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écrits du sous-sol 地階から
9 août 2023

Critiquer l'esprit critique?

Les critiques de l'esprit critique

N'est-il pas contradictoire de critiquer l'esprit critique? On peut du moins critiquer une certaine conception de cet esprit critique, voire s'en prendre au rationalisme qui en constitue la foi.

Ce sera également l'occasion de se demander si, comme le croient les partisans de Condorcet, l'esprit critique suffit à faire le citoyen, quitte à laisser aux familles la tâche de l'éducation proprement dite. Il faudra donc revenir sur la différence entre Jules Ferry et Condorcet, la synthèse républicaine que propose, ou impose, J. Ferry, sans cependant mettre sur pied une Religion de la Nation, à la spartiate, du moins Sparte vue par les Révolutionnaires et Rousseau. Mais nous ne nous limiterons pas à une simple, ou plutôt complexe, analyse historique.    

C'est au nom d'exigences sociales et politiques, en particulier l'ordre nécessaire au progrès, ou encore spirituelles et morales, qu'on a dès la Révolution française, remis en cause la prédominance de l'esprit critique, caractérisé comme seulement négatif, individualiste, dissolvant. Remarquons que c'est cette même lacune de la Laïcité que les spiritualistes entendent combler...

Les contre-révolutionnaires ont encore voulu opposer ce qui est le produit d'une longue histoire, d'une tradition, et les prétentions de la raison individuelle, de ce que Hegel nommera l'entendement. L'esprit critique serait donc à son tour l'expression d'une illusion, d'une sorte d'outrecuidance de l'individu, et de son entendement, qui se croit compétent pour juger de l'ordre du monde à l'aide de catégories finalement limitées, sans rapport suffisant avec la réalité, en particulier ses profondeurs supposées. 

On le voit, pour les adversaires du rationalisme, rationalisme supposé être le responsable du désordre révolutionnaire, l'esprit critique a une valeur toute emblématique: le rationalisme se réduirait à la seule critique, il serait incapable de toute construction, du moins solide, ou plutôt organique. Ainsi, l'esprit critique serait la (triste) vérité du rationalisme, et de la philosophie des Lumières. C'est de cette accusation que Cassirer, par exemple, entend la laver.

On peut plus simplement estimer que l'esprit critique, ou même le rationalisme d'entendement, sont incomplets en eux-mêmes, qu'ils ont donc besoin d'un complément, sans doute de l'ordre du sentiment, ou encore de l'intuition. Nous ne parlerons pas de la théologie rationnelle, ou sur-rationnelle, de Hegel. 

On peut pour simplifier évoquer deux stratégies possibles: ou bien l'on se réfère à certains absolus, comme le Divin ou la Société, ou encore la Nation, qu'on entend soustraire à toute critique; ou bien l'on dénonce le caractère secrètement dogmatique de l'esprit critique, en particulier de son école.   

Je commencerai par ce dernier point. L'esprit critique privilégierait l'intellect analytique, y compris chez l'élève, en particulier le modèle de la démonstration mathématique, ou de la dissertation philosophique. On construit ainsi l'idéal d'un savoir radicalement coupé de l'utilité, mais aussi de la question du comment. On favorise alors des esprits coupés du réel, en tout cas de la pratique, voire de l'expérience. Cela conduit, au nom de la liberté, à favoriser une élite, scientiste ou philosophique, repliée sur elle-même et ses modes de pensée, critiques certes, mais uniquement quand il s'agit de s'en prendre à l'opinion au nom d'une prétendue liberté du Non. Libérer l'élève, c'est en faire un égal de Descartes, ou d'un Enarque, volontiers confondus par les contempteurs du "rationalisme français".

Dès l'Antiquité, Sextus Empiricus s'est amusé à condamner toute démarche critique à une régression à l'infini : en effet chaque examen critique demande à son tour un examen méta-critique, qui à son tour... Hume note certes que dans les sciences démonstratives, les règles sont infaillibles. Il en va tout autrement de leur application, si bien qu'il est nécessaire de contrôler cette application. Malheureusement, il faudra contrôler cet examen, si bien que toute connaissance dégénère en probabilité puisque l'examen ne parvient jamais à son terme, et que les erreurs se multiplient de contrôle en contrôle du contrôle !

En pédagogie, Denis Meuret voit ainsi un contraste entre l'école française et l'école états-unienne: cette dernière sait faire confiance à la société démocratique, qui s'ouvre aux attitudes novatrices, qui ne voit pas dans la doxa ce qui va aliéner l'esprit des élèves. Dewey fait en effet de l'expérience et du débat d'opinions, le fameux débat "socio-cognitif", la clé de la démocratie et de l'éducation démocratique, par opposition au repli critique du philosophe abstrait. Bref la liberté vantée au nom de la lutte contre les aliénations n'est qu'une liberté abstraite, opposée à la liberté concrète d'une société démocratique, qui privilégie des formes de rationalité en congruence avec l'expérience ordinaire, des formes pragmatiques et constructives. 

Avec Dewey, du moins avant la remise en cause (par une sorte d'ironie, ou de dialectique, de l'histoire) de cette pédagogie aux Etats-Unis eux-mêmes, les USA privilégient des formes intermédiaires de la rationalité, sans vouloir identifier le citoyen à un modèle cartésien parfaitement étranger à la pratique civique, ou encore à la pratique quotidienne, sociale. Ces formes moyennes, seulement vraisemblables, de la rationalité, sont davantage en phase avec la vie d'une démocratie que la pensée des Lumières, hostile on le sait à Aristote. Il en va de même du peuple réel et des élèves réels, tels qu'ils sont, avec leurs caractéristiques culturelles et sociales moyennes, et non pas médiocres comme le pense secrètement l'intellectuel critique, confondu (à tort ou à raison) avec l'élite sociale et politique produite (ou sinon produite du moins consacrée) hier par les Lycées, la Terminale C, et aujourd'hui par l'ENA.

Ainsi l'universalisme et l'intellectualisme de notre Ecole s'en prendrait à la réalité, à l'être social même, de la plupart de nos élèves. Il dissimulerait mal une fonction de domination sociale des élèves, via la pédagogie descendante du Maître, ce dominant dominé selon Bourdieu. Il s'agirait en somme de critiquer le Peuple au nom des conceptions bourgeoises de l'Elite, déguisées en Science. 

Chez Alain, de fait,l'éducation scientifique s'oppose frontalement au pragmatisme, en ce sens que la vérité ne naît pas des techniques comme on le croit, mais de questions en apparence oiseuses. Savoir se servir d'un appareil de radio, ce n'est pas comprendre ce qu'est une onde, il faut donc ici le détour par les mathématiques. De plus Alain ne croit pas en l'idée pédagogiste selon laquelle l'enfant serait un petit technicien, qu'il aurait une familiarité naturelle avec les choses. C'est un petit magicien, un être tout d'imagination et de langage, qui fait penser déjà à l'anthropologie de Lévi-Strauss. A ce propos, Bachelard assimilera bien plus radicalement qu'Alain l'éducation de la pensée scientifique à la philosophie du non, par opposition à l'éducation littéraire liée à l'imaginaire trouble du mythe. Alain rapproche au contraire souvent la curiosité scientifique et une sorte de théologie sauvage, ou pensée sauvage à la Levi-Strauss. Et puis surtout, Alain fait de l'éducation du vouloir un "oui" à l'action et à la liberté. Certes il faut pour cela se libérer de la superstition, et du déterminisme qui en constitue la caution scientifique! C'est que le savoir a une fonction éducative: il ne vaut pas d'abord par son utilité, mais parce qu'il libère de la croyance, ou de l'opinion, ou encore des fausses autorités.

Indifférent sans doute à toutes ces nuances, c'est le primat de la pensée abstraite que le pragmatisme reproche, de Dewey à Meuret, à l'école laïque et républicaine. Comme ceux que j'appelle les nouveaux ennemis de l'esprit critique, Meuret assimile ce primat de la pensée abstraite, de la dissertation de philosophie ou des mathématiques pures, à quelque domination par quelque élite. Bref, l'expertise et l'autorité qui en découlent sont assimilées à l'emprise d'un nouveau clergé, qui malgré ses prétentions critiques, ne serait que le servant d'une nouvelle religion, le Scientisme. Et certes, la science dégénère vite, d'activité critique en scientisme dogmatique. Cela ne donne pas raison à ceux qui ne veulent voir dans la démarche critique qu'une emprise, une domination. On remarquera d'ailleurs avec Olivier Reboul (qui fait le parallèle avec les nouvelles religions, je veux dire les religions à leurs débuts) que depuis Marx l'on travestit en esprit critique un dogmatisme naissant: on convainc telle ou telle minorité opprimée qu'elle n'a pas à se libérer de ses croyances absurdes, mais qu'être critique c'est rejeter, au nom de la croyance et de l'identité, le point de vue des dominants, pure idéologie travestie en savoir scientifique.

Hélas! L'inverse est tout aussi vrai, malgré les efforts et les acrobaties dialectiques des "intellectuels organiques" une foi, une espérance, parce qu'elles seraient sociologiquement dominées, n'en deviennent pas pour autant Savoir indiscutable, soustrait à toute critique, à toute irrévérence analytique. 

De façon sans doute moins idéologique que la pédagogie d'un Dewey, voire d'un P. Freire, Habermas réhabilite lui aussi le dialogue, ou la communication. Il ne s'agit bien entendu pas pour lui de donner à la société populaire les outils de sa prise de conscience politique, au risque que l'éducation critique ressemble étrangement (sous prétexte de neutralité et de non domination par l'élite professorale) à une éducation politiquement orientée, voire "racisée", censée éveiller le peuple, ou la race, à la révolte. Arendt l'a sans doute exprimé sur un mode définitf: le monde neuf auquel le pédagogue entend éveiller l'enfant est en réalité aussi vieux que lui, le pédagogue, et ses idées politiques et sociales. Ou encore le peuple n'accouche pas toujours de quelque Utopie progressiste, parfois il accouche d'un cauchemar politique très régressif.

Pour autant Habermas ne croit pas qu'un esprit solitaire, à la Descartes, puisse par quelque doute hyperbolique examiner réellement l'universalité de ses principes. Il ne saura pas en fin de compte faire la différence entre ce qui est vraiment universel et un faux universel, qui se confond en fin de compte avec les présupposés de notre culture, de notre conception, limitée, du Bien, ou du Vrai. Nous serions sinon condamnés à faire semblant de construire a priori sur une table rase. La critique des Lumières s'inverse ici: elles ne sont plus accusées d'être dissolvantes et purement destructrices, mais de dissimuler une entreprise idéologique. Nous croyons fonder hors de tout préjugé le Droit, ou la Religion, mais nous ne faisons qu'apporter une onction rationnelle à nos préjugés et traditions historiques, au risque d'en augmenter le danger, ou le poison. 

Il nous faut donc nous confronter avec les représentants d'autres visions du monde, mais à condition que tous acceptent certaines règles de la communication, quant à elles universelles, non au sens d'un certain contenu scientifiquement vrai, ni au sens d'une conception du Bien, mais en tant que conditions  a priori de la communication elle-même, en tant que quête critique et plurale de la vérité, ou de la justice.

Ainsi Habermas propose ici une vision plus exigeante encore que celle de la tradition cartésienne de la pensée critique, qui revient à soupçonner le bon sens individuel de véhiculer certains préjugés, ceux d'une culture ou d'une conception du Bien déterminées, que l'on fait semblant de reconstruire a priori. Bien sûr, il ne s'agit pas de soupçonner la philosophie des Lumières d'être de mauvaise foi, mais simplement de s'être méprise sur ce qu'est l'exigence critique, sa radicalité. Bien sûr, on peut pourtant craindre que la pratique réelle de cette communication conduise à quelque consensus plus ou moins mou, par exemple entre les Droits de l'homme et les Droits de la Tradition, voire de Dieu.

On retrouverait donc l'autre stratégie évoquée plus haut, celle qui entend ménager des Absolus soustraits à toute critique.

Dès les balbutiements de la première République, avec la fascination pour Sparte, puis d'une autre façon avec Jules Ferry (lecteur de Comte), l'on a voulu préserver le patriotisme, ou encore l'esprit républicain, souvent confondus en France, d'une démarche seulement analytique et critique. Rousseau n'avait-il pas expliqué - pensant peut-être à Lucrèce et à son Suave mari magno - que le philosophe critique se persuaderait bien vite que les malheurs de ses concitoyens n'enlevaient rien à son propre bonheur? A cela il opposait un sentiment: ni le respect ni l'indignation, mais la pitié, ce dérivé de l'amour de soi qui nous conduit à projeter notre sensibilité en autrui. 

Condorcet a pu évoquer comme but et raison d'être de l'instruction de la masse entière d'un peuple un homme capable de juger ses actions par ses propres Lumières, aussi bien que celles d'autrui, et qui ne saurait, indissociablement, être étranger à aucun des sentiments délicats qui honorent la nature humaine. Mais le sentiment ne suffit pas, encore faut-il savoir se défendre contre les préjugés avec les seules forces de la raison. Donc le sentiment, qui fait l'honneur de l'humanité, ne peut rien, semble-t-il, quand il s'agit de critiquer le préjugé.

On le voit, Condorcet lui-même n'avait pas, contrairement à une légende fort tenace, retiré à l'Ecole toute compétence en matière d'éducation morale, mais enfin il avait insisté sur la nécessité de mettre sur pied non pas une Education nationale mais bien une Instruction publique, au risque d'abandonner l'éducation morale et civique des enfants aux préjugés religieux et familiaux. Remarquons ici que de nombreux enseignants voient en Jules Ferry le représentant de l'Instruction publique, contre les errements de l'Education nationale. C'est une erreur encore plus grave que la précédente, car Jules Ferry, s'il salue de loin Condorcet, s'il se méfie de toute Religion de la nation, veut que la République soit éducatrice, et rejette toute neutralité politique, philosophique ou morale de l'Ecole. Et certes il ne s'agit pas d'abolir l'esprit critique, ou encore la distinction de la croyance et du savoir scientifique, mais simplement de compléter l'esprit critique par une éducation du sentiment patriotique, et une ouverture aux valeurs de la démocratie et de la méritocratie, bref de la République scolaire. Cette synthèse n'est pas sans évoquer la conversion de Comte à l'amour pour l'humanité, sans rapport en soi avec le savoir proprement dit, sinon il est vrai la Sociologie comme synthèse ultime, aussi bien Science que Religion de la Société et de l'Histoire humaines.

Disons que malgré l'analogie julesferryenne des règles de la morale et des règles de l'arithmétique, il ne suffit pas de comprendre que "2+2=4" est vrai, ni que "2+2=5" est faux, pour être par là même un droit et honnête citoyen, indissociablement moral et patriote -pas seulement un calculateur égoïste. En d'autres termes, le contrat social ne se réduit pas à quelque calcul utilitariste, il est inséparable du sentiment, et du vouloir. Disons- le plus brutalement encore: le vrai est sans rapport évident avec le dévouement à la Patrie. On peut certes espérer, non sans naïveté, que la forme républicaine suffira à éviter tout dévoiement de cette affirmation, toute métamorphose du patriotisme en une religion aveugle et intolérante de la Patrie. L'affaire Dreyfus montrera aux esprits les plus perspicaces la limite de ce genre de considérations. 

C'est douloureusement que Ferdinand Buisson opposera le patriote, fidèle aux idéaux républicains, et le nationalisme, par nature xénophobe et antisémite. Au fond de l'âme civilisée l'on trouve une boue archaïque et puante, qui ne demande qu'à remonter à la surface.

Jules Ferry d'ailleurs entend ménager les croyances religieuses, et aussi se rapprocher de la morale populaire. C'est d'une part que la morale n'est pas science, que d'autre part elle est universelle et ne peut donc pas être totalement ignorée ni du dogme religieux ni de la doxa. Et puis la République est d'une certaine manière le Peuple, certes sur un plan qui n'est pas critique, mais n'est pas non plus tout à fait religieux, un plan proprement politique et patriotique.Il ne faut d'ailleurs pas sousestimer l'influence de la philosophie allemande, en particulier de Hegel, sur Jules Ferry, Alain (qui synthétise Hegel et Durkheim), et en fin de compte sur la troisième République!

Il n'en s'agit pas moins d'une morale coupée de tout arrière-plan religieux et métaphysique, centrée sur le progrès humain, et aussi ce que nous pourrions appeler des études de cas, disons des exemples. En revanche l'arrière-plan civique n'est jamais très loin! Les héros de cette morale ne sont pas des généraux, ni des Saints, encore moins des Rois ou des empereurs. Ce sont des gens modestes, des ingénieurs, des savants, des industriels, comme on le voit dans le Tour de la France par deux enfants.             

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  • Confiné dans mon sous-sol depuis mai 2014, j'ai une pensée pour tous les novices du confinement! Mais comme j'ai dit souvent, tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre...
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