, qu’elle doit s’adapter à la croyance et à l’opinion. Cela veut encore moins dire, je l’espère du moins, qu’il s’agit d’embrigader les élèves dans quelque catéchisme scientiste, ou républicain.

L’article 12 de cette même charte entend protéger le savoir scolaire de quelque confusion avec une idéologie, une sorte de Religion à laquelle l’élève serait en droit d’opposer sa propre foi. Non, le savoir scolaire est de nature critique, il est questionnement, et traitement rationnel de ces questions. Par conséquent, aucun élève ne peut invoquer une conviction religieuse ou politique pour contester à un enseignant le droit de traiter une question au programme. » Aucun sujet n’est même a priori exclu du « questionnement scientifique et pédagogique ».

    

L’actualité nous le montre assez : la démocratie, la République, la Laïcité, ont un rapport étroit avec l’esprit des Lumières, qui est l’esprit critique avant d’être le scientisme ou le logicisme. En morale, le libéral Condorcet voulait qu’on se contente d’éveiller le sens moral de l’enfant, en le confrontant en particulier à des récits propres à éveiller chez lui ce sentiment de pitié si fragile. L'enfant s'endurcit bien vite, devient cruel. Ce n'est pas une raison pour ensevelir cette pitié naturelle sous des maximes morales, sans rapport avec la réflexion dont l'enfant est lui-même capable sur ses sentiments moraux!

Jules Ferry, qui salue volontiers Condorcet, aura une vision bien plus transmissive de l’instruction morale. C’est qu’il est persuadé que si l’enfant peut apprendre à compter, c’est qu’il connaît déjà, de manière innée, les règles élémentaires du calcul, et que s’il peut comprendre la morale, c’est qu’il y a aussi de telles règles élémentaires, sans doute les principales proscriptions. Cela peut sembler naïf, en particulier nier l’inscription des conceptions morales dans l’histoire et dans la sociologie, dans une situation par conséquent. Mais qu’il s’agisse du calcul ou de la morale, les neurosciences paraissent bien aller dans le sens de cette intuition julesferryenne. Et parler de règles n’est pas sans évoquer au moins autant Wittgenstein que les idées innées de Descartes !

Il ne s’agit pas en tout cas d’imposer à l’élève le parti pris politique et religieux, ou athée, du maître, encore moins, n’est-ce pas, du ministre, Jules Ferry lui-même, ou M. Blanquer aujourd’hui. L'on s'adresse bien à la raison de l'enfant, de l'élève. Mais enfin, Jules Ferry s’en prend moins à la forme du catéchisme qu’à son contenu. Il faut dégager les règles universelles de la morale de leur gangue religieuse, ou superstitieuse, ou de ce qu’il y a d’immoral dans la tradition, la doxa. Il s'agit de discriminer (geste critique par excellence, puisque critiquer c'est passer au crible, selon du moins l'étymologie grecque) les deux ensembles de contenus, universels ou relatifs à certaines croyances particulières. Reste à savoir s'il s'agit vraiment de privilégier ce qui est rationnel, ou bien ce qui est en accord avec la République, voire la particularité de notre République. Alors l'enseignement moral sera bien plutôt un mixte de morale universelle et d'éducation propre à notre Nation. Nous en parlerons plus loin en évoquant une certaine synthèse julesferryenne.

J’en arrive donc ici à la question de l’éducation civique, disons de la formation du citoyen. Je vais commencer par la thèse libérale, exprimée par Condorcet, puis par Coutel. Dans le chapitre suivant, j’aurai l’occasion d’évoquer, au-delà du cas julesferryen, des conceptions plus transmissives, et surtout plus méfiantes à l’égard du libéralisme, de l’intellectualisme aussi des thèses libérales.

Selon la lecture de Condorcet que propose Coutel, l’école ne doit former le citoyen, l’éduquer, que de manière indirecte, par opposition à toute tentative de conformer les opinions politiques par quelque catéchisme, même déguisé. L’élève devient un citoyen de par la formation même de son intelligence critique. Il s’agit d’apprendre à se dégager des apparences et des croyances, à se désolidariser de la doxa. Bref, l’ennemi c’est le tout, l’englobement de l’individu dans quelque Nation grégaire, régie par ses partis pris, d’ailleurs sacralisés. Condorcet rejette toute fascination pour l'éducation spartiate.

L’Etat, la Nation elle-même, la Société, le personnel politique, acceptent que l’éducation ne soit pas au service de leur pouvoir actuel, ni de leur idéologie actuelle, mais de l’émancipation du citoyen, émancipation qu’il n’y a pas lieu d’opposer à la Cité, justement parce que c’est une Cité démocratique, fondée non sur les passions grégaires, ni l’imagination, mais sur la raison, la compréhension en particulier de ce qu’est l’intérêt général, qui n’est justement pas la raison d’Etat. C’est bien entendu paradoxal, puisque cela veut dire que l’Etat organise par l’Ecole l’indépendance du citoyen à son égard, et par la même occasion du savoir, dont le contenu ne saurait sans contradiction être défini par le pouvoir politique, ni par la doxa. Une République ne doit jamais imposer, ni même proposer, un Credo. L’enfant apprend à « voir » le Vrai, sans que personne ne le lui dicte. Quand il a compris un problème de mathématique, il a compris, ou commence à comprendre, que son entendement est libre, qu’il commence du moins à s’émanciper de l’ignorance comme de l’opinion, et qu’il pourra donc bientôt exercer sa citoyenneté.

Coutel insiste donc sur l’idée suivante : la Nation n’est pas seulement, ni même d’abord, ce qui préexiste au citoyen et ce à quoi il faudrait le conformer. L’on est aux antipodes de ce que dit Tocqueville du conformisme démocratique, de cette doxa nourrie de ressentiment et d’égalitarisme ! C’est bien plutôt, comme le veut le concept de Contrat social, le citoyen qui donne forme à la Nation, par la médiation de son intelligence, de son jugement, qui réforme en tout cas cette Nation. Cette réforme continue de la Nation par l’activité politique des Citoyens s’oppose à la définition de la Nation comme plébiscite de tous les jours. De nos jours, Canivez, inspiré par Eric Weil, explique que le politique suppose en effet un citoyen critique, et dont l’esprit critique n’est pas seulement instrumentalisé par l’entreprise, l’économie, ou encore quelque despote éclairé. Mais ce n’est pas tout, encore faut-il que le citoyen ait une vision d’ensemble du politique, favorisée par la discussion et le dialogue, et que c’est cela qui justifie l’éducation du citoyen, qui n’est pas et ne doit pas être endoctrinement. Charitablement sans doute, on rapprochera cette vision d’ensemble du vivre-ensemble de l’Education nationale.

On ne peut donc pas dire que cette conception de l’Ecole de la République soit scientiste et statique, comme le dit par exemple Denis Meuret, se référent, il est vrai, à Durkheim, non à Condorcet. Elle est individualiste, mais ce n’est pas n’importe quel individu. Emancipé des pouvoirs, en particulier spirituels, cet individu a le souci du Tout, de l’intérêt commun, et ce souci rend possible un débat politique sans concession mais constructif. C’est le citoyen incommode d’Alain, ce n’est pas le Gilet jaune ni le sans-culotte.

C’est par l’instruction, mais tout autant par sa capacité à de désolidariser des croyances et de la tradition, que le citoyen devient capable d’exercer en commun sa souveraineté politique. Il n’est pas soumis, mais il sait bien obéir, c’est-à-dire désobéir quand il le faut. « J’enseigne l’obéissance » dira Alain !

L’accent est cependant mis sur la vérité, l’examen critique, non sur le patriotisme qui vire très rapidement à l’enthousiasme et à l’aveuglement.  

Condorcet n’a ni la méfiance de Tocqueville à l’égard de la démocratie, ni la confiance du pédagogue et philosophe étatsuniens Dewey à l’égard de la société, serait-elle démocratique et fondée sur l’innovation. Et il ne s’agit pas non plus de faire de l’Egalité un absolu, au risque d’une Tyrannie populaire. L’intérêt général ne doit pas non plus être confondu avec l’idéal de quelque bonheur commun. Il est sans valeur s’il passe par la négation de la liberté de penser.

 4. Les critiques de l'esprit critique

N'est-il pas contradictoire de critiquer l'esprit critique? On peut du moins critiquer une certaine conception de cet esprit critique, voire s'en prendre au rationalisme qui en constitue la foi.

Ce sera également l'occasion de se demander si, comme le croient les partisans de Condorcet, l'esprit critique suffit à faire le citoyen, quitte à laisser aux familles la tâche de l'éducation proprement dite. Il faudra donc revenir sur la différence entre Jules Ferry et Condorcet, la synthèse républicaine que propose, ou impose, J. Ferry, sans cependant mettre sur pied une Religion de la Nation, à la spartiate, du moins Sparte vue par les Révolutionnaires et Rousseau. Mais nous ne nous limiterons pas à une simple, ou plutôt complexe, analyse historique.    

C'est au nom d'exigences sociales et politiques, en particulier l'ordre nécessaire au progrès, ou encore spirituelles et morales, qu'on a dès la Révolution française, remis en cause la prédominance de l'esprit critique, caractérisé comme seulement négatif, individualiste, dissolvant. Remarquons que c'est cette même lacune de la Laïcité que les spiritualistes entendent combler...

Les contre-révolutionnaires ont encore voulu opposer ce qui est le produit d'une longue histoire, d'une tradition, et les prétentions de la raison individuelle, de ce que Hegel nommera l'entendement. L'esprit critique serait donc à son tour l'expression d'une illusion, d'une sorte d'outrecuidance de l'individu, et de son entendement, qui se croit compétent pour juger de l'ordre du monde à l'aide de catégories finalement limitées, sans rapport suffisant avec la réalité, en particulier ses profondeurs supposées. 

On le voit, pour les adversaires du rationalisme, rationalisme supposé être le responsable du désordre révolutionnaire, l'esprit critique a une valeur toute emblématique: le rationalisme se réduirait à la seule critique, il serait incapable de toute construction, du moins solide, ou plutôt organique. Ainsi, l'esprit critique serait la (triste) vérité du rationalisme, et de la philosophie des Lumières. C'est de cette accusation que Cassirer, par exemple, entend la laver.

On peut plus simplement estimer que l'esprit critique, ou même le rationalisme d'entendement, sont incomplets en eux-mêmes, qu'ils ont donc besoin d'un complément, sans doute de l'ordre du sentiment, ou encore de l'intuition. Nous ne parlerons pas de la théologie rationnelle, ou sur-rationnelle, de Hegel. 

On peut pour simplifier évoquer deux stratégies possibles: ou bien l'on se réfère à certains absolus, comme le Divin ou la Société, ou encore la Nation, qu'on entend soustraire à toute critique; ou bien l'on dénonce le caractère secrètement dogmatique de l'esprit critique, en particulier de son école.   

Je commencerai par ce dernier point. L'esprit critique privilégierait l'intellect analytique, y compris chez l'élève, en particulier le modèle de la démonstration mathématique, ou de la dissertation philosophique. On construit ainsi l'idéal d'un savoir radicalement coupé de l'utilité, mais aussi de la question du comment. On favorise alors des esprits coupés du réel, en tout cas de la pratique, voire de l'expérience. Cela conduit, au nom de la liberté, à favoriser une élite, scientiste ou philosophique, repliée sur elle-même et ses modes de pensée, critiques certes, mais uniquement quand il s'agit de s'en prendre à l'opinion au nom d'une prétendue liberté du Non. Libérer l'élève, c'est en faire un égal de Descartes, ou d'un Enarque, volontiers confondus par les contempteurs du "rationalisme français".

En pédagogie, Denis Meuret voit ainsi un contraste entre l'école française et l'école états-unienne: cette dernière sait faire confiance à la société démocratique, qui s'ouvre aux attitudes novatrices, qui ne voit pas dans la doxa ce qui va aliéner l'esprit des élèves. Dewey fait en effet de l'expérience et du débat d'opinions, le fameux débat "socio-cognitif", la clé de la démocratie et de l'éducation démocratique, par opposition au repli critique du philosophe abstrait. Bref la liberté vantée au nom de la lutte contre les aliénations n'est qu'une liberté abstraite, opposée à la liberté concrète d'une société démocratique, qui privilégie des formes de rationalité en congruence avec l'expérience ordinaire, des formes pragmatiques et constructives. 

Avec Dewey, du moins avant la remise en cause (par une sorte d'ironie, ou de dialectique, de l'histoire) de cette pédagogie aux Etats-Unis eux-mêmes, les USA privilégient des formes intermédiaires de la rationalité, sans vouloir identifier le citoyen à un modèle cartésien parfaitement étranger à la pratique civique, ou encore à la pratique quotidienne, sociale. Ces formes moyennes, seulement vraisemblables, de la rationalité, sont davantage en phase avec la vie d'une démocratie que la pensée des Lumières, hostile on le sait à Aristote. Il en va de même du peuple réel et des élèves réels, tels qu'ils sont, avec leurs caractéristiques culturelles et sociales moyennes, et non pas médiocres comme le pense secrètement l'intellectuel critique, confondu (à tort ou à raison) avec l'élite sociale et politique produite (ou sinon produite du moins consacrée) hier par les Lycées, la Terminale C, et aujourd'hui par l'ENA.

Ainsi l'universalisme et l'intellectualisme de notre Ecole s'en prendrait à la réalité, à l'être social même, de la plupart de nos élèves. Il dissimulerait mal une fonction de domination sociale des élèves, via la pédagogie descendante du Maître, ce dominant dominé selon Bourdieu. Il s'agirait en somme de critiquer le Peuple au nom des conceptions bourgeoises de l'Elite, déguisées en Science. 

Chez Alain, de fait,l'éducation scientifique s'oppose frontalement au pragmatisme, en ce sens que la vérité ne naît pas des techniques comme on le croit, mais de questions en apparence oiseuses. Savoir se servir d'un appareil de radio, ce n'est pas comprendre ce qu'est une onde, il faut donc ici le détour par les mathématiques. De plus Alain ne croit pas en l'idée pédagogiste selon laquelle l'enfant serait un petit technicien, qu'il aurait une familiarité naturelle avec les choses. C'est un petit magicien, un être tout d'imagination et de langage, qui fait penser déjà à l'anthropologie de Lévi-Strauss. A ce propos, Bachelard assimilera bien plus radicalement qu'Alain l'éducation de la pensée scientifique à la philosophie du non, par opposition à l'éducation littéraire liée à l'imaginaire trouble du mythe. Alain rapproche au contraire souvent la curiosité scientifique et une sorte de théologie sauvage, ou pensée sauvage à la Levi-Strauss. Et puis surtout, Alain fait de l'éducation du vouloir un "oui" à l'action et à la liberté. Certes il faut pour cela se libérer de la superstition, et du déterminisme qui en constitue la caution scientifique! C'est que le savoir a une fonction éducative: il ne vaut pas d'abord par son utilité, mais parce qu'il libère de la croyance, ou de l'opinion, ou encore des fausses autorités.

Indifférent sans doute à toutes ces nuances, c'est le primat de la pensée abstraite que le pragmatisme reproche, de Dewey à Meuret, à l'école laïque et républicaine. Comme ceux que j'appelle les nouveaux ennemis de l'esprit critique, Meuret assimile ce primat de la pensée abstraite, de la dissertation de philosophie ou des mathématiques pures, à quelque domination par quelque élite. Bref, l'expertise et l'autorité qui en découlent sont assimilées à l'emprise d'un nouveau clergé, qui malgré ses prétentions critiques, ne serait que le servant d'une nouvelle religion, le Scientisme. Et certes, la science dégénère vite, d'activité critique en scientisme dogmatique. Cela ne donne pas raison à ceux qui ne veulent voir dans la démarche critique qu'une emprise, une domination. On remarquera d'ailleurs avec Olivier Reboul (qui fait le parallèle avec les nouvelles religions, je veux dire les religions à leurs débuts) que depuis Marx l'on travestit en esprit critique un dogmatisme naissant: on convainc telle ou telle minorité opprimée qu'elle n'a pas à se libérer de ses croyances absurdes, mais qu'être critique c'est rejeter, au nom de la croyance et de l'identité, le point de vue des dominants, pure idéologie travestie en savoir scientifique.

Hélas! L'inverse est tout aussi vrai, malgré les efforts et les acrobaties dialectiques des "intellectuels organiques" une foi, une espérance, parce qu'elles seraient sociologiquement dominées, n'en deviennent pas pour autant Savoir indiscutable, soustrait à toute critique, à toute irrévérence analytique. 

De façon sans doute moins idéologique que la pédagogie d'un Dewey, voire d'un P. Freire, Habermas réhabilite lui aussi le dialogue, ou la communication. Il ne s'agit bien entendu pas pour lui de donner à la société populaire les outils de sa prise de conscience politique, au risque que l'éducation critique ressemble étrangement (sous prétexte de neutralité et de non domination par l'élite professorale) à une éducation politiquement orientée, voire "racisée", censée éveiller le peuple, ou la race, à la révolte. Arendt l'a sans doute exprimé sur un mode définitf: le monde neuf auquel le pédagogue entend éveiller l'enfant est en réalité aussi vieux que lui, le pédagogue, et ses idées politiques et sociales. Ou encore le peuple n'accouche pas toujours de quelque Utopie progressiste, parfois il accouche d'un cauchemar politique très régressif.

Pour autant Habermas ne croit pas qu'un esprit solitaire, à la Descartes, puisse par quelque doute hyperbolique examiner réellement l'universalité de ses principes. Il ne saura pas en fin de compte faire la différence entre ce qui est vraiment universel et un faux universel, qui se confond en fin de compte avec les présupposés de notre culture, de notre conception, limitée, du Bien, ou du Vrai. Nous serions sinon condamnés à faire semblant de construire a priori sur une table rase. La critique des Lumières s'inverse ici: elles ne sont plus accusées d'être dissolvantes et purement destructrices, mais de dissimuler une entreprise idéologique. Nous croyons fonder hors de tout préjugé le Droit, ou la Religion, mais nous ne faisons qu'apporter une onction rationnelle à nos préjugés et traditions historiques, au risque d'en augmenter le danger, ou le poison. 

Il nous faut donc nous confronter avec les représentants d'autres visions du monde, mais à condition que tous acceptent certaines règles de la communication, quant à elles universelles, non au sens d'un certain contenu scientifiquement vrai, ni au sens d'une conception du Bien, mais en tant que conditions  a priori de la communication elle-même, en tant que quête critique et plurale de la vérité, ou de la justice.

Ainsi Habermas propose ici une vision plus exigeante encore que celle de la tradition cartésienne de la pensée critique, qui revient à soupçonner le bon sens individuel de véhiculer certains préjugés, ceux d'une culture ou d'une conception du Bien déterminées, que l'on fait semblant de reconstruire a priori. Bien sûr, il ne s'agit pas de soupçonner la philosophie des Lumières d'être de mauvaise foi, mais simplement de s'être méprise sur ce qu'est l'exigence critique, sa radicalité. Bien sûr, on peut pourtant craindre que la pratique réelle de cette communication conduise à quelque consensus plus ou moins mou, par exemple entre les Droits de l'homme et les Droits de la Tradition, voire de Dieu.

On retrouverait donc l'autre stratégie évoquée plus haut, celle qui entend ménager des Absolus soustraits à toute critique.

Dès les balbutiements de la première République, avec la fascination pour Sparte, puis d'une autre façon avec Jules Ferry (lecteur de Comte), l'on a voulu préserver le patriotisme, ou encore l'esprit républicain, souvent confondus en France, d'une démarche seulement analytique et critique. Rousseau n'avait-il pas expliqué - pensant peut-être à Lucrèce et à son Suave mari magno - que le philosophe critique se persuaderait bien vite que les malheurs de ses concitoyens n'enlevaient rien à son propre bonheur? A cela il opposait un sentiment: ni le respect ni l'indignation, mais la pitié, ce dérivé de l'amour de soi qui nous conduit à projeter notre sensibilité en autrui. 

Condorcet a pu évoquer comme but et raison d'être de l'instruction de la masse entière d'un peuple un homme capable de juger ses actions par ses propres Lumières, aussi bien que celles d'autrui, et qui ne saurait, indissociablement, être étranger à aucun des sentiments délicats qui honorent la nature humaine. Mais le sentiment ne suffit pas, encore faut-il savoir se défendre contre les préjugés avec les seules forces de la raison. Donc le sentiment, qui fait l'honneur de l'humanité, ne peut rien, semble-t-il, quand il s'agit de critiquer le préjugé.

On le voit, Condorcet lui-même n'avait pas, contrairement à une légende fort tenace, retiré à l'Ecole toute compétence en matière d'éducation morale, mais enfin il avait insisté sur la nécessité de mettre sur pied non pas une Education nationale mais bien une Instruction publique, au risque d'abandonner l'éducation morale et civique des enfants aux préjugés religieux et familiaux. Remarquons ici que de nombreux enseignants voient en Jules Ferry le représentant de l'Instruction publique, contre les errements de l'Education nationale. C'est une erreur encore plus grave que la précédente, car Jules Ferry, s'il salue de loin Condorcet, s'il se méfie de toute Religion de la nation, veut que la République soit éducatrice, et rejette toute neutralité politique, philosophique ou morale de l'Ecole. Et certes il ne s'agit pas d'abolir l'esprit critique, ou encore la distinction de la croyance et du savoir scientifique, mais simplement de compléter l'esprit critique par une éducation du sentiment patriotique, et une ouverture aux valeurs de la démocratie et de la méritocratie, bref de la République scolaire. Cette synthèse n'est pas sans évoquer la conversion de Comte à l'amour pour l'humanité, sans rapport en soi avec le savoir proprement dit, sinon il est vrai la Sociologie comme synthèse ultime, aussi bien Science que Religion de la Société et de l'Histoire humaines.

Disons que malgré l'analogie julesferryenne des règles de la morale et des règles de l'arithmétique, il ne suffit pas de comprendre que "2+2=4" est vrai, ni que "2+2=5" est faux, pour être par là même un droit et honnête citoyen, indissociablement moral et patriote -pas seulement un calculateur égoïste. En d'autres termes, le contrat social ne se réduit pas à quelque calcul utilitariste, il est inséparable du sentiment, et du vouloir. Disons- le plus brutalement encore: le vrai est sans rapport évident avec le dévouement à la Patrie. On peut certes espérer, non sans naïveté, que la forme républicaine suffira à éviter tout dévoiement de cette affirmation, toute métamorphose du patriotisme en une religion aveugle et intolérante de la Patrie. L'affaire Dreyfus montrera aux esprits les plus perspicaces la limite de ce genre de considérations.   

Ferdinand Buisson saura opposer diamétralement patriotisme et nationalisme, cette boue qui ne demande qu'à remonter à la surface de l'âme civilisée.

Jules Ferry, d'ailleurs, entend ménager les croyances religieuses, et aussi se rapprocher de la morale populaire. C'est d'une part que la morale n'est pas science, que d'autre part elle est universelle et ne peut donc pas être totalement ignorée ni du dogme religieux ni de la doxa. Et puis la République est d'une certaine manière le Peuple, certes sur un plan qui n'est pas critique, mais n'est pas non plus tout à fait religieux, un plan proprement politique et patriotique. Il ne faut d'ailleurs pas sousestimer l'influence de la philosophie allemande, en particulier de Hegel, sur Jules Ferry, Alain, et en fin de compte sur la troisième République!

Il n'en s'agit pas moins d'une morale coupée de tout arrière-plan religieux et métaphysique, centrée sur le progrès humain, et aussi ce que nous pourrions appeler des études de cas, disons des exemples. En revanche l'arrière-plan civique n'est jamais très loin! Les héros de cette morale ne sont pas des généraux, ni des Saints, encore moins des Rois ou des empereurs. Ce sont des gens modestes, des ingénieurs, des savants, des industriels, comme on le voit dans le Tour de la France par deux enfants.             

   

A suivre

5. Les nouveaux ennemis de l'esprit critique

Ils ont ceci de redoutable qu'ils se présentent comme des partisans radicaux de l'esprit critique, ce qu'ils ne sont pas du tout. Ils pourraient passer pour des esprits hypercritiques si, par exemple, les négationnistes ne s'en prenaient pas systématiquement à un seul et même fait historique, à savoir la Shoah et l'existence des chambres à gaz nazies. Cette négation de ces crimes (du génocide des Juifs, ou encore des Arméniens) fait du négationniste un complice tardif des criminels eux-mêmes, avec la particularité que contrairement aux nazis, le négationniste croit hystériquement que le crime n'a pas été commis. Toute erreur, même minuscule, de l'historien, sera montée en épingle, et assimilée à la "preuve" de l'inexistence du crime: le témoin n'est qu'un faux témoin, serait-il lui-même un bourreau nazi . En revanche, à aucun moment le négationniste ne supposera que ses propres arguments sont discutables, car bien sûr pour lui le fait indiscutable, c'est qu'il ne s'est rien passé, ou presque rien (on a gazé des poux). On peut déjà faire le parallèle avec le complotiste, qui confond le doute avec la certitude sur un mode comparable. Il rejette a priori certains faits, baptisés "vérités officielles", avec pour seul argument qu'ils proviennent de sources autorisées, et qu'il s'agit "par conséquent" d'un tissu de mensonges autorisés par les membres du complot, en particulier les médias, le pouvoir politique, les élites ( pour le complotiste, il n'y a jamais d'individus indépendants, mais toujours machination, ou du moins entente, ainsi un accident, une catastrophe, une épidémie, ont été forcément planifiés par un pouvoir maléfique, voire exterminateur). Seulement cette attitude en apparence hypercritique se renverse dans son contraire, à savoir une sorte d'hypercrédulité, dès lors que le discours ou l'image confortent l'idée d'un complot (ou de l'inexistence de la Shoah). Cette dissymétrie va très loin, puisque n'importe quel individu, même évidemment idiot ou dérangé, sera digne de confiance dès lors que ses propos correspondent au désir du complotiste, lui permet une décharge pulsionnelle à bon marché, un peu comme une image pornographique.  

On retrouve encore une telle dissymétrie quand on constate que d'un côté le complotiste, mais aussi le négationniste, se voient contraints de faire de leur ennemi, même imaginaire, surtout imaginaire, une sorte de génie du mal, qui a tout prévu et n'est jamais pris en défaut. Par conséquent, l'absence de preuve de l'existence du complot en est précisément la preuve! Mais d'un autre côté, le négationniste ou le complotiste, prétendent dévoiler des "erreurs" que même un enfant n'aurait pu commettre, par exemple une photo d'un drapeau américain  sur la Lune, mais censé flotter au vent. Comme si tout à coût le diable comploteur devenait aussi naïf que selon certains fabliaux le diable tout court et ignorait qu'il n'y a pas d'atmosphère lunaire!   

Dans le cas du négationniste, on parlera avec Lacan de forclusion, et non d'un simple refoulement.  En somme le négationniste a une croyance négative, en creux (c'est même une sorte de trou mental), la Shoah n'existe pas, quand le complotiste a une croyance positive, il y a un complot sioniste.  Le négationniste veut passionnément supprimer du fil de la réalité un certain événement, au risque de démontrer par son acharnement la réalité de ce qu'il nie, et son importance jusque dans le présent. Mais ce n'est pas comme on pourrait le croire que le crime est incroyable, ni que l'on refuse par humanité l'idée qu'un tel crime ait pu être commis., Ce n'est pas que l'on est révulsé par cette horreur jusqu'à la nier. Au contraire, on en veut aux juifs d'avoir été vicitmes, alors qu'on les essentialise comme coupables, et non-humains. Le négationnisme est au nazisme ce que la névrose est à la perversion. Dans le monde arabo-musulman, le négationnisme traduit encore le refus de vivre dans le même monde que le reste du monde, du moins le monde démocratique. Tout se passe comme si la croyance passionnée permettait de construire un monde à l'image de cette croyance, ce qui est impossible, et même fou. Et certes, la stratégie de l'indifférence (banalisation) et de l'amnésie est sans doute plus efficace que le négationnisme proprement dit.

Le complotisme repose sur la même confusion du doute et de la certitude délirante. Ici l'on s'en prend à la "vérité officielle", supposée a priori être un tissu de mensonges, constituer la dimension idéologique du complot lui-même. Et même le complot tend à se confondre avec la manipulaition mentale, idéologique. Si tu mets en doute mon délire, c'est donc que tu fais partie du complot, ou que du moins tu es une naïve victime du poison idéologique (judéo-maçonnique). Il y a là aussi une remarquable congruence de ce délire et de la fantasmatique antisémite. Dans les deux cas, l'on partage une vision infantile du pouvoir, on explique la complexité du monde par l'existence fantasmée d'un groupe qui tire les ficelles; de fait les acteurs historiques sont réduits à n'être que des marionnettes. Le bouc-émissaire est fantasmé sous les oripeaux de la toute-puissante quasi-divine. L'anti-élitisme est comme une version édulcorée de ce fantasme. 

  Néanmoins, historiquement, quand en 1798 l'abbé Augustin de Barruel invente le complotisme en renversant la rhétorique anti-jésuite, ce sont les Francs-maçons qui sont alors accusés, et non les Juifs. Dans la Révolution française, tout, absolument tout, jusqu'aux plus abominables forfaits, a été prévu, médité, combiné, résolu, statué. Tout a donc été l'effet de la plus profonde scélératesse, par des hommes qui avaient seuls le fil des conspirations longtemps ourdies dans les sociétés secrètes. Ils n'ont eu qu'à choisir le moment propice à leurs compots. (cf. Pierre-André Tazieff, 2016).

Ce n'est qu'en 1869 que le catholique ultra-montain Roger Gougenot de Mousseaux inventera l'expression de "complot judéo-maçonnique".     

Si le négationniste entend épurer le réel de ce qui contredit sa pulsion antisémite, le complotiste va plus loin, et invente un arrière-monde fantastique "fait" exprès pour confirmer son propre délire. Ou plutôt ce monde parallèle, malgré tous les "faits" convoqués, constitue ce délire. De toute façon, le négationnisme est déjà un complotisme, car d'une part il s'appuie sur le même fantasme, celui d'une conjuration, d'autre part il fait du thème de la Shoah une dimension du complot, qui rappelons-le est essentiellement selon lui de nature idéologique, bien qu'il vise des fins sinistres plus concrètes. En fait, la réalité se voit dans les deux cas réduite au fantasme, ou à l'affrontement de fantasmes, ou d'idéologies, d'opinions. Il y a donc bien "liquidation" du réel, et pas seulement de la vérité historique. Le complotisme est donc la vérité du négationnisme. L'inverse est tout aussi vrai, car le fantasme complotiste a pour ambition de substituer un délire à la réalité, et donc de nier toute réalité, au profit d'un "arrière-monde" fantasmatique.

A SUIVRE...

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écrits du sous-sol 地階から
  • Confiné dans mon sous-sol depuis mai 2014, j'ai une pensée pour tous les novices du confinement! Mais comme j'ai dit souvent, tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre...
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