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écrits du sous-sol 地階から
29 décembre 2016

En route vers le langage avec Wilhelm von Humboldt (version plus longue)

En route vers le langage : L'Introduction à l'oeuvre sur le kawi de Wilhelm von Humboldt

Nous trouvons dans l’Introduction à l’œuvre sur le Kavi, œuvre posthume publiée en 1836,l’expression ultime de la réflexion de Humboldt sur le phénomène du langage. Humboldt s’y efforce de le saisir dans sa singularité et sa simplicité, le langage est en soi parole créatrice et pensante, parole qu’on ne saurait réduire à la désignation de choses, ni de pensées toutes faites. Humboldt commence par replacer ce phénomène dans une anthropologie philosophique : culture et histoire sont une expression du dynamisme qui constitue le fond de la nature humaine, dynamisme qui donne naissance à des figures individuelles toujours imprévisibles. Non qu’il s’agisse de nier la spécificité du langage, Humboldt considère que c’est par ce détour qu’on la comprendra, qu’on évitera une réduction positiviste du langage à une réalité donnée, factuelle.

Mais n’est-ce pas d’emblée réduire la langue, inséparable du Tu et du Je, à une dynamique universelle en troisième personne, un souffle ?  Heidegger : « Pourquoi maintenant, Humboldt prend-il en vue la parole comme monde et aperçu du monde ? Parce que son chemin vers la parole n’est pas tant déterminé à partir de la parole en tant que parole qu’à partir de l’effort pour exposer historiquement le développement historique et spirituel de l’homme en sa totalité et, en même temps, dans son individualité concrète… Humboldt amène la parole en tant qu’elle est une espèce et une forme de l’aperçu du monde élaboré dans la subjectivité humaine. » (Le Chemin vers la parole, traduction Fédier p. 235.) Nous ne pouvons pas négliger cette interrogation et cette réponse, inséparable de la reconnaissance d’une philosophie de Humboldt, celle de l’affirmation non tant du sujet que de l’esprit, ou plutôt de la force de l’esprit, en des individualités toujours inédites.

Comme l’esthétique et la biologie kantiennes, la linguistique humboldtienne est placée sous le signe du jugement réfléchissant, de l’appréciation d’ensemble et de la remontée vers l’intériorité, ou plutôt vers l’unité de l’idée et du sensible, le déploiement de l’idée originale, qui est une force, en une figure. La langue constitue donc un troisième objet pour le jugement réfléchissant, comme à vrai dire l’anthropologie dans son ensemble. Elle n’est pas réductible à un artefact, à un produit des initiatives des individus. Il en va comme de l’histoire de l’historien, qui doit confronter sa propre individualité, sa propre imagination, à des mondes qu’il lui faut déchiffrer à la fois comme des symboles et des organismes. Ainsi le jugement réfléchissant se voit sorti de son purgatoire critique, il n’est plus seulement la traduction de notre insuffisance ou de celle du savant, il a à voir avec la nature même de ses objets, à savoir cette anthropologie irréductible à la figure de l’homme individuel. La langue ne se tient pas debout sur deux jambes, sa forme est au fond déroutante pour notre intelligence. Le jugement réfléchissant permet encore de dépasser ce qu’il y a d’insuffisant dans une certaine forme d’entendement, qui plaque sur les faits des lieux communs et s’imagine ainsi être en contact avec la prose du monde. Mais le monde n’est pas si prosaïque que cela dans la pensée de Humboldt, aimantée par la poésie un peu comme la pensée de Hegel est aimantée par la théologie et ce qu’il appelle la Raison. 

Ne s’agit-il que de rêveries ? Humboldt marche-t-il sur les nuages ? Non, les lacunes du déterminisme, si sensibles en histoire dans le passage d’un monde à un autre, révèlent la réalité, l’effectivité, de cette force, de cette spontanéité créatrice. Son foyer n’appartient pas au temps, du moins au temps des faits et de leur enchaînement. La langue est à son tour une réalité dynamique, spirituelle, qui irrigue l’individu, est inséparable de l’existence des individus, mais ne s’explique pas par eux, possède moins une antériorité sur eux qu’une transcendance. En ce sens, Humboldt est un métaphysicien, ce que je me garderai bien de lui reprocher !

La langue constitue l’objet le plus transparent, le plus expressif, au sein de cette anthropologie générale. Celui aussi où le primat de l’acte sur le produit se lit le plus facilement, dans le caractère fugace du son, inséparable du temps.

Malgré le hiatus irréductible qu’introduit la spontanéité, la liberté, la création, la métaphysique se continue dans l’interprétation, si l’on veut l’herméneutique. En effet on ne peut expliquer une langue particulière, pas plus d’ailleurs qu’une parole vraiment libre. Cela ne signifie pas que les règles n’existent pas. Ajoutons qu’une langue n’est jamais terminée, elle a à se dire, à se prêter à des entreprises toujours neuves. Elle se contente de fournir au locuteur une incitation, érotique, à rassembler et à développer l’ensemble de ses forces internes pour aller vers le grand Tout, ou Autrui.

Deux questions permettent de rendre, sinon lisible, du moins plus lisible L’introduction à l’oeuvre sur le kavi :

1. Comment comprendre que la langue constitue une individualité en soi, malgré son intrication avec la Nation, l’ethnologie ? Avec l’individu, la psychologie ? La réponse se confond avec la notion de Forme de la langue. Elle s’affirme d’un coup dans l’histoire, mais Humboldt reconnaît en somme que c’est là moins une constatation historique qu’une thèse de métaphysique qui évoque de loin la structure et le structuralisme, le rôle qu'y joue la contingence. C’est dans le développement de la parole chez l’enfant que l’on est au plus près de ce « miracle ».

2. Quel est le « mode d’existence de la langue », intriquée tant dans l’histoire que la psychologie, et pourtant distincte de ces deux domaines ? Pierre Bange est revenu récemment sur cette question et a repris cette formule qui évoque Simondon, dont Henri Dilberman semble s’être servi le premier dans sa thèse en deux volumes, son long commentaire intitulé L’Interprétation métaphysique et anthropologique de Humboldt.

La langue, explique en substance Pierre Bange, n'existe que dans le dialogue, ou encore dans l'interaction du social et de l'individu. Elle est donc interaction, elle n'a rien d'une substance, d'une chose, et pourtant c'est bien elle, la langue, qui produit l'individu. « Humboldt est le premier à avoir cherché à orienter sa recherche dans cette direction » écrit Bange, p. 235 de son livre, à savoirla philosophie du langage de Wilhelm von Humboldt (1767-1835), L'Harmattan, Paris, 2014.

Pour y parvenir, Humboldt pose une antinomie de la langue, dont la solution, de nature kantienne, revient à reconnaître à la langue une prééminence sur l’individu, mais sans dissoudre l’individu dans la langue ou la nation.

On ne saurait pour autant réduire Humboldt à un schéma général, métaphysique et pneumatique, plaqué sur la langue et les langues. Il a su s’affronter à la plupart des problèmes que rencontrera la linguistique, de Saussure à Chomsky et Benvéniste. Selon Humboldt cependant l’orientation, l’individualité d’un idiome, précède et explique la règle, elle se confond avec l’imagination symbolique propre à cet idiome.

Jean Quillien : Humboldt a en somme assigné une place au structuralisme au sein de la réalité du langage avant même le développement de cette doctrine ! On retiendra en particulier les analyses humboldtiennes de l’imagination linguistique, du plus superficiel et externe, l’imitation, jusqu’à l’analogie, le procédé le plus linguistique, en passant par le symbolisme.

Ainsi la langue, ou les langues, sont plus ou moins linguistiques dans leurs procédés. La langue a à s’affranchir de ce qui n’est pas encore elle, à substituer à l’ordre du monde son ordre propre, ce qui culmine dans la poésie, qui en somme assimile mais n’accommode guère. Les psychologues me comprendront peut-être.

La langue irrigue la pensée individuelle, à défaut de pouvoir penser par elle-même, car sans la parole, la langue n’existe tout simplement pas, sinon comme une abstraction savante. La langue est en soi communauté habité par un esprit commun, communauté se faisant dans l’échange linguistique, sorte d’impossibilité devenue réalité. Nous parlons tous le langage des anges, ou presque !

Humboldt ne réussit pas réellement à conjurer le dualisme. En particulier le dualisme de l’invention et de la tradition. En droit la langue n’est qu’invention, dans les faits elle naît d’une autre langue, comme le français du latin ou de l’ancien français.

La forme de la langue se dédouble à son tour en une forme externe, le son expressif, le signe, les lois et les règles, et une forme interne, pure inspiration distincte de ces formes et capable en droit de les réformer, de les renverser. Néanmoins il y a une affinité entre la forme interne et la forme externe qu’elle s’est créée à la manière d’un organisme. La forme interne a partie liée tant avec l’imagination symbolique qu’avec la pensée en général, l’entendement, d’où bien des vacillements tant chez Humboldt que dans sa réception, de Whorf à Chomsky !

Plus profondément encore, l’esprit humain est condamné au dualisme car il est incapable de saisir la création elle-même et donc la simplicité, la systématicité absolue, de la langue, ou de certaines langues, les plus valables, comme le grec ou le sanscrit. Mais c’est dans les langues les plus imparfaites que l’on lit le mieux l’effort de l’idiome vers la forme, et aussi la préexistence de la forme par rapport aux formes. De même, le mot est irréductible à son étymologie en ce sens qu’il est pour l’idée, pour la signification. Mais ce moment idéel est inséparable en réalité tant d’une histoire et d’une spécificité, une tradition, que d’une certaine orientation de l’imagination. Pour donner un exemple, on peut imaginer une langue qui exprimerait toutes les relations et toutes les idées morales et même logiques, à partir d’un nom d’animal, ou de celui d’une partie du corps humain.

A l’inverse, le chinois brille par l’absence presque totale de grammaire, il exprime ainsi la logique par une absence, lui conférant ainsi la plus haute pureté, et la plus haute abstraction. Le chinois ne dit rien de la logique, il n’a pas vraiment de grammaire propre, et par conséquent il est au plus près de la grammaire universelle. En termes plus techniques, la langue chinoise satisfait la condition universelle de distinction du moment formel, catégorial, de la pensée et du contenu, mais dans la mesure toute paradoxale où elle renonce presque totalement à exprimer les rapports logiques par des signifiants distincts. L’implicite y règne donc en maître,elle n’a pas non plus développé d’analogies en raison de sa nature monosyllabique (ancien style). C’est moins une langue qu’une non-langue, le reflet inversé du sanscrit. Et pourtant le chinois n’est pas un produit de l’entendement individuel, il manifeste de manière extrême et originale l’une des possibilités du langage en général.

L’introduction constitue-t-elle le discours de la méthode linguistique, méthode réfléchissante? Seulement dans cette mesure, finalement assez cartésienne, où la méthode est inséparable d’une métaphysique, d’un exposé sur la nature profonde du langage qui se continue sans rupture - c’est du moins ce que voudrait Humboldt - dans des analyses et des notions plus techniques. De fait, sans exigences communes, sans lois communes, la traduction serait impossible, ou plus impossible encore. En réalité, il est pourtant possible de se situer, comme par un saut, du point de vue de l’autre qui n’est qu’une expression du Même, l’absolu. Mais cette entreprise constitue toujours un semi-échec, car nous restons malgré tout en nous-mêmes. Toute compréhension est incompréhension.   

 

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  • Confiné dans mon sous-sol depuis mai 2014, j'ai une pensée pour tous les novices du confinement! Mais comme j'ai dit souvent, tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre...
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