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écrits du sous-sol 地階から
19 février 2021

Questions de méthode et esprit critique

 

Avoir l’esprit critique, c’est ne pas croire si facilement que cela, c’est ne pas gober tout et n'importe quoi. Ce n'est pas pour autant rejeter tout avis et tout savoir, sous prétexte que nous serions seul juge, au nom de nos propres valeurs ou goûts, ou encore que le monde entier, et d'abord toute autorité, voudrait nous tromper pour mieux nous "dominer".

Seulement, on veut auparavant examiner, se faire ainsi un avis : une photographie, un texte, un raisonnement, un fait prétendu, une assertion concernant ce fait prétendu, sa portée, sa réalité historique. On suspend donc provisoirement son jugement, ou même on multiplie les raisons de douter, les objections.

Ensuite seulement on fera, peut-être, confiance à une information, par exemple on s’en servira pour trouver la route de Larissa.

L’esprit critique, c’est donc la disposition à se faire sa propre idée, on considère, on doit considérer même, qu’on a autant de jugement, de bon sens, que les autres. L’esprit critique est un aspect important de l’autonomie intellectuelle, les psychologues parlent parfois d’assertivité, de la compétence à argumenter, à ne pas donner raison aux autres par principe. Il s’agit d’estime de soi.

Et pourtant l’esprit critique culmine dans la capacité à penser contre ses propres opinions, ses propres croyances. Je me fais à moi-même des objections. C’est non seulement « pensée du non », mais aussi penser contre soi.

Mes opinions ne renferment-elles pas quelque contradiction, qu'un Socrate m'aiderait à exhiber (méthode de l'elenchos)? Ou bien expriment-elles au contraire quelque idée fixe, indifférente à tout examen des situations et cas singuliers ?

Il ne s’agit donc pas de choisir une opinion qui nous plairait comme nous plait une certaine couleur, en fonction de nos goûts, ou de nos convictions, ou encore en fonction de la sympathie ou de l’antipathie que nous inspire autrui, ou même notre propre personne.

En d’autres termes, il ne suffit pas de douter, ni de contredire, il faut examiner sérieusement, rigoureusement, méthodiquement.

On peut peut-être distinguer l’esprit critique lui-même, comme propension à tout examiner, habitus ou hexis, et les méthodes critiques (véritable sens critique) qui régiraient cet examen.

Le vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande parle uniquement de se prononcer sur la valeur d’une assertion. Or il peut s’agir de toute une théorie, d’un raisonnement, ou encore comme dans le cas de l’illusion d’optique, d’une perception, ou encore de la valeur d’une action juste ou injuste, pas seulement de la vérité de l’assertion qui portera sur cette action. Surtout, une assertion n’est pas seulement jugée vraie ou fausse, il peut s’agir de la possibilité, ou encore de la probabilité, de cette assertion. L’on sait aujourd’hui combien sont intimement liés logique et calcul de probabilités. 

 

Ces propos semblent assimiler la méthode de l’esprit critique, non à un vague bon sens, mais à la logique, voire au calcul de probabilité.  

Selon les auteurs logicistes, la logique, supposée unique et universelle, constituerait le juge de paix de tous les autres discours, scientifiques ou non. Par conséquent, la logique, ou pire, une logique, deviendrait une autorité soustraite quant à elle à toute critique. En effet, les règles logiques seraient présupposées dans tout jugement digne de ce nom. Et nous serions incapables de savoir pourquoi ces règles sont précisément ce qu'elles sont, et pour cette même raison. En particulier ces règles seraient hors d'atteinte de toute considération portant sur l'expérience, et donc sur le contenu empirique, non sur les règles.  

Ce raisonnement est particulièrement convaincant, et pourtant l’histoire même de la logique en a jugé autrement, ce qui ne fait pas pour autant de cette histoire l’autorité suprême.

Wittgenstein lui-même a rejeté l’hypothèse de telles règles suprêmes, d’une grammaire qui serait juge de toutes les autres règles, ou grammaires. Il n’y a donc pas de « métalangage ». Wittgenstein lit dans la plupart des énoncés philosophiques une certaine erreur de catégorie, à savoir qu’on applique à un domaine les règles d’un autre domaine. Un arbitre de football, et les règles de ce jeu, sont sans autorité aucune pour le jeu d’échecs, ou le handball.

Mais n’est-ce pas précisément là une métarègle, certes critique et prohibitive, et donc du métalangage ? D’ailleurs interdire tout métalangage, ou tout jugement qui chevauche plusieurs jeux de langage à la fois, n’est-ce pas également une telle métarègle ?   

C’est encore rejeter, contre toute évidence, tout raisonnement par analogie, analogie entre un jeu et un autre, par exemple entre le Droit et les mathématiques. Certes un raisonnement par analogie est douteux, mais il joue un rôle essentiel dans la découverte. De plus l'analogie a bien plus les caractéristiques d'un jeu que le calcul logique ou la grammaire du français. Bien sûr, l’esprit critique n’est pas invention, mais plutôt remise en cause d’opinions constituées.

Il est vrai qu’en mathématiques un objet dont la définition est contradictoire n’existe pas, par exemple un cercle carré. En revanche, en droit, constater que si l’on dépouille un voleur par ruse ou violence de son butin, il ne saurait s’agir de vol, qui suppose propriété, ce n’est pas conclure qu’il n’existe pas de « voleurs volés », ni même que « voler un voleur » ne constitue pas un délit du tout. Le tribunal, dans ce cas, ne se prononce pas sur l’existence du fait, mais simplement sur sa qualification : techniquement ce n’est pas un vol, ce serait contradictoire de le définir comme un vol. Bien des paradoxes, à la Kafka, naissent de la confusion de ces deux logiques : « tu n’existes pas puisque tu n’as pas d’existence légale. On ne peut donc pas t’assassiner, et te tuer n’est pas un crime. »

De toute façon, l’expérience même donne raison à Wittgenstein, au moins en partie. En première analyse, nous trouvons non pas une méthode, mais tout un ensemble, disparate, de méthodes qui permettent à notre examen de parvenir à son but. Néanmoins, comment jugeons-nous que telle façon de faire est conforme à tel problème, qu’il s’agit par exemple bien d’une question de droit, ou de physique, ou de psychologie ? La culture du sujet joue un rôle important, la maîtrise qu’il a d’une certaine langue, par exemple la langue mathématique. Mais on ne saurait nier que dans de nombreux cas, il faut se servir de plusieurs clés, par exemple associer au jeu d’échecs, ou en stratégie, analyse psychologique (il veut me tromper) et science échiquéenne pure (je suis en mauvaise posture, je ne dois surtout pas bouger mon Roi).

Par exemple, ce n’est pas la même chose que d’examiner la cohérence d’un propos, de regarder de près si l’argument établit bien une certaine conclusion, et de s’appuyer sur la connaissance qu’on a d’une époque, ou d’une ville, pour juger vraisemblable, ou invraisemblable, un récit.

Le psychologue partira du principe que les gens désirent se tromper eux-mêmes, qu’ils sont mus par le principe de désir quand ils se prononcent sur leurs chances de succès. L’anthropologue accordera autant d’importance aux angoisses et aux peurs, l’on croit volontiers ce qui correspond à ces angoisses, peut-être pour s’en prémunir. L’anthropologue ajoutera que ce n’est pas en disant des vérités, en communiquant des informations dignes de ce nom, que l’on se fait valoir, mais bien plutôt par des récits extraordinaires, en résonance avec les obsessions du moment, ou même le psychisme humain universel.

En stratégie, on connait depuis l’antiquité le rôle de la désinformation, et César propageait en Gaule des rumeurs utiles à son entreprise. Une information gratuite est très suspecte, car l’information véridique a en général un coût, et un prix, que l’économiste distinguera de son côté. La logique retrouve cependant ici ses droits : ce n’est pas en vendant très cher un bobard que ce bobard deviendra vrai. Une information vraie et utile vaut cher, mais ce n’est pas réversible, toute information onéreuse ne devient pas vraie pour autant. J’ai vu une publicité affirmer que ce ne serait pas meilleur si c’était plus cher. Sans doute ! Mais si c’était meilleur ce serait plus cher. Il semble qu’il y ait là une ambiguïté toute psychologique, on suppose réversible ce qui ne l’est pas, ou même on confond une proposition avec sa réciproque. Le prix est l'effet de la qualité, la qualité n'est pas l'effet du prix, sauf si s'améliore mon produit pour qu'il puisse continuer à être vendu à ce prix, ou plutôt si je baisse cette qualité subrepticement.

Cette confusion de la cause et de l'effet est plus fréquente qu'on l'imagine a priori.

Depuis au moins Bacon, on s’en prendra aux structures inconscientes de l’esprit humain, ou d’une langue particulière, ou de toute langue. Ces structures renferment des stéréotypes qui produisent une distorsion de notre vision des choses, de nos jugements. Ainsi selon Françoise Héritier du symbolisme sexué, ou genré, qui s’exprime dans la culture : nous ne pouvons nous empêcher d’assimiler le féminin à un manque, une déficience, sauf si nous prenons conscience de cette distorsion. En d’autres termes, nous ne sommes pas prisonniers comme le voulait Wittgenstein de notre forme de vie, de la grammaire que nous projetons sur les faits, et que nous confondons par une erreur de catégorie avec le fait.

  N’y a-t-il vraiment aucun air de famille entre toutes ces procédures ? A première vue, si : il ne s’agit pas d’inventer de nouvelles idées, mais d’examiner les idées existantes, en particulier de chercher le maillon le plus faible d’une argumentation, d’un raisonnement, de supposées preuves matérielles. Ainsi, une démarche critique sera dite « analytique », elle examine d’aussi près que possible les éléments, par exemple des faits, qu’il faut distinguer de leurs interprétations, et leur enchaînement.

Et certes, la pétition de principe, et surtout sa réfutation, semblent d’une autre nature. Je me sers de mon hypothèse pour lire les faits, que j’interprète à la lumière de cette même hypothèse, et je conclus que tous ces faits confirment l’hypothèse. En réalité je n’ai à aucun moment confronter l’hypothèse au fait comme à un élément extérieur. Ici, il faut s’en prendre à la racine même de l’argumentation, où l’hypothèse supposée n’est qu’un vulgaire préjugé, non déconstruire chacun des innombrables pseudo-arguments, dont la masse impressionne le naïf ou le convaincu.

Or l’idéologie, mais aussi la théorie du complot, fonctionnent justement de cette manière.

Ajoutons avec Popper qu’une théorie qui a par construction réponse à toute objection prouve par là même qu’elle est indifférente au principe de réalité. Pour la théorie du complot, tout contradicteur prouve simplement qu’il fait partie du complot, et confirme ainsi qu’il y a bien un complot : il en est la preuve vivante.

On ne critique donc pas de la même manière une argumentation sérieuse, honnête, et de telles idéologies.

Quand, dans le premier cas, on s’en prend à une assertion isolée soigneusement des autres, on demande en somme les titres qui justifient cette assertion. S’appuie-t-elle sur des faits véritables ? Un raisonnement en bonne et due forme ? Une interprétation discutable de ces faits, par exemple à l’aide d’un vocabulaire sans précision, ou orienté ? Quelle est la valeur du raisonnement qui relie la preuve et l’assertion ?

Dans la plupart des cas, ce lien est fragile, il s’agit d’un Non sequitur, « il ne s’ensuit pas ».

Ainsi, je lis dans un pensum qui entend faire de Wittgenstein un disciple de Descartes, que Wittgenstein critique Kant, l’idée que le Je accompagne toutes nos représentations. Mais en quoi cela fait-il de Wittgenstein un cartésien ? N’avait-il donc le choix qu’entre Papa et Papa, Descartes et Kant ?  Non sequitur !

Je vais à présent donner un exemple tiré de la vie quotidienne.

Alors que l’on prévient un proche qu’Untel est un menteur, et qu’il faut donc se méfier de lui, on se voit répondre : « et toi, tu n’as donc jamais menti ? »

Non sequitur : s’il m’arrive de mentir, cela ne fait pas d’Untel un homme de confiance. Et certes, l’argument va dans le sens de mon contradicteur, mais pas assez. Si je mens parfois, je pourrais mentir sur Untel. Mais mentir parfois ne fait pas de moi un menteur patenté ! On peut supposer aussi qu’il s’agit pour mon contradicteur de choisir entre Untel et moi-même. Il a donc déplacé la question en jeu, il ne s’agit plus de savoir s’il faut suivre aveuglément Untel, mais de savoir si je vaux plus ou moins que cet Untel.

On voit ici qu’il ne suffit pas de dénoncer le « non sequitur ». Pourquoi a-t-on l’illusion d’une cohérence ? C’est que l’argumentation a une dimension rhétorique dynamique : elle ne prouve pas à proprement parler, elle va intuitivement dans ma direction. Ainsi on assimilera à une preuve la simple possibilité. Ce qui est possible pourrait exister, mais cela ne suffit pas à en établir l’existence. On peut aussi tricher à chaque étape d’un raisonnement, si bien qu’en fin de compte la conclusion sera sans rapport avec ce que prouvent réellement les prémisses. C’est comme un comptable qui à chaque ligne tricherait sur les arrondis.

Je fais le parallèle avec le sorite : un tas de sable reste un tas si on lui enlève un seul grain, car un tas, c’est énormément de grains. Ainsi je pourrai en théorie enlever autant de grains que je veux, du moment que c’est un seul à la fois. Mais à la fin, ce ne sera plus qu’une pincée de sable !

Tas-1=Tas, donc Tas-1-1=Tas, donc Tas-1…-1=Tas

Dans la plupart des cas, nous savons déjà ce que nous voulons prouver. Par conséquent nous faisons mine de le prouver, par des arguments plus ou moins séduisants, au moins pour nous. C’est comme le comptable de tout à l’heure : il sait quel chiffre il doit trouver et donc truque ses comptes en conséquence. Nous avons jugé avant d’avoir examiné, c’est préjugé, en tout cas prévention, si on veut réserver la question du préjugé aux stéréotypes qui informent nos représentations, qui en constituent la grammaire inconsciente.

Que prouve une simple argumentation ? En général, rien du tout ! Ou bien nous croyons déjà savoir ce que nous « prouvons », et notre argumentation n’est en réalité qu’un exposé pédagogique de cette croyance, de l’ordre de la pétition de principe, ou bien nous ne croyons pas ce que nous « prouvons » et ne sommes pas convaincus par ces « preuves », sans doute sophistiques. Or ce sont parfois les mêmes arguments que trouveront par exemple l’avocat convaincu et l’avocat cynique.

Je sais que quelque chose est probable ; il ne s’ensuit pas que je sais que ce quelque chose existe, simplement qu’il m’est permis de croire que cela existe. L’on en arrive à la question cruciale de la métacognition, qui est une question plus psychologique que logique. Je dois m’interroger en personne sur l’origine de ma confiance en une certaine opinion. Cela suppose que j’ai conscience de cette origine, que je ne confonds pas croire et savoir, en général pensée intuitive et pensée méthodique, portée par quelque démarche scientifique. Ce n’est pas la même chose que d’avoir une certaine intuition d’un résultat, par exemple beaucoup, et de calculer ce résultat.

C’est dire que le savoir ne se définit pas par la seule conviction : cette conviction est passée au crible de l’examen critique, tel en tout cas qu’on le conçoit dans un domaine donné.

L’hypercriticisme est d’une autre nature : il demande à l’historien de rejeter comme douteux tout témoignage, ou encore d’exhiber une expérience directe du passé, ce qui est impossible, puisqu’il est passé, justement. On voudra encore que le physicien montre ce que sont les réalités en soi, alors qu’il ne les connaît que médiatement, via l’observation, l’expérimentation, et surtout la théorie.

 

Mais l’on a tort de supposer que l’esprit critique ne connaît de démarches qu’analytiques. En effet l’objection peut être assimilée à un crashtest. Or il faut inventer ces objections, qui ne sont pas données dans le problème, de même que pour mesurer la vitesse relative de la Terre par rapport à la lumière, il me faut non seulement connaître les propriétés ondulatoires de la lumière, disposer d’excellents chronomètres, mais encore concevoir un système compliqué de miroirs. A vrai dire, le plus difficile dans cet exemple historique (l’expérience de Michelson) sera d’interpréter les résultats, hautement paradoxaux, ce qui demandera beaucoup de science et beaucoup d’inventivité !

De plus, Bacon considère qu'une tournure d'esprit trop analytique constitue un biais de l'esprit, ou "Idole de la caverne". Par exemple, il est généralement absurde d'examiner un élément sans tenir compte de la situation, ou dans le cas du discours, du contexte. Parfois, nous sommes confrontés à des assertions qui se veulent générales, voire universelles. Mais nous devons justement imaginer des cas où l'assertion deviendrait fausse, voire absurde.Or ces cas ne sont pas forcément tous donnés, déjà connus, si bien qu'il suffirait de les recenser. 

Prenons le cas du problème de la chambre jaune, close comme on sait. Il faut déjà transformer ce problème en une thèse. Comment une jeune femme a-t-elle pu être agressée alors qu’elle était enfermée dans une chambre inviolable ? La thèse est donc que la jeune femme a bien été agressée, que l’agresseur a su s’introduire dans la chambre malgré cette serrure. On est donc tenté de traiter ce problème comme un cas particulier de la question suivante: comment s'y est pris un malfaiteur pour déjouer des dispositifs de sécurité plus ou moins sophistiqués? 

L’objection, et le mot est faible, c’est une réfutation, n’est nullement contenue dans le problème, ni dans la thèse. Puisque c’est impossible, cela n’a pas eu lieu. Alors seulement l'on pourra dénombrer les possibilités: ou bien la jeune femme s’est blessée toute seule, ou bien l'agression a eu lieu avant qu’elle ne s’enferme, ou bien après qu’elle a déverrouillé sa porte. Ou encore, comme dans le roman, les deux à la fois.

Cela fait penser, par analogie, à une forme comme 2/x. Je dois envisager le cas ou x serait égal à zéro. 

Ici, l’on s’approche de la question du rôle moteur des paradoxes dans l’histoire des sciences et le rapport du paradoxe et du formalisme, y compris logique. Le paradoxe est comparable par son ambiguïté à une illusion d’optique. La tour me paraît successivement carrée et ronde, grande et petite. De même, la jeune femme est agressée et ne peut pas l’avoir été. Il y a ici dialectique au sens de Kant: conflit des apparences, ou plutôt de la grammaire d’un domaine donné et de l’expérience, ou encore de deux aperçus théoriques : le photon se comporte comme une particule, et tout autant comme une onde.

Il est donc très insuffisant de définir le paradoxe comme une opinion qui choque le sens commun mais qui peut pourtant être vraie. Que la terre tourne autour du soleil n’est pas en soi un paradoxe. Le paradoxe met en cause la structure même de notre compréhension du monde, en tout cas il nous conduit à nous interroger sur les limites des règles qui nous paraissaient se confondre avec la rationalité elle-même, ou un secteur de cette rationalité comme les mathématiques.

Deux points ne peuvent pas se toucher, car ils se toucheraient par un point commun. Ils seraient donc un seul et même point.

Ce raisonnement par l’absurde nous conduit sans doute à nous demander si un point est une réalité, si la ligne est vraiment constituée de points, ou bien s’il s’agit d’une sorte de fiction. Mais Wittgenstein répondrait sans doute que cette question n’a aucun sens au point de vue de la logique même des mathématiques, ce jeu de langage qui ne prétend pas traiter d’objets réels, ni se prononcer sur leur existence dans l’espace physique.

Il faut distinguer encore du paradoxe le paralogisme et le sophisme. Le paradoxe peut être vrai. Par exemple, deux points ne se touchent jamais, faute sans doute de dimensions, une particule quantique peut être en plusieurs endroits à la fois, le calcul de probabilités est rigoureux et exact.

Le paralogisme est simplement une apparence de raisonnement valide, fait de bonne foi, mais faux. Le sophisme consiste à tromper sciemment autrui par de faux raisonnements, ce qui suppose une connaissance intuitive, voire savante, de la psychologie humaine et de ses failles, une bonne recension des principaux paralogismes.

Il faut encore distinguer l’erreur (que je distingue du paralogisme contrairement à la plupart des auteurs) et l’illusion. L’erreur se dissipe quand je regarde de plus près, que je constate que j’ai par exemple confondu les centimètres et les millimètres. Le paralogisme est plus résistant, il tient moins à une confusion ou une certaine hâte, ou précipitation, que plutôt à une forme donnée de raisonnement, mais vraie seulement en apparence. Et certes, on confond souvent l’implication et l’équivalence, qui est réversible, et constitue donc une double implication. L’illusion est d’abord, comme le paralogisme, liée à une apparence séduisante. La tour me paraît ronde, mais de plus près elle est carrée. Il y a donc ambiguïté, dialectique de deux apparences incompatibles. Seulement, c’est l’apparence fausse qui est la plus forte. A cette dimension s’en ajoute une autre, classique depuis Freud. Je désire l’illusion, ou du moins elle a un poids affectif, je crois ce qui me fait peur par exemple. Il peut bien sûr y avoir des illusions théoriques : je préfère savoir qu’ignorer, j’aurai donc tendance à baptiser savoir ce qui n’est qu’un semblant de savoir. Cicéron aimait trop la vérité, disait-il, pour se satisfaire à si bon marché de telles apparences…

La logique et les logiciens ne s’intéressent pas à l’erreur en tant que telle. En revanche, ils s’intéressent au faux, par exemple quand ils théorisent la démonstration par l’absurde. Ils ont cependant remarqué que l’expression d’une croyance fausse ne respecte pas la règle d’équivalence entre deux synonymes. Ainsi dans la formule « Christophe Colomb croyait que le continent qu’il avait découvert était l’Asie », je ne peux pas remplacer « continent qu’il avait découvert » par « Amérique ».

En revanche, la pratique de l’esprit critique a sans doute besoin d’une bonne compréhension, de nature psychologique, de l’erreur, et également de la distinction entre erreur et illusion, ou encore paralogisme et sophisme.

J’en ai parlé plus haut, m’en prenant surtout au « Non sequitur ». Il ne fonctionne que parce qu’il nous semble que l’argument entraîne la conséquence, et donc cette apparence se reduit à un paralogisme au sens que je donne à ce mot. Evoquons la forme bien connue de la généralisation, ou induction. « Toutes les Anglaises sont rousses, tous les cygnes sont blancs ». Je dispose d’un archétype de ce qu’est, ou me semble être, un cygne, ou une Anglaise. Alors une Anglaise brune ne sera pas anglaise, selon moi, une Anglaise blonde sera presque rousse, ou une exception…

Plus logiquement, on ne peut pas déduire d’un grand nombre de cas que cela est toujours réalisé, sauf si on a examiné tous les cas existants, encore moins qu’il s’agit d’une relation nécessaire. Tous les continents ont un nom qui commence par une voyelle, en général A, mais cela ne renferme aucune nécessité.

 

Post hoc, ergo propter hoc : mais la succession de deux événements n’a pas pour conséquence que le premier est la cause du second. Plus généralement, une corrélation n’entraîne pas une relation nécessaire, par exemple de causalité. Les Japonais ont peu de cancer et ils boivent du thé. Mais cela ne prouve pas que le thé est bon contre le cancer, car sinon je devrais conclure qu’il y a par exemple une relation de causalité entre le fait de boire du thé et le fait de confondre le son R et le son L.  

L’inverse est pourtant vrai : propter hoc ergo post hoc.
L’effet est toujours postérieur à la cause.

On retrouve donc ici l’idée qu’on assimile souvent à une relation réversible un rapport qui ne l’est justement pas.

Ainsi on expliquera volontiers que s’il neige, c’est parce qu’il fait froid.

Or on en conclut à juste titre que l’on pourrait aussi bien dire : « puisqu’il fait froid, il neige ». Mais c’est faux, car il peut faire froid sans qu’il neige. Donc, le froid n’explique pas la neige, ou plutôt est une condition nécessaire de la neige, mais pas une condition suffisante. Le froid est UNE cause de la neige, il n’en est pas LA cause. Sans doute confond-on encore la      relation de causalité avec l’implication. Le froid est une cause de la neige, mais le froid n’implique pas nécessairement la neige. En revanche, on voit bien que la neige est condition suffisante du froid. S’il faisait chaud, alors il ne pourrait pas neiger. Donc, s’il neige il faut forcément qu’il fasse froid. Mais tout le monde voit, pour une fois, que ce n’est pas la neige qui produit le froid, qui en est la cause.

Il est pourtant assez courant qu’on intervertisse la cause et l’effet. Un produit n’est pas de bonne qualité parce qu’il est cher, il est cher parce qu’il est de bonne qualité, ce qui est plus coûteux à produire, et en tout cas plus demandé que l’inverse.

On confond ici le signe habituel de la qualité, le symptôme, avec la causalité. Or la fumée est le symptôme du feu, l’éternuement celui du rhume, ou pire, mais la fumée n’est pas la cause du feu. Ajoutons que le symptôme n’est pas le symbole : en effet, il n’y a pas en général l’intention de signifier le feu par la fumée, ce n’est pas un fait de langage, un fait sémantique, tout au plus sémiotique. La fumée ne veut pas dire le feu, elle indique le feu.

Or la croyance, en particulier la superstition, confond volontiers les phénomènes physiques avec des symboles, pour elle le trèfle à quatre feuilles ne signifie pas la chance, mais porte chance, même chose pour les mots, qui peuvent porter malheur, si bien qu’ils deviennent tabous parfois. Ici l’on est à la frontière du paralogisme et de l’illusion de maîtrise de la nature par le langage humain.

Bien sûr, le sophiste doit connaître, pour tromper, cette sorte de rhétorique naturelle du paralogisme.

               J’en arrive avec Fontenelle à un point peut-être plus subtil. Le sophiste s’entend à donner une apparence de réalité à quelque chose du fait même de le nommer, et de le nommer d’une certaine façon. Ce n’est pas seulement miraculeux, c’est un miracle, et dans la phrase suivante on s’interroge sur le sens de ce miracle. Ou encore, parler de « laïcité ouverte », cela suppose que la laïcité tout court est fermée, et aussi qu’on peut ouvrir la Laïcité à la religion sans la détruire.

La langue de bois raffole de ces nominalisations, qui permettent de couper court à toute discussion concernant l’existence de la chose. Si je parle non d’un Louis qui prétend au trône, mais du Roi Louis XX, je fais de la France une monarchie de droit, et de la République une imposture. On enfermera encore dans un amalgame, un euphémisme, ou encore un mot ambigu, les idées les plus contradictoires, ce qui permettra de se tirer verbalement d’affaire quelles que soient les objections. La langue de bois devient pour le coup souple et insaisissable comme une anguille ! C’est qu’elle ne dit plus rien de défini. Ainsi l’opposition doit être constructive ; cet euphémisme signifie qu’elle n’a plus le droit de s’opposer. M. Sarkozy vantait la Laïcité positive ; c’est dire que l’école laïque, c’est très bien, du moment qu’elle renonce à la neutralité confessionnelle, et que les instituteurs sont des curés ou des pasteurs, c’est-à-dire du moment que l’école laïque ne l’est plus.

La discussion elle-même, en appelant arguments et objections, ouvrages plus ou moins savants, finit par donner une sorte de poids à l’objet dont on parle. Les soucoupes volantes existent-elles ? Cela devient vite le problème des soucoupes volantes, comme s'il y avait un problème objectif, puis apparaissent les ufologues !

Le négationnisme raffole de la polémique. Elle revient à lui.accorder une certaine respectabilité, voire légitimité scientifique. En effet, le débat présuppose neutralité préalable, et donc égalité des thèses opposées: 5 minutes pour les Juifs, 5 minutes pour Hitler, disait Woody Allen...

L'inverse est tout aussi notable, à savoir l'euphémisme, et surtout la périphrase. Les faits deviennent anodins, sans être niés absolument. En perdant leur sens, ils sont  comme déréalisés. Il ne suffit donc pas de distinguer fait et sens! Ainsi le cadavre d'un juif gazé devient une pièce, ein stueck, ou un chiffon, l'extermination solution finale. Il ne s'est presque rien passé, du moins de significatif.

Enfin certains mots sont vides, ce sont des "signifiants-maîtres", qui n'ont d'autre fonction que d'autoriser, par exemple autoriser la liquidation des opposants (et pas seulement des opposants), ou du moins d'une institution, ou de la culture, voire de la nature. Exemples: la "Révolution" pour le Stalinien. 

A lire ce que nous avons dit plus haut sur l'euphémisme, il n’est donc pas si facile, ni si satisfaisant, que le dit Fontenelle de distinguer le fait pur et l’interprétation du fait.

Henri Poincaré: les faits sont faits.

Leur énoncé suppose du moins un langage et certaines représentations, en tout cas des concepts, ou encore une expérience, directe ou non.

Nous ne connaissons donc les faits qu’au travers de leur saisie, au travers du maillage de nos sens, de nos catégories mentales, de notre langue. C’est ce qu’a commencé à entrevoir Bacon avec la théorie des Idoles.

Reste au moins une question : qu’examinons-nous ? C’est qu’un beau parleur sait très bien détourner notre attention en l’attirant sur un point donné, à la façon d’un prestidigitateur qui rejette dans l’ombre ce que fait sa main droite, tandis que la gauche, qui tient la fameuse baguette, est en pleine lumière. Il sait tout autant, par art ou intuition, quels faux raisonnements font le mieux illusion, ou encore font, comme les paradoxes ou les questions insolubles, le plus d’impression, par exemple quand il s’agit de paralyser l’intelligence de nos contradicteurs, de leur faire perdre tout repère. Il faut donc apprendre à libérer notre attention, mais aussi notre intelligence, de ces trucs d’illusionnistes.   

On parle de noyer le poisson: cette feinte dilatoire permet d'échapper à une prise pourtant imparable. Le temps d'arriver au bout d'une argumentation vaseuse, on aura oublié de quoi il s'agissait au juste. L'esprit critique s'efforcera alors de sauver le poisson de la noyade!

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