À la plus obscure de toutes mes pensées. Nouvelle version avec explication
A la plus obscure de toutes mes pensées, celle que je n'ai pas osé dévisager: elle avait la couleur, ô Vérité! Ô Justice! de tes yeux dorés! Et ton visage d'ange, ma douce aimée, ma douce idée, ô toutes beautés tombées des cieux! Et tes cheveux frisés.
C'était un très ancien mensonge, je me mens comme je te mens, ô Vérité, ô Justice, c'était un amour tapi dedans la maison, qui ressemblait à la haine, car en vérité tu n'es qu'immondices, en vérité, tu prends toute la place, et me ressembles comme un frère. Et me ressembles comme un père.
O plus obscure de toutes mes pensées, fleur du mal et du désir, tu n'aspires qu'à tuer, à assassiner. Et à aimer, peut-être, peut-être, car je te mens, mon amour, comme tu me mens. Que sais-tu de l'amour mon amour? Que sais-tu de la haine, mon amour?
Ô Idée! Ô Folie!
Toute porte était fermée, et la mienne, et la tienne, l'espoir avait fui bien loin, à tire d'aile, et le ciel sans fond était bleu. Oh le beau mensonge.
La plus enfouie de toutes mes pensées fuyait obscurément, elle aimait le rouge, et la nuit, mais malgré la rime comme toi fuyait de ses ailes d'ange, de chauve-souris, toute foule.
La plus obscure de mes pensées parlait une langue que je n'ai pu apprendre, j'apprenais tout mot afin de te comprendre, toute écriture, raffinées comme barbares, toutes s'égalaient dedans ta nuit, ô pensée sans fond! Ô pensée sans forme!
L'amour est un bien beau mot, dis-tu, pour la géhenne? Qui sait? Qui sait?
La plus obscure de toutes mes pensées comme toi, ô folie, était toute refermée, comme toi, ô délire, très obstinée, et comme toi, ô amour, elle se taisait, car son âme est tant blessée! Mon oiseau, voyais-tu venir, tandis que tu voletais bien haut, la balle pour te tuer? Tendre moineau, combien je t'aime!
La plus obscure de mes pensées était rouge comme rouge est mon sang, et ton sang.
Elle parlait ta langue, et je ne savais point de quel pays tu étais, ma jolie perchée sur des talons trop hauts, sur tes jambes trop maigres, alors tu me les cachais, Vérité, alors tu te cachais, Justice.
La plus obscure de mes pensées sentait très mauvais, elle puait, et cela t'offusquait. Je te comprends mon amour et je ne t'en veux pas... Ne suis-je pas, moi, ta colère! Et le mensonge qui toujours dit vrai!
Je n'étais, en vérité, qu'immondices, je n'étais, en vérité, que très mauvaises pensées, mensonges et colères toutes entrelacées!
Mais je me trompe comme on trompe une femme, comme on te trompe, ô l'amour! tu n'es que douleur, rien qu'une douleur!
Tes dents crochus, ô chauve-souris, sont si aiguës qu'elles me coupent en deux par le milieu! Cette géhenne, il me faut la partager, tant pis pour toi, il me faut te frapper! Ah me voici bien coupable et de toute faute! heautontimoroumenos!
Oh mauvaise pensée, oh violence ennemie, oh violente ennemie! comme tu me ressembles, ô ma soeur mesquine et aigrie, ainsi qu'un vieux magot enfoui on ne sait où, oublié là, quel horrible souvenir.
Ô ma mère, ô mon désespoir, comme ta cruauté te tourmentait tandis que tu me tuais! Cruelle addition, ma mère, tu ajoutais l'oubli à la douleur, à l'effroi enfoui d'autrefois, et tout est à présent enfui! Comme je souffre de ta perte, ô toi la plus odieuse de toutes mes pensées!
Et toi Charogne! Tu oses porter mon nom et arborer mon propre visage! Ah, je me signe, comme on tire le couteau, la balle de revolver, je signe comme on tue, comme on te tue, charogne,je signe le chiffre magique, la blessure sanguinolente de la justice! tu saignes, pauvre chérie, comme j'en jouis, ah, horrible pensée!
La charogne s'est ébrouée. J'ai reconnu alors ce géant aux yeux intelligents! C'était lui, la plus mauvaise de toutes mes pensées, de son génie odieux il voulut, nouveau Samson, pousser les colonnes du temple, ce temple étroit comme une masure, ce temple d'erreur et de religion, ce temple si plein de toutes idoles, mauvaises et sataniques! Ses soeurs ne le reconnaissaient plus bacchantes infernales et puantes elles le maudissaient afin qu'il meure enfin!
Il n'avait pas la force, sans doute lui avait-on coupé les cheveux. La vérité peut-être s'était offusquée de si mauvaises manières et menue comme un doux moineau avait fui bien loin de son front d'argile.
Héros de mes jours, savant Golem, sauras-tu de nouveau un jour te dresser? Tu t'appelais: Vérité. Tu t'appelais: Justice! Ne redeviens jamais ce tas d'immondices, d'ordures, cette charogne infecte où se perd, comme l'aiguille dedans le foin, la plus précieuse de toutes mes pensées.
Ô Idée, ô Folie!
Explication, puisqu'il en faut une, je le crains: il ne s'agit bien entendu pas d'un poème d'amour, mais de la difficulté de s'avouer la haine qui fonde parfois une existence, d'où la ponctuation: "je me mens", c'est-à-dire qu'il faut entendre, presque à chaque fois, le contraire de ce qui est écrit. En tout cas l'amour et la haine, le moi et le toi, sont sans cesse identifiés, la plus profonde de toutes les pensées n'est justement pas une pensée.
Voici un être né de la colère, du chaos, de la cruauté, sa mère, son père et jusqu'à ses soeurs et frères. Il le nie et ne peut le nier, car c'est la matière dont il est fait, il est jumeau de la colère, de la peur, de la cruauté, de l'effroi.
Mais il pense, et se demande si sa pensée est faite elle aussi de cela. Et comment non, par quel miracle serait-il un supplément de tout ce massacre, de tout ce guignol? N'est-ce pas encore un déguisement, que tout cet Idéal? Il y a cependant un contrepoint angélique, comparable à Aliocha dans les frères Karamazov, mais c'est ici plus franchement un être féminin, aux jambes et à l'âme hélas peu conformes à ce qu'on attend d'un ange!
Fils de la cruauté et de la folie, il ne peut être que cruel à son tour.
Pourtant de ce tas d'ordure nait un géant intelligent. Mais il n'arrive pas à se dresser, à accoucher de lui-même.
Allusions aux légendes juives: le Golem et Samson. Le Golem n'est que vaine érudition sans le signe de la vérité, comparable à une balle de revolver. Il s'effondre, ou encore Samson est sa propre victime, faute de cheveux longs et frisés, on l'imagine du moins.
Le thème central, mal rendu peut-être: dans certaines pièces de théâtre, en particulier Ionesco, Amédée, comment s'en débarrasser, le passé, le contentieux, sont symbolisés comme poids, passivité pure. Nietzsche et le fatras de l'érudition, l'âne de Zénon de Cittium, Cléanthe. Mais on peut aussi se dire qu'il s'agit là d'un foetus trop grand pour sa maison (sa mère, sa famille, son pays), à la façon de Gulliver à Lilliput. Le résultat est le même dans les deux cas: la défaite. Le passé ne se dépasse pas vers l'avenir, peu importe qu'on ait agi ou subi.