les nouveaux ennemis de l'esprit critique
Les nouveaux ennemis de l'esprit critique
Ils ont ceci de redoutable qu'ils se présentent comme des partisans radicaux de l'esprit critique, ce qu'ils ne sont pas du tout. Ils pourraient passer pour des esprits hypercritiques si, par exemple, les négationnistes ne s'en prenaient pas systématiquement à un seul et même fait historique, à savoir la Shoah et l'existence des chambres à gaz nazies. Cette négation de ces crimes (du génocide des Juifs, ou encore des Arméniens) fait du négationniste un complice tardif des criminels eux-mêmes, avec la particularité que contrairement aux nazis, le négationniste croit hystériquement que le crime n'a pas été commis. Toute erreur, même minuscule, de l'historien, sera montée en épingle, et assimilée à la "preuve" de l'inexistence du crime: le témoin n'est qu'un faux témoin, serait-il lui-même un bourreau nazi . En revanche, à aucun moment le négationniste ne supposera que ses propres arguments sont discutables, car bien sûr pour lui le fait indiscutable, c'est qu'il ne s'est rien passé, ou presque rien (on a gazé des poux). On peut déjà faire le parallèle avec le complotiste, qui confond le doute avec la certitude sur un mode comparable. Il rejette a priori certains faits, baptisés "vérités officielles", avec pour seul argument qu'ils proviennent de sources autorisées, et qu'il s'agit "par conséquent" d'un tissu de mensonges autorisés par les membres du complot, en particulier les médias, le pouvoir politique, les élites ( pour le complotiste, il n'y a jamais d'individus indépendants, mais toujours machination, ou du moins entente, ainsi un accident, une catastrophe, une épidémie, ont été forcément planifiés par un pouvoir maléfique, voire exterminateur). Seulement cette attitude en apparence hypercritique se renverse dans son contraire, à savoir une sorte d'hypercrédulité, dès lors que le discours ou l'image confortent l'idée d'un complot (ou de l'inexistence de la Shoah). Cette dissymétrie va très loin, puisque n'importe quel individu, même évidemment idiot ou dérangé, sera digne de confiance dès lors que ses propos correspondent au désir du complotiste, lui permet une décharge pulsionnelle à bon marché, un peu comme une image pornographique.
On retrouve encore une telle dissymétrie quand on constate que d'un côté le complotiste, mais aussi le négationniste, se voient contraints de faire de leur ennemi, même imaginaire, surtout imaginaire, une sorte de génie du mal, qui a tout prévu et n'est jamais pris en défaut. Par conséquent, l'absence de preuve de l'existence du complot en est précisément la preuve! Mais d'un autre côté, le négationniste ou le complotiste, prétendent dévoiler des "erreurs" que même un enfant n'aurait pu commettre, par exemple une photo d'un drapeau américain sur la Lune, mais censé flotter au vent. Comme si tout à coût le diable comploteur devenait aussi naïf que selon certains fabliaux le diable tout court et ignorait qu'il n'y a pas d'atmosphère lunaire!
Dans le cas du négationniste, on parlera avec Lacan de forclusion, et non d'un simple refoulement. En somme le négationniste a une croyance négative, en creux (c'est même une sorte de trou mental), la Shoah n'existe pas, quand le complotiste a une croyance positive, il y a un complot sioniste. Le négationniste veut passionnément supprimer du fil de la réalité un certain événement, au risque de démontrer par son acharnement la réalité de ce qu'il nie, et son importance jusque dans le présent. Mais ce n'est pas comme on pourrait le croire que le crime est incroyable, ni que l'on refuse par humanité l'idée qu'un tel crime ait pu être commis., Ce n'est pas que l'on est révulsé par cette horreur jusqu'à la nier. Au contraire, on en veut aux juifs d'avoir été vicitmes, alors qu'on les essentialise comme coupables, et non-humains. Le négationnisme est au nazisme ce que la névrose est à la perversion. Dans le monde arabo-musulman, le négationnisme traduit encore le refus de vivre dans le même monde que le reste du monde, du moins le monde démocratique. Tout se passe comme si la croyance passionnée permettait de construire un monde à l'image de cette croyance, ce qui est impossible, et même fou. Et certes, la stratégie de l'indifférence (banalisation) et de l'amnésie est sans doute plus efficace que le négationnisme proprement dit.
Le complotisme repose sur la même confusion du doute et de la certitude délirante. Ici l'on s'en prend à la "vérité officielle", supposée a priori être un tissu de mensonges, constituer la dimension idéologique du complot lui-même. Et même le complot tend à se confondre avec la manipulaition mentale, idéologique. Si tu mets en doute mon délire, c'est donc que tu fais partie du complot, ou que du moins tu es une naïve victime du poison idéologique (judéo-maçonnique). Il y a là aussi une remarquable congruence de ce délire et de la fantasmatique antisémite. Dans les deux cas, l'on partage une vision infantile du pouvoir, on explique la complexité du monde par l'existence fantasmée d'un groupe qui tire les ficelles; de fait les acteurs historiques sont réduits à n'être que des marionnettes. Le bouc-émissaire est fantasmé sous les oripeaux de la toute-puissante quasi-divine. L'anti-élitisme est comme une version édulcorée de ce fantasme.
Néanmoins, historiquement, quand en 1798 l'abbé Augustin de Barruel invente le complotisme en renversant la rhétorique anti-jésuite, ce sont les Francs-maçons qui sont alors accusés, et non les Juifs. Dans la Révolution française, tout, absolument tout, jusqu'aux plus abominables forfaits, a été prévu, médité, combiné, résolu, statué. Tout a donc été l'effet de la plus profonde scélératesse, par des hommes qui avaient seuls le fil des conspirations longtemps ourdies dans les sociétés secrètes. Ils n'ont eu qu'à choisir le moment propice à leurs compots. (cf. Pierre-André Tazieff, 2016).
Ce n'est qu'en 1869 que le catholique ultra-montain Roger Gougenot des Mousseaux inventera l'expression de "complot judéo-maçonnique".
Si le négationniste entend épurer le réel de ce qui contredit sa pulsion antisémite, le complotiste va plus loin, et invente un arrière-monde fantastique "fait" exprès pour confirmer son propre délire. Ou plutôt ce monde parallèle, malgré tous les "faits" convoqués, constitue ce délire. De toute façon, le négationnisme est déjà un complotisme, car d'une part il s'appuie sur le même fantasme, celui d'une conjuration, d'autre part il fait du thème de la Shoah une dimension du complot, qui rappelons-le est essentiellement selon lui de nature idéologique, bien qu'il vise des fins sinistres plus concrètes. En fait, la réalité se voit dans les deux cas réduite au fantasme, ou à l'affrontement de fantasmes, ou d'idéologies, d'opinions. Il y a donc bien "liquidation" du réel, et pas seulement de la vérité historique. Le complotisme est donc la vérité du négationnisme. L'inverse est tout aussi vrai, car le fantasme complotiste a pour ambition de substituer un délire à la réalité, et donc de nier toute réalité, au profit d'un "arrière-monde" fantasmatique.