lumière et nombre Nouvelle version
Paul Valéry:
Mais rendre la lumière
Suppose d'ombre une morne moitié.
Lumière et ombre, les bons comptes font les bons amis! Et les bons amants, qui sait?
Ombre et nombre, car la moitié est un nombre, car cette moitié est une ombre, ô mon épousée!
Dans mon souvenir l'été est surtout de la couleur de l'ombre, et je suis, ô Justice, ô Vérité, ô ma lumière, o mon épousée, de ton coeur la part la plus morne. Ainsi Prométhée, ladre divin doté d'humaine raison et de ruse, fit au Dieu, qui ne le comprit point hélas, le don de la part lumineuse et garda pour l'homme et son malheur la part qui nourrit, pleine d'un sang déjà sombre et qui noircit encore au feu de l'humaine cuisine. Ainsi le divin Orphée, hanté par la perte d'Eurydice, voulut arracher à la nuit pleine et lugubre de la mort, la lueur et la joie, la rime féminine, qui manquait tant à son chant obscur!
Mais la plaine nocturne est infinie, c'est un ravin, un vaste abîme dont l'eau est nuit, la lueur de la vie n'est qu'une goutte, et cette goutte en se mêlant aux eaux noires se perd. Ah, la triste addition ! Il faut bien d'autres nombres pour abreuver la soif mystique du grand infini! La lampe d'autrefois ne manquait jamais pourtant de son huile et éclaire encore d'une lueur douteuse, toute d'ombre, le chemin où je me perds, malgré le noble avertissement. Mon esprit vole pourtant vers toi, Eurydice, mais d'un vol tors, louche, vaincu, celui d'un ange plein de lumière, mais une lumière déchue qui n'est qu'ombre, erreur, et faux semblant. Ô tendre Amour, je ne suis que ton mensonge! Ô tendre Justice, j'ignore tout de ton nombre, j'ignore tant ton chiffre véritable!
Tendre Justice, que j'ignore, je t'aime tant!
Vieux Parménide, mon père, que ne t'ai-je écouté, que n'ai je trouvé la lueur sans partage? Il y avait trois routes, et une seule était vraie. Celle de la nuit n'était qu'une apparence, du néant et de la mort, il n'y avait presque rien à dire! Quant à la route de l'opinion folle, elle n'est que chemin de traverse, hésitation sans fin d'un coeur trop mêlé, qui sait et ne sait, d'un coeur irrésolu, qui pourtant sut aimer à la folie l'éclatante Eurydice aux cheveux et aux yeux clairs comme un jour de mai, un jour de mai d'il y a, ô Nombres, deux ans seulement, ô si vieux Parménide, toi le Nombre aux milliers de vies!
Explication:
Il s'agit ici du partage,d'où l'allusion à la Justice, entre l'humain et l'absolu, entre le raisonnable et le Rationnel, Rationnel ou mystique de la Vérité; entre le masculin, qui agit, et le féminin, qui constitue l'infini-e et le possibl-e.
L'homme contemple la lumière, le féminin diffus, atmosphérique, mais n'en retient que l'ombre. Il est séparation, manque, et pour cette raison activité en ligne droite, finitude d'un projet défini, condamné pour cette raison à l'échec. Il confond la lumière et l'ombre, fait du féminin l'infini négatif, le vide.
Un instant, le Dieu se substitue au féminin, puis la rime féminine reprend son statut d'aimée et d'absolu hors d'atteinte. Cependant, Eurydice est elle-même prisonnière de l'infini négatif, elle n'en est pas le synonyme comme Orphée l'a cru un instant. Inversion: Orphée se fait divin à son tour pour libérer la lumière de l'ombre, vaine entreprise comme on le sait.
L'huile de la lampe d'autrefois: la raison humaine, confondue à tort avec l'absolu par on ne sait quelle dialectique trouble et troublante. Sa lueur est le mensonge, l'opinion qui se prend pour philosophie.
D'où Parménide, retour au masculin et au Père, mais un père qui pour être ancien est tout humain. L'Etre est absent de la fin du poème, contrairement aux nombres, et aussi au Néant et à l'opinion folle. Des trois routes, seules les deux fausses semblent s'offrir réellement, offrir réellement leur mensonge. Ou bien peut-être que le nombre...
D'où l'amour, retour à Eurydice. Au Printemps qui précède l'été, ses ombres, sa désillusion, sa solitude. Le Printemps annonce l'Eté, mais l'Eté annonce la mort. Déméter et Perséphone.