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écrits du sous-sol 地階から
12 juin 2015

disparues IV

DISPARUES IV

 

J'avais dû moi aussi m'endormir. A présent, je me réveille. C'est difficile. C'est une étrange idée que la réincarnation, et une chose plus étrange à vivre encore. On perd si vite l'habitude d'être quelqu'un, et il est si facile de dormir. De ne plus penser. Les pierres y arrivent très bien, et beaucoup de gens. Qui aime penser ? Qui aime être soi ? Finalement, les Bouddhistes n'ont inventé qu'une sorte de mutation d'office, avec ses fonctionnaires du Néant, qui ressemblent à des employés de la SNCF qui vous feraient descendre d'un train pour monter dans un autre. Mais ces employés là vous expliquent en prime que vous n'existez pas vraiment, que vous êtes une illusion, et le voyage aussi. Ils vous disent du mal de la pensée, on ne sait pas trop pourquoi. Cela plaît. C'est comme une caresse. Ils n'aiment pas non plus le désir. Ils sont pourtant pleins de compassion. Ils en débordent. Ils vous sussurent qu'il suffirait que l'illusion que vous êtes s'accepte comme telle, et alors tout s'évanouirait. Y compris la gare et les aiguillages. Et les voyageurs. Une dizaines de bombes H produiraient le même effet, mais ce serait moins romantique.

Me voici en tout cas dans la peau d'un Alsacien. J'habite quelque part entre Mulhouse et les Vosges, au milieu des chevalements et des puits de potasse abandonnés. Oui, je suis à Wittels. La preuve, je me suis vu, parmi les flacons de soin et les coupe-choux, sur fond de maisons basses, dans le miroir de ce coiffeur de la grande rue. Il y avait là des gens qu'on ne verrait pas ailleurs, ce peuple de droite, cossu et sans culture. Ces Alsaciens, qui font penser à des Bavarois ou des Texans, et qui ont peur des Arabes, et des Turcs.

Je suis rentré chez moi, à présent. Je vois les Vosges de la fenêtre. Et les mines abandonnées depuis peu. La potasse. Ma mère y travaillait. Enfin, dans les bureaux. Du côté qui donne sur l'Allemagne, j'ai fermé les volets. Il y a des travaux. Et puis j'aime me sentir à moitié en suspens au-dessus du monde. Cela m'aide à retrouver Violaine. Dans mes souvenirs. Violaine. Une fois les volets clos, mon corps n'est plus qu'un point de passage, de moi à moi. J'ai parfois envie de sortir de chez moi, de quitter Wittels, ou la région de Mulhouse. J'y renonce vite. Ce serait comme quitter une seconde fois celle que j'aime. Elle n'a jamais voulu réellement de moi. Les gens ont du mal à m'accepter, même si je fais partie du décor. Le vent fait tourner, ainsi que des moulins, ces grandes roues en panne qu'on appelle des ventilateurs. J'ai un drôle d'accent. Ce n'est plus celui de mes Polonais de parents.

Il est presque midi. On a sonné à ma porte, et c'est ce qui m'a réveillé. Ça où les scooters trafiqués, de toute façon, qu'est-ce que ça change ? J'ignore encore qui c'est. J'ignore encore que c'est le Pasteur Dreyer. Et bien entendu j'ai tout oublié de son double magnifique, le Pasteur Meyer. Je ne me souviens pas non plus avoir traîné de pénibles adolescences autour du Centre Beaubourg. Je ne sais plus rien de Paris. Je suis Alsacien, je suis Alsacien. Ou à la rigueur Polonais.

Qu'il est curieux pourtant de n'avoir qu'un effort à faire pour me souvenir à la fois de toutes mes vies. Un autre effort encore, et je les oublie toutes, sauf une. Je m'obstine à appeler cela le présent, comme si le mur de parpaings qui me sépare encore de l'avenir, je ne venais pas de le feindre à l'instant. Pendant que je dormais auprès de Kazué. Oubliée Kazué, envolée, elle a moins de réalité à présent qu'une morte. Même mon grand amour, qui me faisait tant souffrir par l'évidence de son absence. Roberta. Elle n'a jamais existé Roberta, je vous le dis. Ou c'est tout comme. Elise et Laura, c'est différent. Je n'ai jamais désiré leur donner la moindre consistance. Aussi n'ai-je pas essayé. Voilà encore une raison pour qu'elles m'en veuillent, s'il en était besoin. Oui, Elise, je plaide coupable, mais que veux-tu ? Si je n'en sauve qu'une, ce sera Feiwu. Là, ce fut vraiment ma faute. Je n'avais pas su deviner. C'était pourtant clair.

Je me souviens de tout. Même de mes oublis. Paris n'était plus pour moi qu'un nom, une promesse. A l'Ouest. Complètement à l'Ouest. J'aimais me dire que j'aurais réussi ma vie, si seulement, si seulement, j'étais né à Paris. Oui, quelle chance j'aurais eue. Paris était une promesse, faite à un autre que moi. Tout à l'Ouest, et j'étais à l'Est. Mal orienté, en somme. Alsacien, pas même Strasbourgeois, ni Mulhousien. Wittels, ah quel malheur. Alsacien, Polonais, Arabe. Juif. Je me plains, je me plains, les gens sont racistes, tout de même. La Banlieue, oui, groß malheur. Surtout la banlieue de Mulhouse.

Alexis Avramiewicz, c'est le nom de mes cinquante ans. Je me souviens de tout. Je travaillais. Un peu. A la déchetterie. Une affaire de curés. Ça devait leur rapporter bezef, même s'ils disaient que non, que c'était par bon cœur. Le Pasteur aussi, il disait que c'était par bon cœur. Le Christ, il est mort sur la croix pour nous aussi, les Juifs, et même pour les Musulmans. S'il y en avait à l'époque. Mais paraît qu'il n'y en avait pas.

Le Pasteur, je veux dire Dreyer, quêtait ce jour-là pour les malades du Sida. Je lui ai dit que je ne donnerais rien parce que je n'étais pas protestant. J'étais catholique, voilà, comme tout bon Polonais. Il m'avait réveillé, avec son Dieu. J'étais de mauvaise humeur. Il était venu me vendre du bon Dieu, et il m'avait réveillé. Le Pasteur m'a répondu qu'il n'était pas raciste, et que je pouvais lui donner une pièce de dix francs, comme tous les autres. Et tant pis si je n'étais pas de la Paroisse, vu que les francs avaient cours sur tout le territoire. En attendant la monnaie européenne.

Je me fichais pas mal du Pasteur Dreyer. Et du bon Dieu. Et des Ecus et autres Euros. Moi, je ne songeais qu'à Violaine. Ah, Violaine. Dix ans déjà. Je l'ai connue encore jeune, puis elle devint une belle femme mûre, d'allure bourgeoise. Des yeux bleus. Une fois, je l'avais presque embrassée. Elle ne s'était pas laissé faire. Je l'aimais. Cet amour illuminait ma vie et en faisait le désespoir. Ou bien excusait ce désespoir. Alors, pas besoin du Christ, puisque j'avais Violaine. Puisque je ne l'avais pas, corrigea le Pasteur, habile théologien.

Ce baiser inaccompli, c'était la modification qui avait changé le sens de ma vie. Ou qui lui en avait donné un. Peut-être avait-elle voulu m'enseigner quelque chose ? Mais fallait-il chercher si loin ? Je lui avais déplu. Voilà tout. C'était de toute façon délicieux.

Et atroce. En fait, elle se moquait bien de moi, et le Seigneur tout autant. Alors j'ai demandé à ce presque prêtre, à ce Pasteur qui devait avoir à peu près mon âge, et même un peu plus, ce qu'il en pensait. Il m'a dit que lui aussi avait eu des malheurs, mais que la confession n'existait pas chez les Réformés. Seulement la Prédestination. Puis il s'est éclairci la voix, et m'a expliqué que je m'étais trompé, que Violaine n'y était pour rien. En vérité, c'était moi qui avais nourri le mal, moi seul. J'avais voulu être le plus fort, et cette volonté, qui était péché, je l'avais baptisée « amour ». Je m'étais abusé, j'avais essayé d'abuser Violaine, et elle avait refusé ce mensonge. Mais il était là, il pouvait m'aider bien sûr, et alors ces dix francs ?

Amen, lui dis-je, en lui tendant la pièce blanche et jaune. C'était son métier, je ne pouvais pas lui en vouloir. Combien de fois déjà lui avais-je raconté mon histoire ? Notre numéro était bien rodé, il n'amusait que nous. Je connaissais Dreyer depuis toujours, Wittels est une si petite ville. Deux fois par semaine, il venait me vendre du Dieu. De la spiritualité. D'habitude je le priais d'aller se faire voir ailleurs avec son étrange marchandise. Vraiment étranges, quand on y pense, toutes ces histoires de guignol. Mais voilà, on n'y pense pas. Surtout pas les croyants. Mais ce jour-là, j'allais vraiment mal, et puis, je l'ai dit, il m'amusait, avec ses sermons bizarres. Ou bien était-il sur le point de me convertir ? En tout cas, j'avais besoin de parler. De parler de Violaine, de donner une nature définie à cet amour sans queue ni tête. Sans queue surtout.

Etait-ce à cause de la Religion et de ses promesses ? L'idée commençait à poindre en moi d'aller à Paris retrouver Violaine. J'ai voulu en parler à Dreyer, et puis je n'ai pas osé. Il m'aurait dit que Paris était une si grande ville. Je lui aurais répondu que pour cette raison y rencontrer Violaine eût été un grand signe. Même pour elle. Oui, elle aurait compris. C'est-à-dire qu'elle m'aurait compris, elle aurait compris mon cœur. Qui sait, elle aurait commencé à l'aimer ? Je lui aurais répondu tout cela au Pasteur, en m'exaltant de plus en plus, et pourtant sans y croire. Alors, convaincre Violaine, quelle blague ! Je le savais, au fond. Au fond ? Ce n'était même pas si profond que ça. Et puis, aurais-je dit, c'était une ultime tentative, si elle échouait, je saurais renoncer. Cela aurait donné à réfléchir au Pasteur, mais il aurait fini par me dire, tant Paris était pour lui une autre Babylone : « non, Alexis, non, Avramiewicz, n'y allez pas. Jurez-moi, Alexis, pour votre propre bien, que vous n'irez pas à Paris. »

Oui, une seconde Babylone, c'était cela. Et puis, moi, j'y serais quand même allé, à Babylone, j'y aurais retrouvé Violaine, au musée du Louvre, et tous les deux, on se serait aimés, d'abord, pour commencer, dans les toilettes du musée. N'est-ce pas, Pasteur, que ça t'en bouche un coin ? Babylone, Babylone, je t'en foutrai, moi, des Babylone. Et aussi le cul de Violaine, je le foutrai, je le lècherai, du bout de la langue, ce fessier si longtemps refusé, si gros, si rond. Mais oui, ses fesses, les fesses de la si belle Violaine. Pasteur, je ne t'inviterai pas, tu ne voudrais pas. Toi, tu as le Christ, et ta vieille dévote d'épouse. Mais qui sait ? Ce sont des culs aussi beaux que celui de Violaine qui, autrefois, ont donné au Pasteur, et à ses pareils, l'idée du Paradis. Et surtout des culs que l'on vous a refusés. A Paris, Violaine se donnera à moi, sous le soleil, du côté du Boulevard Saint-Germain, qui lui ressemble peut-être. Je l'imagine, moi qui n'y suis jamais allé, à sa semblance. A celle de son cul, que je n'ai pourtant jamais vu non plus.

C'est étonnant, mais tout s'est passé ainsi. Je parle de la conversation que j'ai eue quelques jours plus tard avec le Pasteur, parce que, pour ce qui est de Paris et de Violaine, il en est allé autrement. Violaine, je ne devais jamais la revoir. Peut-être avait-elle quitté Paris. Ou n'y était-elle jamais allée. Le Pasteur, en revanche, je n'ai plus arrêté de le rencontrer. Partout. A Wittels. A Mulhouse. A Paris. Il était peut-être aussi à Babylone, le saint homme. C'est ainsi, la Religion. Ça console. Un peu. A peine. Ça se veut essentiel. En tout cas, ça prétend remplacer tout le reste. Mais ça ne fait pas beaucoup illusion. On essaie d'y croire. Oui, y croire. Mais je n'ai jamais étudié ces choses. Je ne suis pas un intellectuel.

 

Je suis donc allé à Paris. C'était le début de l'été. J'avais retenu une chambre dans un hôtel des Buttes-Chaumont. Je suis sorti du métro, j'ai marché longtemps le long des grilles. Il était déjà plus de dix-huit heures. Le soleil jouait avec les barreaux et leurs ombres. Quand on marchait très vite, cela faisait une sorte d'arc-en-ciel. La grille n'en finissait pas, où s'arrêtait-elle ? Je m'étais trompé de direction. Déjà, dans le métro, j'avais eu du mal à comprendre qu'il y avait une ligne 7 bis, différente de la ligne 7.

Je suis revenu sur mes pas, et j'ai fini par trouver l'hôtel, à l'angle d'une rue qui dévalait vers le centre de Paris. Pourtant, elle restait immobile, comme figée dans sa hâte, et le bâtiment avait l'air de bien tenir sur ses jambes. Au loin on voyait la tour Eiffel. Elle paraissait maigrelette, esseulée. Oui, de loin, elle faisait pitié. Il était à présent presque vingt heures. La patronne était grosse, et revêche. Mais j'ai l'habitude de ce genre de personnes, j'en ai connues beaucoup dans mon patelin. Il n'y en a pas qu'à Paris, il ne faut pas croire. Et puis j'avais l'air si empoté qu'elle a un peu souri. C'est vrai que je n'ai pas l'habitude de voyager. Il me faut une bonne raison. Elle m'a fait une sorte de compliment, elle m'a dit que j'étais plus malin que je voulais bien m'en donner l'air. Je devais lui rappeler les hommes de sa jeunesse, les Français mal dégrossis des années cinquante.

« Plus malin que vous voulez vous en donner l'air .» C'était une drôle d'expression, en apparence convenue, en réalité plutôt inhabituelle. Affaire de nuance ; finalement, la langue aussi, c'est bizarre quand on y pense. Mieux vaut ne pas y penser. Ou on passe vite pour un hurluberlu. Je ferais mieux de m'intéresser aux gens, mais là, je dois dire que j'ai du mal. J'ai peur de trop les aimer, peut-être, comme cela m'est arrivé avec Violaine, sans que je sache pourquoi. Elle était belle, avec ses yeux clairs et son teint vif. Elle travaillait à la librairie de Wittels. Puis son mari l'a quittée pour une autre, la librairie a fermé. Je ne crois pas que les gens de Wittels lisent beaucoup de livres. Pourtant, ils pourraient, la vie y est ennuyeuse, malgré les cafés. Et les églises. Il y a la télévision, c'est vrai. Qui m'a dit un jour que Violaine était de mère suédoise ? D'autres la disent irlandaise. Elle a au visage quelques taches de rousseur.

La chambre était minuscule, et torride en cette saison. Comme sans doute aussi les chambres des années cinquante, en été. Quel temps faisait-il l'été 1950 ? Il y avait un simple lavabo, avec une serviette et un savon, en guise de cabinet de toilette.

Cette nuit-là, j'eus du mal à m'endormir. Je ne le fis sans doute qu'au petit matin. Je me suis réveillé tard, comme toujours, vers dix heures. Puis je suis sorti de l'hôtel, j'ai marché un peu au hasard. Je me disais que, peut-être, Violaine, qui ne figurait pas dans l'annuaire de Paris, travaillait dans une librairie du quartier. Oui, peut-être qu'elle était de nouveau libraire, mais à Paris. Seulement, je n'ai vu aucune librairie. Juste une boutique de journaux et de fournitures scolaires. Elle était tenue par des vieux. L'homme portait une barbe trop longue et une blouse. Aucune trace de Violaine. Je suis même allé la chercher dans un bistrot. Elle n'y était pas. Il y faisait chaud, je voulais commander un café, et j'ai bu deux bières. Ou bien trois. La tête me tournait quand je suis sorti. Je ne sais même plus si j'ai payé mes demis. Il y avait aussi un ou deux pastis, je crois. Dehors, toujours pas de librairie, mais beaucoup d'enseignes en arabe, des boucheries hallal surtout, quelques gargotes. Puis il y eut d'autres enseignes, une autre écriture, une autre langue. C'était un quartier chinois, ou plutôt un quartier en voie de sinisation. Ou bien encore deux quartiers mélangés, surimposés l'un à l'autre, par un phénomène plus photographique que temporel. Encore du temps figé, me dis-je, car il me semblait qu'il y avait un lien évident avec la rue de tout à l'heure, la rue qui courait sans bouger. Je ne me rendais pas compte que j'étais de nouveau, après quelques détours, dans la même rue. Juste un peu plus loin. La rue de Belleville. J'étais saoul, je ne pouvais plus en douter. J'aperçus, de nouveau, la silhouette noire de la Tour Eiffel. Quelle chance avais-je de rencontrer Violaine dans le quartier chinois ? Si elle était bien à Paris, ses goûts avaient dû la conduite vers l'Ouest, vers les beaux quartiers. Passy, Neuilly, ou plus loin encore, Le Vésinet, Chevreuse, Maisons-Lafitte. Peut-être bien Saint-Germain-en-Laye. Je connaissais ces noms, pour les avoir lus dans les livres, les journaux, sur les cartes. Il y avait encore Versailles. Je la voyais bien à Versailles. Oui, sûrement, elle habitait Versailles. Que faisais-je alors à Belleville ?

J'avais beau désirer habiter la ville qu'elle habitait, même rendu à Paris, je me tenais au plus loin d'elle. Je la respectais trop. Je le lui avais dit, et pourtant je n'avais pas pu lui dire grand chose dans notre vie. Mais après tout, elle aussi, il lui arrivait, je suppose, de dîner dans un restaurant chinois. En trouvait-on tout à l'Ouest de Paris ? A Versailles ? Je n'en savais rien. Comment Violaine, cette Versaillaise, avait-elle daigné habiter la même ville que moi, pas même Mulhouse, mais une lointaine Cité du bassin potassique ? Quelle chance j'avais eu de la rencontrer. J'avais tout de suite aimé violemment son bassin à elle, et tout aussi vite, elle m'avait détesté. Pourquoi la chance ne me sourirait-elle pas une fois encore ? Je m'attendais presque à la voir sortir d'un de ces immeubles délabrés, descendre les quelques marches dont la rue se trouvait bordée. Cela m'était arrivé à Mulhouse. De chez qui sortait-elle ? De chez mon ami, me dit la cruelle. Je la démoralisais, s'excusait-elle, ce n'était pas ma faute, mais j'étais si ennuyeux, avec mes mots d'amour et ma petite vie. Elle en avait déchiré de mes poèmes. Ils ne lui plaisaient pas. Elle était si sincère. A la fois franche et distinguée, c'est rare. Elle me dit que même l'amitié eût été de trop entre nous, que de toute façon, n'est-ce pas, ce n'était pas cela que j'attendais d'elle. Elle ne pouvait rien pour moi. Il se trouvait qu'elle était tout pour moi. Soit, me dit-elle, mais était-ce sa faute ?

J'avais, sans m'en rendre compte, dépassé depuis longtemps le quartier chinois. Je ne savais pas qu'il en existait un autre, beaucoup plus ancien, au-delà de la place de la République, de la statue verdâtre et trapue qui fermait ma perspective. C'était la première fois que je voyais Paris, et ses monuments ne m'intéressaient guère. A ma droite, un canal semblait disparaître sous mes pieds. Un peu en contrebas, je vis de pauvres bosquets, un réverbère, un banc. Un homme somnolait là. C'était le Pasteur Dreyer.

Que faisait-il là ? Y chassait-il la paroissienne ? Le travesti ? Nous étions loin pourtant du Bois de Boulogne. Je m'assis à ses côtés. Il sentait l'alcool. Le pastis. Comme moi. Moins que moi, tout de même. J'attendis, peut-être un quart d'heure, qu'il se réveillât de lui-même. Il ne fut pas du tout étonné de me voir. Comme je le moquais, il me dit qu'une fois de plus je le prenais pour un prêtre, pour un catholique. Lui avait le droit, et même en quelque sorte le devoir, d'assouvir ses besoins naturels dans les liens, sacrés, du mariage. Oui, avec Mme Dreyer. Tout simplement. Dans ces liens, sacrés, et dans ses bras, profanes. Il n'avait donc nullement besoin de courir le guilledou. Et de se saouler la gueule, c'était dans les Ecritures aussi ?

De toute façon, cela ne m'expliquait pas ce qu'il faisait à Paris. Ses propos étaient confus. Sans doute cherchait-il à m'égarer. Se pouvait-il qu'il soit venu là pour me surveiller ? Etait-ce, de son point de vue, une marque d'amitié ? Souvent les Protestants s'essayent à convertir les Juifs et les Athées, du moins à les aimer. Et même, Dreyer n'était-il pas un peu pédé ? Lui parlait d'un colloque, qui se tiendrait dans quelques jours à la Mutualité. Je ne savais pas où c'était. Un colloque sur quoi ? Sur Dieu, évidemment. Un tel thème ne laissait que peu de place à la contestation. Je voulus savoir si Dieu viendrait en personne.

« Ce n'est pas la peine, me dit le Pasteur, car Il est déjà partout. Donc aussi au colloque. Surtout si on doit parler de Lui. Et on En parlera, soyez-en sûr. J'espère que l'Esprit soufflera sur nous, que Sa lumière nous éclairera. »

Il se foutait de moi. Que faisait-il sur ce banc, au lieu d'être à l'hôtel ou au restaurant ? Dans un musée ou une bibliothèque ?

Dreyer n'avait rien de l'autorité un peu animale de Meyer. C'était un petit homme grisonnant, que j'avais connu très brun, il y avait de cela quelques années. Il portait la barbe. Enfin, c'était plutôt un collier, destiné sans doute à corriger la rondeur de son visage. Ses gestes étaient précis, ils hésitaient entre la sécheresse et un certain maniérisme. Il possédait même une sorte d'exubérance. Pas tellement dans les gestes, ni dans le verbe, abondant mais rigoureux. Non, c'était son intellect qui allait toujours un peu plus loin qu'il n'aurait dû. C'était au fond du dogmatisme, et il me plaisait de croire que cela le faisait ressembler à quelque Cardinal italien. C'était, je suppose, le seul Cardinal italien que de ma vie je connaîtrais jamais. Je le lui ai dit, et il a semblé flatté. Il a rosi, comme une femme sanguine à qui l'on a fait un compliment un peu vif. Violaine, par exemple. On a parlé de l'Alsace. A Paris, lui dis-je, c'était comme si elle s'était abîmée d'un coup dans le néant. Ne se sentait-il pas, comme moi, orphelin, malgré la statue de Strasbourg, juchée sur le toit de la gare de l'Est ? Il avait pris le train, lui aussi, mais ne l'avait pas remarquée. Je me surprenais à chercher, en vain, la silhouette des Vosges. A vrai dire, pourtant, ces Buttes-Chaumont... Mais non, c'en était la caricature. N'avais-je donc jamais quitté mon trou, s'inquiétait Dreyer. Il ne se souvenait plus avec quelle véhémence il avait voulu me dissuader de venir ici. L'air de la grande ville l'avait changé, je le constatais avec tristesse. Que faisait-il là, en réalité ? N'avait-il voulu m'interdire la grande Babylone que pour mieux s'y perdre, loin de mes regards ? Sans doute ne le saurais-je jamais. Il multipliait à loisir les alibis. Il venait de se découvrir dans le quartier une vieille cousine esseulée. Il me dit encore qu'il n'y avait pas que les enseignants qui avaient droit aux vacances, et qu'en Alsace le Concordat accorde aux Pasteurs un statut très comparable au leur. Il essaya de détourner la conversation : n'avais-je pas enseigné quelques mois le français dans un collège ? Il avait bien fallu que je vienne à Paris passer l'oral du Capes. Mais non, il le savait, je n'avais jamais passé le Capes. Je n'avais été que vacataire. Je n'avais même pas eu besoin d'aller jusqu'à Strasbourg. Peut-être que mon dossier l'avait fait à ma place. Mais peut-être aussi n'était-il pas allé plus loin que Colmar, que l'Inspection académique.

« Ne soyez pas triste, me dit Dreyer, moi non plus je n'ai pas beaucoup voyagé. Je ne suis pas bien riche, et à part l'Allemagne et la Suisse... »

Nous tournions alors autour de l'immense allégorie de la République. Nous ne savions pas où traverser.

« Et que faites-vous à Paris ? » lui ai-je demandé.

Il se troubla un peu, beaucoup moins en tout cas que je ne l'avais espéré. Cet homme ne devait pas avoir beaucoup de vices, me dis-je. Mais je me dis aussi que j'avais le temps de changer d'avis sur son compte avant que nous soyons tous deux de retour à Wittels.

Qu'y avait-il de si étonnant à sa présence à Paris ? Pourquoi revenais-je toujours à cette question ? Tout le monde vient un jour ou l'autre à Paris. C'est la capitale, et une fort belle ville. Et puis, puisque je voulais tout savoir, il m'avoua que c'était moi qui lui avait donné l'idée de venir.

Voulait-il donc à ce point veiller sur moi ? Nullement. J'inversais les rôles puisque, après tout, c'était moi qui m'étais assis à ses côtés, alors qu'il s'était assoupi en s'essayant à méditer. Bien sûr, il n'était pas impossible qu'il ait eu l'espoir (mais ce mot était trop fort et trahissait sa pensée) de me rencontrer par hasard. Il se considérait comme mon ami, nullement comme un ange gardien. Certes, je ne logeais pas loin de son propre hôtel. Mais il ne fallait pas exagérer, ce n'était pas le même quartier. Trois stations de métro. Il avait donc vérifié sur le plan ? Je lui ai dit que je n'avais pas envie de l'avoir sur le dos pendant un mois, et que je ne me laisserais pas faire. Mais lui voyait les choses autrement. Il était là, à portée de main si j'avais besoin de son aide. Mais il ne s'imposerait pas. Et puis, n'était-il pas Pasteur, après tout ?

Je poussai un bêlement. Bêêê. Il sourit. Je me suis demandé dans quelle mesure je n'étais pas en train de jouer son jeu. N'avait-il pas déjà retrouvé l'onction d'un bon berger ? Qui aimerait être aussi seul que j'étais seul ? Je découvrirais bientôt que la solitude est plus insupportable à Paris que partout ailleurs. Il avait l'air bien renseigné. Il me dit que je me sentirais bientôt, dans cette ville immense, comme au fond d'un puits. Etait-ce une prophétie, ou une malédiction ? Une malédiction amicale peut-être. Cela existe-t-il ? Bien sûr, il avait raison, je ne pouvais pas plus plaire à Paris que je n'avais plu à Violaine. Dans quelle mesure ne désirais-je pas errer dans ces rues, une ombre dans un décor de théâtre ? Fouler du moins le sol que foulait Violaine. Me faire des souvenirs comparables aux siens.

Dreyer éprouva le besoin de préciser le thème du colloque auquel il était censé participer. Peut-être venait-il de l'inventer à l'instant. Dieu comme homme, entièrement homme. Je lui ai alors demandé si selon lui les hommes de Dieu étaient si souvent homosexuels parce qu'on avait travaillé, dans leur enfance, à tuer leur désir pour l'autre sexe, ou bien, si au contraire, le thème de la communion de l'Humanité dans le Christ parlait plus aux homosexuels qu'aux autres. Il a eu l'air gêné, mais rien n'indiquait qu'il se sentait personnellement concerné. Il a parlé du célibat des curés, sans doute pour mieux me convaincre que le problème que j'avais évoqué ne concernait guère les Pasteurs. Il m'a dit que les femmes faisaient elle aussi partie de l'Humanité du Christ, puisqu'elle était universelle. Puisqu'il était l'Universel. Il s'est étonné, perfide, que je ne parle plus de Violaine.

Nous traversions des rues ensoleillées et vides. Il m'apprit que nous étions en train de longer par le côté Est le Conservatoire des Arts et Métiers. Midi était passé depuis longtemps, et nous avions faim.

« Pasteur, lui dis-je, tout Chrétien que vous soyez, il faut pour trouver à Paris de telles solitudes que vous soyez, comme moi, bien peu aimé de la vie. Que faisons-nous ici, dans ces rues qui ne mènent nulle part ? Pouvez-vous me l'expliquer ? Regardez-moi cette espèce de façade en trompe-l'oeil, tellement ique que c'en est à pleurer. »

Lui prétendait m'avoir suivi. Etait-ce sa faute si j'avais tout fait pour fuir la foule des boulevards ? C'était un moment étrange, j'avais l'impression qu'il ne dépendait que de nous de retrouver cette vie que tous deux, chacun à sa façon, nous fuyions sans cesse. Même à Paris. Nous nous sommes assis au bord du trottoir, il n'y avait pas à avoir honte, personne ne passait. Le Pasteur méditait ce que je venais de dire.

« Peu aimé de la vie ? Au bord de la vie, plutôt, sur ses lisières. Et après ? Y a-t-il grand mal ? On a élevé des tours, et même des monastères, pour la mettre à distance, la vie. Einsamkeit, meine liebe Heimat. Einsamkeit. C'est tout un art, de savoir être seul partout. Et combien de gens se croient accompagnés alors qu'ils sont plus seuls que nous ? »

« Oui, lui dis-je, nos vies si renfrognées et si modernes. Pas facile de se sentir proche des autres, même si nous vivons tous de la même manière. Quelle manière ? Moderne, avec nos autos et nos télés, nos téléphones. Mais est-ce bien la peine que vous en rajoutiez ? Vous appelez « Dieu » votre sentiment de solitude. C'est votre droit, Pasteur. Vous savez, il y a des gens qui n'ont même pas besoin de ce mot pour aimer à vide, pour aimer le vide. C'est qu'ils trouvent une sorte d'ivresse à être seuls, tout seuls, un peu comme en haute montagne. Au fond, vous êtes comme moi. Un vieux garçon. Marié, mais un vieux garçon. Pasteur, sauriez-vous draguer une femme ? »

Il prétendit en être capable, mais ne pas en ressentir le désir. Je lui dis que je ne doutais pas que, tout comme moi, il fût capable de se faire jeter par toutes les salopes de la création. Il eut alors une réaction inattendue. « Je ris, dit-il. Oui, je ris. Ah, si vous saviez. » Il me donna l'impression d'ébaucher un sifflement, ou peut-être un nom, sans qu'aucun son pourtant ne sorte de ses lèvres. Etait-ce vraiment celui de Violaine ?

Elle était si loin de moi, et en même temps son nom était comme un froid qui habitait mon cœur. Dreyer prétendait-il qu'elle lui avait fait des avances ? Et il me laissait deviner s'il avait, ou non, cédé. Je sentis des écailles tomber de mes yeux. Mieux, je me dis que j'avais toujours su, ou du moins que je m'en étais toujours douté. Quelqu'un en moi, très loin, désirait étrangler cet homme en complet gris. Je me suis levé, avec la vague idée de le piétiner. Je vacillais sur mes jambes. Etait-ce l'alcool ou la colère ? Je me croyais pourtant dessaoulé. Je lui ai décoché de toutes mes force d'ivrogne une bourrade, que je pensais formidable, et qui ne l'a pas fait ciller. Je me sentais tout mou, j'avais la larme à l'œil. Devais-je revenir à la charge ? Allions-nous rouler à terre comme deux chiffonniers, deux vagabonds ? Il me regardait, l'air apeuré et goguenard. Je suis parti, aussi vite que je pouvais, dans la direction de la République. Violaine, Violaine, là, c'en était trop. Je ne t'aimais plus, tu me dégoûtais. J'avais le choix. Ou je t'oubliais, ou je me voyais condamné à imaginer sans cesse tes étreintes avec d'autres que moi. Avec ce répugnant Pasteur, qui représentait tous les autres. Ceux que tu avais élus, ceux que tu avais repoussés. Je ne pouvais t'aimer que pure, afin que tu sois tout de même un peu à moi.

Que j'étais raisonnable ! Cela m'étonna. Oui, je me voyais délivré de Violaine par la peur d'une folie plus grande, par la peur de la jalousie, ou plutôt de ce qu'il y a d'obscène dans ce qu'imagine la jalousie. J'avais peur cependant que cette issue ne fût que provisoire, que je lui pardonne, pour avoir le droit de continuer à l'aimer. J'avais ralenti le pas et Dreyer, qui m'avait rattrapé, marchait à ma hauteur, sans rien dire encore. Nous étions si vieux. Oui, deux vieux compères, l'Eglise et la Synagogue, sur les traces de la même chienne. J'en étais sûr. Dreyer m'avait suivi, jusqu'à Paris, dans la peur et l'espoir que je la retrouve. Lui aussi l'aimait, ou du moins la désirait. J'avais déjà oublié que je le soupçonnais, quelques minutes auparavant, d'être homosexuel. Comment savoir la vérité, de toute façon ? Je lui ai demandé de me laisser seul, de me laisser tranquille. Et cependant je me retenais pour ne pas lui demander de précisions. Comment l'avait-il prise ? Car j'étais persuadé, maintenant, qu'il l'avait prise. Combien de fois ? Où ? Chez elle ? Chez lui ? Et savait-il pourquoi elle me rejetait ? Etait-ce parce que je la désirais tant ? De nouveau je souffrais, de nouveau j'étais pris dans la souffrance comme dedans une pâte. Je désirais être seul, et aussi le faire parler, savoir enfin. Je n'avais pas le droit d'être jaloux, je le savais, puisque je ne formais avec Violaine qu'un couple impossible.

Ce couple avait cependant suffisamment de réalité pour nourrir la méchanceté de Dreyer, réveiller en tout cas ce qui lui restait de vanité virile. Il est vrai qu'il avait bu, lui aussi. A présent, il parlait. Il me répondait, disait-il. Me répondre ? Je ne lui avais rien demandé, sinon de foutre le camp.

« Non, c'est vous qui êtes parti », corrigea-t-il. Nous longions alors des magasins de chaussures et de vêtements, il y avait là une petite foule. Des jeunes gens à casquette se moquaient de nous dans un dialecte bizarre. Ils prononçaient le mot « Juif » en regardant mon compagnon, qui ne portait pas de chapeau, mais était barbu. Et brun. Moins brun qu'eux pourtant. Ils avaient l'air dangereux, et cela nous calma. Les jeunes, je crois, avaient senti en lui la religion, et comme toujours, cela les excitait. Ça et le sexe.

Dreyer m'expliquait à voix basse, comme on parle à un enfant pour le raisonner, que je n'avais pas compris, qu'il ne devinait même pas ce que j'avais pu comprendre. Il avait fait allusion à ses succès féminins. C'était une époque ancienne, dont il se repentait. Il regrettait aussi de m'avoir fait de la peine. Le Créateur n'a pas voulu que les hommes soient égaux, était-ce sa faute ? Il avait plu aux femmes. Loin d'en tirer vanité, il avait travaillé durement à ne plus jamais céder à la tentation. Certes, j'étais loin de rencontrer le même problème. Mais au fond, n'était-ce pas la même chose ? Il me fallait, pour d'autres raisons que les siennes, renoncer aux femmes. En tout cas à Violaine. Cesser d'en vouloir à Dieu, et de le nier pour le punir. Quel séducteur, ce Dreyer. Je ne savais plus que croire. Son sourire était si franc, si amical. J'avais beau savoir que c'était un artifice, je me laissais prendre.

« Pourquoi ne voulez-vous pas croire que je me soucie de vous ? Suis-je donc le premier à prétendre à votre amitié ? »

Ah, si une femme m'avait parlé ainsi. Violaine, par exemple. Même pour me mentir, comme il me mentait sans doute. Qu'importe ? Je ne pouvais pas nier qu'il répondait exactement à mon angoisse, qu'il venait l'emplir, qu'elle semblait, presque, disparaître. Le pire, me disais-je, c'était si d'aventure il était sincère. Si seulement deux seins lui avaient poussé, et le visage de Violaine. Un miracle, digne du Saint-Bois de Boulogne, là-bas, à l'Ouest, où vivait, peut-être, la véritable Violaine.

Mais, on dira ce que l'on voudra, un ange barbu comme Dreyer, c'était suspect. Diablement. Lui me montrait pourtant sa croix, si discrète, l'air de dire : « pas besoin d'un mot de plus. C'est clair, non ? Je n'ai aucune arrière-pensée, sinon la plus énorme de toutes. Je suis venu te sauver. »

Mais il se contenta de me déclarer que je devais le croire. Pour une fois faire confiance. Avais-je déjà eu des amis ? Un bon maître ? Un frère peut-être ? Il me donnait envie de chialer. Etait-ce la faute de l'alcool ? Il avait du tact, tout de même, il ne me demandait pas si j'étais encore puceau. Bien entendu qu'il y pensait.

Nous avions enfin traversé la place de la République, nous étions rue du Faubourg-du-Temple, près d'une bouche de métro. Les passants étaient presque tous de type arabe, sauf les Africains. « Excusez-moi, mais avez-vous jamais connu une femme ? » me demanda-t-il. Là, il exagérait. « Et vous, Pasteur, dites-moi, c'est important, avez-vous... connu Violaine ? »

Il me trouvait bien têtu, pour ne pas dire obstiné. Ne m'avait-il pas déjà répondu que non ? Pouvait-il être plus clair ? J'étais plus atteint qu'il ne l'avait cru. Et à mon âge, qui était d'ailleurs le sien.

C'était un bon acteur. Ou bien disait-il la vérité ? C'était au fond la même énigme que Violaine. Quand elle me disait qu'elle ne m'aimait pas, je sentais qu'elle ne me disait pas tout. Qu'elle prenait du plaisir avec moi. Du plaisir à me rejeter, à être l'absente de notre couple. Maintenant, je voulais contre toute raison que le Pasteur fasse partie de notre ménage à trois, lui, moi et l'absence de Violaine. N'avais-je pas sous-estimé Dreyer, n'était-il pas un être mystérieux, et non ce clown de Dieu que j'avais cru ? Un être fait de chair et de sang. Mais aussi de mal et de bien. En proportion indéterminée. Le problème était là. En plus Dreyer voulait, c'était visible, se venger de ma remarque sur le peu d'amour de la vie pour lui. Et puis, comme moi, il était encore gris, car il chantonnait. Je n'entendais pas tous les mots de sa chanson, mais cela parlait de Paris et de l'ennui. Cela ressemblait à une chanson de Piaf, ou même un air plus ancien, plus vieux que nous deux, que je ne connaissais pas.

« Cette chanson, me dit-il, me donne envie d'aller voir ce qu'est devenue Belleville. Le centre de Paris m'ennuie, vous avez vu les Arts et Métiers, ça ne ressemble à rien. »

J'avais moi aussi envie de jouer un peu les touristes. Et puis j'avais faim. J'ai tout de même objecté que nous n'avions pas tout vu, que peut-être à quelques mètres des ruelles où nous nous étions égarés la vie reprenait ses droits. Il me dit qu'on verrait cela une autre fois, qu'à Belleville il se passait toujours quelque chose. C'était, selon lui, le lieu de toutes les rencontres. Il le savait, il l'avait lu, et puis il avait de la famille à Paris. Moi aussi, je devais bien avoir de la famille quelque part, non ? J'en avais eu, mais ils étaient tous morts, faute d'avoir fait des enfants à temps. J'étais le dernier Avramiewicz. A ma connaissance. C'était la première fois que j'y pensais. Il me dit, pendant que nous remontions vers Belleville, que c'était peut-être de là que venait ma passion pour Violaine. Je voulais, sans le savoir, perpétuer ma lignée. Violaine était-elle ménopausée ? Nous étions en vue d'un marché aux légumes. A vrai dire, la rue du Faubourg-du-temple ressemblait, en ce temps-là, à un marché perpétuel. « Montez un stand de lieux communs, lui dis-je, et vous ferez fortune. Ça ne vous suffit donc plus comme commerce, Dieu, son fils et le Bataclan ? Je veux dire le Paraclet. Il vous faut faire de la psychologie à présent ? »

Moi je voulais Violaine, les enfants, je m'en contrefoutais. D'ailleurs Violaine désirait-elle avoir des enfants ? J'avais dû prononcer cette dernière phrase à voix haute, car il dit entre ses dents : « pas de vous, ça c'est clair ».

J'ai trouvé la formule ambiguë. En voulait-elle donc de lui ? Il est vrai qu'il avait déjà une grande fille.

Il se remit à pérorer, c'était insupportable. Il trouvait que Paris était la ville des romans, la ville où la réussite prend l'aspect du miracle. La ville aussi où l'on chute comme dans un rêve, presque en y prenant plaisir. C'est qu'à Paris tout a un sens magique, le bonheur comme le malheur. En tout cas Paris était bien le contraire de la Province, comme le mouvement de l'immobilité. Je le trouvais ridicule, il confondait le Paris d'aujourd'hui avec celui de Balzac. Ce n'était donc qu'un naïf, un érudit de Province. Moi, je n'avais pas besoin de Paris pour que tout se retourne contre moi, et d'abord mes propres désirs. J'étais une sorte de Buster Keaton, aux prises, non avec une tornade, mais avec un monde glacé, immobile. Le cœur de Violaine. J'étais un sanglot coincé dans sa gorge. Un avorton qui manifestait à sa façon la toute-puissance de la Nature, puisqu'elle gaspillait en moi un peu de vie et de chair. Un destin surnuméraire, un éclat de rire du Créateur. Il poussait l'ironie jusqu'à me flanquer de ce fonctionnaire de Dieu, de ce gardien inutile d'une vie plus inutile encore. En plein soleil, nous étions deux ombres. A quoi bon se demander laquelle était l'ombre de l'autre ?

En plus, Dreyer nous avait égarés. Où étions-nous, dans quel quartier, dans quelle rue ? Cela ne ressemblait pas à Paris, ni même au quartier de ce matin, mais plutôt à Marseille, avec la même chaleur et les mêmes maisons basses. C'est du moins ce que déclara le Pasteur. Il semblait fatigué, il n'avait plus la morgue, dogmatique et missionnaire, qui lui était coutumière. Des taches de transpiration apparaissaient sur sa chemise. Il avait déboutonné son veston, défait sa cravate. Selon lui, nous étions dans un quartier juif. Il n'y avait pourtant là que des cafés turcs et des boucheries hallal. On vendait aussi beaucoup d'épices et de fruits secs. Des pistaches, par sacs entiers. Il fallait demander son chemin, mais où voulions nous aller ? Nous fîmes encore quelques mètres. Nous marchions lentement, c'en était étonnant. Un vaste boulevard, à deux pas, avait des allures de fête foraine, avec ses manèges et ses machines de foire. C'était de bonne augure, la vie devait être bien plaisante, de l'autre côté.

Nous avons demandé aux passants, de vieux Arabes, si c'était là Belleville, oui le Belleville des romans, et des romances, mais ils ne savaient pas nous répondre. Ils nous montraient toutes les directions, en nous disant que Belleville était là-bas, mais aussi un peu de l'autre côté, que ça dépendait. D'autres voulaient savoir ce que nous cherchions au juste. Une rue, un boulevard, un resto chinois, des merguez, le métro ? Peut-être que Belleville était quelque chose de diffus, plus ou moins présent selon les rues, que ce n'était pas un quartier, avec des limites tranchées. Il était des rues qui méritaient d'être à Belleville, et d'autres, très proches, qui n'en étaient pas. Ou bien encore Belleville existait dans les chansons d'autrefois, mais pas sur la carte de Paris. Dreyer avisa une femme de type asiatique, qui, l'air décidé, fendait la foule en jouant des coudes. Malgré la chaleur, elle portait un manteau à carreaux rouge et beige. Il avait l'air usé, peut-être parce qu'il était démodé. « En voilà une, dit-il, qui a l'air dégourdie, on va lui demander. » Des jeunes nous toisaient, avec l'air menaçant que j'avais appris à connaître à Mulhouse. Ils crachaient entre leurs pieds. Eux aussi devaient prendre Dreyer pour un Juif.

La jeune Chinoise n'était pas non plus très commode. Quel âge avait-elle ? Ce n'était pas si facile à dire. La trentaine, à mon avis. Elle parlait fort, avec son accent cela ressemblait à un cri. Nous ne comprenions pas ce qu'elle disait. Elle répéta. Elle ignorait tout de la grammaire française. Elle disait qu'elle en avait assez de se faire draguer par des vieux. Elle semblait en vouloir davantage à mon compagnon qu'à moi-même, peut-être parce qu'il était plus gros et mieux habillé. Elle lui proposait même de se rendre dans la boutique la plus proche, afin d'y faire l'emplette d'un miroir. Ensuite, il s'y regarderait, et comprendrait pourquoi il n'avait aucune chance avec elle. Connard.

« Là, boutique, toi acheter miroir et regarder dedans. Connard. »

Je me suis demandé quelle était la fonction de ce dernier mot. Etait-ce une simple injure ? Ou bien Dreyer était-il censé se rendre à l'évidence, réaliser, par le truchement du miroir dont il aurait fait l'acquisition, que son reflet était bien cela : le reflet d'un connard ? J'inclinais plutôt pour la seconde solution, si bien que je souriais. Et elle, regardait mon sourire, avec une sorte de surprise.

« Vous parlez fort bien le français, dit Dreyer. Ça fait longtemps que vous êtes en France ? »

Elle poussa un cri d'exaspération. Tous les dragueurs utilisaient la même formule pour l'aborder. Elle supposait qu'ils avaient lu tous le même livre, et pour se faire comprendre, elle nous montra son propre manuel de français. Elle pointa son doigt vers le front du Pasteur, couvert de rides. « Vieux » articula-t-elle, et elle fit mine de partir. Mais au lieu de cela, elle me regarda encore. Son visage s'adoucit. Cela me faisait une impression étrange, sans doute parce qu'elle ne me plaisait pas vraiment. C'était comme lorsqu'un inconnu vous adresse un salut familier, qui ne peut pas vous revenir de droit. On se retourne, pour savoir à qui il appartient. Mais il n'y a personne. On pense alors à une erreur, ou bien une plaisanterie. Mais peut-être est-ce un fou ? Et s'il vous connaissait réellement, et que pour une raison inconnue, le temps passé par exemple, vous étiez incapable de le reconnaître ? Cette fille semblait contempler son père, ou son fiancé. Pourtant, c'était moi qu'elle regardait. C'était une méprise curieuse, un malentendu, et je ne savais pas comment le lui expliquer. Je me sentais si vieux, si laid. Loin de Violaine. Etait-elle venue en Europe parce qu'elle aimait les yeux bleus, comme étaient les miens ? Dans le quartier, cela ne devait pas être courant, et encore moins en Chine. Pour le reste, mon visage abîmé par l'alcool, bouffi, n'était-il pas aussi vieux que celui du Pasteur ? Bien sûr, j'étais moins gras que lui. Le temps s'était arrêté, la foule ne me semblait plus si menaçante. Le Pasteur lui-même sentait que quelque chose se passait. Il attendait sans rien dire, sous le soleil et dans le bruit. Cinq secondes passèrent. Je demandai à la fille si elle se sentait mal, et elle dit que oui. Elle avait faim. Enfant, je ne comprenais pas comment une inconnue et un inconnu pouvaient tisser entre eux un lien intime. Ce n'était pas l'acte sexuel que je n'arrivais pas à me représenter. C'était la rencontre. Peut-être suffisait-il de rester trop longtemps à côté l'un de l'autre, même sans se parler ? Dans le train par exemple ? J'avais vu dans la sombre forêt de la Hardt, non loin du Rhin inhumain, fleuve où je trouvais souvent des cailloux en forme de cœur, deux arbres liés l'un à l'autre. C'était qu'ils avaient poussé trop près l'un de l'autre. Ou bien qu'ils se ressemblaient trop. On ne pouvait pas dire la même chose de cette fille et de moi. Pourquoi me faisait-elle penser au Rhin, elle qui n'avait sans doute jamais vu ce fleuve ? Je pensais donc au Rhin, je me demandais ce que je faisais à Paris. Tout cela parce qu'une jeune fille, une môme, me fixait et que je perdais pied. Ses pupilles dans ses yeux noirs me semblaient énormes, elle me dit plus tard que les miens ne lui avaient pas semblé appartenir à un homme, mais à un chat, à cause de leur couleur. Nous avions tous deux suivi machinalement Dreyer, tandis qu'il traversait le boulevard. Je reconnus l'endroit, pour y être venu le matin. C'était le quartier chinois, avec ses restaurants. Dreyer était tout guilleret de voir la fille amadouée, comme si c'était lui qui l'avait séduite. Cela devait lui rappeler de doux souvenirs. Il me le dit d'ailleurs. Paris l'avait-il changé à ce point ? M'avait-il joué la comédie à Wittels ? Je lui rappelai son couplet sur Babylone. Il me dit que de toute façon c'était trop tard. Babylone, nous y étions. Et puis, tout de même, mieux valait cette fille que le fantôme de Violaine. Moi, je crois plutôt qu'il avait dit « Babylone » dans l'enthousiasme de son sermon, sans penser à rien. Cet enthousiasme qu'il prenait pour le Paraclet. Nous nous sommes installés dans le premier restaurant chinois, tout près du boulevard. Dès les apéritifs, la fille nous a donné son nom. Elle s'appelait Fei Wou, ou quelque chose comme ça. Elle avait besoin d'aide. Elle n'avait pas de papiers, pas de logement, pas d'argent. Elle pensait qu'un prêtre, comme Dreyer, pourrait l'aider. Dreyer lui expliqua qu'il n'était pas prêtre, mais Pasteur, et qu'en France la Religion n'avait aucun pouvoir officiel. Pas même le pouvoir spirituel. Elle ne comprit qu'une chose, que nous ne voulions pas l'aider. « Non, non » fit Dreyer. Par déformation professionnelle. Je pensais que mon histoire d'amour tournait déjà mal, que cela se terminerait de manière crapuleuse. Bientôt, Gare de l'Est ou ailleurs, je lui dirais adieu, puis je lui laisserais quelques billets de banque avant de reprendre le train pour l'Alsace. Je n'entendrais plus jamais parler d'elle. Je pensais cela tout en la regardant me regarder. C'était nauséeux, mais bien sûr cela m'excitait aussi. J'avais envie de lui faire des promesses et de ne pas les tenir. C'était ainsi que Violaine s'était moquée de moi. Pendant des années. Fei-Wou ne semblait pas du genre à se laisser faire, mais c'était une réaliste. Elle se ferait une raison.

Au dessert, elle nous dit encore quelque chose, comme on fait un aveu. Elle souffrait de s'être déclarée, lors d'un contrôle dans la rue, Cambodgienne, alors qu'elle était si fière d'être Chinoise. Une vraie Chinoise. Elle avait pensé que cela compliquerait les procédures. Cela s'était passé trois semaines auparavant. On l'avait conduite au poste. Ils l'avaient relâchée après avoir rempli des papiers. Elle ne savait pas pourquoi. Peut-être ne voulaient-ils pas s'embarrasser d'elle ?

Dreyer lui a demandé si elle était en France depuis peu de temps. Non, mais elle avait travaillé quinze mois dans une cave, pour rembourser ses passeurs, à coudre des boutons et à repasser. Dix-huit heures par jour. Elle ne voulait pas nous dire où était l'atelier. Pas encore. Avant de s'enfuir, elle avait mis une première fois le nez dehors. Il avait suffi de tourner un verrou, de pousser une porte. Les clandestins n'étaient pas enfermés, ce n'était pas la peine. Ils avaient trop peur. Et puis ils étaient trop épuisés pour penser à fuir. Elle était sortie au milieu de la nuit. Le quartier vivait presque comme en plein jour. C'était le bruit qui l'avait attirée, et la lumière qui passait par le soupirail. Comme un papillon dit-elle. Elle avait du mal avec ce mot. Un jour, un enfant noir les avait regardé travailler, par ce soupirail. Puis quelqu'un, sa mère peut-être, l'avait emmené. Aussi ne fut-elle pas trop étonnée de constater que la nuit était pleine d'étrangers. Des bandes se toisaient, des femmes, des chinoises comme elle, faisaient le tapin. Les cafés étaient encore ouverts. Elle poussa un peu plus loin, vers l'Est lui semblait-il d'après les étoiles, et elle trouva un quartier plus calme. Les rues étaient vides. Une moto passa, en pétaradant. On aurait dit que le motard avait trafiqué exprès son engin, et cela la surprit beaucoup. Elle revint à la cave. On la battit. Il n'était plus possible de s'enfuir la nuit. Elle partit en plein jour, sous le prétexte d'aller à l'étage chercher du fil.

Dreyer l'écoutait, ennuyé. Il avait entendu parler d'une association réformée qui s'occupait de ce genre de problèmes. Il lui trouverait l'adresse. Maintenant, que pouvaient pour elle ces gens, il n'en savait rien. Il ne fallait pas rêver. Et puis, il tint à dire qu'il trouvait cavalier qu'on le traite de satyre pour, quelques minutes plus tard, l'appeler à l'aide. Elle rit, puis s'excusa. « Elle se fout de moi », dit le Pasteur. La fille, Fei-Wou, cherchait à comprendre. Elle dût saisir, car riant de confusion, suffoquant presque, elle essaya de se justifier. « Non, non. Stress, stress. Beaucoup de problèmes, j'ai peur. Alors, je suis méchante. Je regrette ». Elle était délicieuse, et sans doute un peu menteuse. Peut-être arriverais-je à l'aimer. Voulait-elle réellement de moi ? J'en doutais, après en avoir été certain, et gêné par cette certitude.

Je prononçai à plusieurs reprises le mot « mafia », mais cela ne lui disait rien. J'essayai aussi de rappeler cette fille à ses souvenirs, afin de savoir qui elle était, mais elle parlait encore très mal le français. Dreyer, soupçonneux, trouvait pourtant qu'elle se débrouillait bien, pour une fille qui, en somme, n'avait connu de Paris qu'une cave pleine de ses compatriotes. Où avait-elle vécu ses trois semaines de liberté ? Elle essaya de nous expliquer quelque chose de compliqué. Il était question d'une boutique, « Chez Johnny Yu », et d'une bonne dame. Elle pouvait dormir chez elle, ou plutôt dans sa boutique. Non, ce n'était pas une chambre, juste un recoin de sa minuscule boutique, dans un autre quartier asiatique. Une Chinoise aussi, à sa façon, mais née d'un premier exil, au Cambodge. C'était un peu sa faute, si elle avait menti aux policiers.

« Quelle importance ? » soupira le Pasteur. Il éprouvait comme moi un plaisir superficiel à l'idée que quelque chose lui arrivât enfin. Une histoire. Mais il n'était pas prêt du tout à s'y engager, il voulait du moins rester un instant encore sur la rive de la vie, et son sens critique l'y aidait. Le Pasteur était tout inertie, je me rendais compte que cet homme, dont j'avais envié parfois la foi, aussi inepte fût-elle de par son contenu, était un mou. Ma caricature en somme. Nous étions restés longtemps dans ce restaurant, qui ressemblait à une grande cantine, avec ses carrelages et ses murs blancs. La climatisation nous reposait de la canicule. Avait-elle peur de ses employeurs ? Elle disait que non, que son père était quelqu'un d'important. Ils ne pourraient pas se venger contre lui, et elle, mourir, elle s'en foutait, puisqu'elle aimait tellement la vie. Et c'était vrai, les lâches, ce sont ceux qui attendent encore de l'existence qu'elle leur présente un visage aimable. Ils attendront longtemps. Ou bien ils rencontreront une fille comme celle-là, avec son visage de lutin. Comprendront-ils ce qu'elle avait à leur dire ? Violaine n'avait jamais compris ce que je tentais de lui expliquer. Elle ne m'écoutait pas. Jusqu'à la fin, elle avait refusé de m'écouter.

Cette fille, cette Feiwu, était-elle d'ailleurs si courageuse que cela ? Son père était quelqu'un d'important, il ne fallait pas l'oublier. Un instant, elle avait joué avec la misère, avec la servitude. Jusque dans cet esclavage, seule de toutes ses compagnes, elle s'était sentie libre. Elle avait gardé cela pour elle, sinon ils se seraient méfiés ou même seraient devenus méchants. Ils l'auraient tuée. Peut-être.

Et Violaine ? Avait-elle fui jusqu'à Paris pour se débarrasser de moi ? Pourquoi donc tout me faisait-il penser à elle ? Etait-ce de l'amour, ou bien une sorte d'habitude ? Eprouverais-je un jour le désir de me débarrasser de Violaine ? De son souvenir, en tout cas ?

Il me tenait compagnie, ce souvenir. Un peu comme le Pasteur. De me débarrasser de Feiwu, alors ? Je la regardai, et elle en sembla heureuse. La pauvre, si elle avait su. Mais pouvait-on avoir prise sur une fille pareille, simplement parce qu'elle vous faisait les yeux doux ? J'avais envie d'essayer. Qu'étais-je pour elle ? Un Blanc, un Français. M'aimait-elle, moi ? Non, elle était libre. Libre encore. Saurais-je en faire ma prisonnière ? Aucune femme ne m'avait vraiment cédé, il est vrai. Cinquante balais déjà. Mon désir s'impatientait au lieu de s'éteindre. Le temps de l'innocence était-il donc terminé ? Je ne cherchais plus le mal en Dreyer. J'aurais pu, à l'instant, tuer une femme si elle avait fait mine de me repousser. N'importe laquelle. Violaine, par exemple. Ou bien cette Feiwu, qui me faisait les yeux doux. Etait-ce si étonnant ? On m'avait parfois laissé entendre que j'étais beau. Pas séduisant du tout, mais beau. Quelle est donc la différence ? Rester puceau jusqu'à cinquante ans, poursuivre Violaine sans jamais l'atteindre, je suppose.

Feiwu se taisait, fatiguée d'avoir expliqué tant de choses dans une langue qui n'était pas la sienne, dont elle avait longtemps ignoré tout. « Eh bien, fit Dreyer, les choses ne vont pas si mal. Vous êtes libre, vous savez où dormir et où manger. Que voulez-vous de plus ? Ne vous inquiétez pas pour la police, ils ne vous renverront pas chez vous, cela leur reviendrait trop cher. Et puis, ils aiment bien les Asiatiques, surtout les femmes. Ce sont les Arabes et les Africains qu'ils détestent. »

Feiwu ne l'entendait pas ainsi. Elle se révolta. Elle avait travaillé, et pour rien. C'était les Français qui en tiraient profit, sans le dire. Les policiers de Belleville ne se gênaient pas pour prélever leur dîme sur les biens et les femmes. Elle voulait des Droits. Des papiers, bien sûr, mais aussi un logement décent. Sans ce minimum, elle ne pouvait pas travailler, mais seulement se faire exploiter par ses compatriotes.

« Et la sécurité sociale, et la retraite. Air connu. » conclut Dreyer. Il avait l'air si fatigué, si vieux tout à coup. Dire que j'avais son âge. Elle parlait de ses droits, et elle me faisait penser à tous ceux qui n'en ont plus aucun. C'était une étrangère, plus ou moins recherchée par la police. Elle n'existait même que par cela. On aurait pu la séquestrer, ou la tuer. Qui l'aurait su ? Qui se serait inquiété ? Sûrement pas les flics. Mon père s'était évanoui de cette façon. A Paris disait ma mère. En 1943. Cette époque, que je n'avais pas connue, ne passerait donc jamais ? En tout cas, je commençais à regretter d'être revenu à Paris. Non, venu. Moi, je n'y avais jamais mis les pieds, après tout. Ou peut-être une fois, à quatre ans, avec Maman. Je ne me rappelle pas bien. C'était peut-être Bordeaux. Ça ressemblait à la Bastille, mais ça ne veut rien dire. Et puis Maman n'avait plus jamais quitté l'Alsace. Même Colmar lui semblait loin.

A présent Dreyer lui promettait de contacter des associations. Il prononçait ce mot d'un air entendu. Cela ne mangeait pas de pain, ajoutait-il, parce qu'il pensait que Feiwu ne comprenait pas l'expression. Il lui disait aussi que si elle restait tranquille, personne ne lui ferait de misères. Elle, au contraire, voulait écrire dans les journaux, composer des livres. Et en français. Avec ses cent mots de vocabulaire ? La France devait apprendre à reconnaître les gens comme elle. Qui lui avait donné ces idées ? Elle ne voulut pas le dire, mais parla de ses études, dans une ville de Chine dont je n'avais jamais entendu le nom.

Quand elle fut partie, Dreyer tint à me sermonner. N'avais-je pas compris que cette fille se cherchait un mari français, afin d'obtenir un titre de séjour ? Qu'était-ce là, sinon une forme de prostitution ? Il prenait des mines dégoûtées, ayant sans doute oublié qu'il m'avait fait des confidences, qu'il ne pouvait plus guère jouer les petits saints. Je l'ai poussé dans un café, « Chez Marc », pas très loin de mon hôtel, et tout près des Buttes-Chaumont. Il y avait là des enfants café au lait qui devaient revenir du Parc, avec leur grosse maman. Le Pasteur a attaqué par un vermouth-cassis. Moi j'ai pris un pastis. Ça fait quand même moins vieux. Et moins provincial. Il y avait dans le café un drôle de meuble, on appelle ça un dressoir, décoré avec des assiettes qui semblaient tenir sur leur tranche. On se serait cru en Alsace, il ne manquait plus qu'un dessin de Hansi imprimé dans la porcelaine. Peut-être y avait-il eu autrefois un patron alsacien, et son successeur, un homme de notre âge, avait-il conservé l'ancien décor.

« Alors, mon Père, content d'avoir retrouvé la vie ? Elle est formidable cette fille. Non ? Ah, elle a son petit caractère. Elle vous en veut un peu. Je la comprends. »

Mais le Pasteur voulut parler d'autre chose. Pourquoi ne pas aller au Musée ? Et n'avais-je donc plus envie de chercher Violaine ? Je me suis senti coupable. J'allais trahir le souvenir de Violaine. J'en parlais déjà comme d'une disparue. Comme d'une morte. Feiwu, elle, était bien vivante. Je sentais bien qu'au fond j'en voulais à cette vie. Que je désirais lui faire du mal. Peut-être est-ce cela qu'on appelle l'amour ? Pourquoi n'avais-je pas plutôt le désir de me venger de Violaine ? Fallait-il qu'une autre, aussi différente que possible d'elle, paye à sa place ? Oui, j'en voulais à Feiwu, parce qu'elle avait eu le courage de sortir de la cave, de s'extraire de la nasse où elle semblait prise. J'en voulais à l'espoir. Je préférais de beaucoup contempler en Dreyer sa défaite. Peut-être aurait-il fallu, pour que je puisse aimer Feiwu, non seulement oublier Violaine, mais aussi que Feiwu désespère.

Je me haïssais d'avoir toutes ces pensées, dont je ne disais rien, bien entendu, à Dreyer. Il me fallait boire, jusqu'à tomber de ma chaise. J'avais déjà absorbé deux pastis. Que buvait Dreyer ? Cela semblait bon, c'était maintenant d'un rouge vif. Dreyer disait que Feiwu n'était qu'une fille gâtée, un peu comme Violaine. Une princesse communiste, ou quelque chose comme cela. Il n'avait pas encaissé ses poses revendicatives. Il n'imaginait pas ainsi les Asiatiques, il les voulait soumises. Et polies. Hypocrites ? Non, polies. J'ai essayé de lui faire imaginer toutes ces femmes qui s'entassaient dans l'atelier sans voir plus loin que les murs. Que leur fatigue. Feiwu flottait au-dessus d'elles, sans effort. Elle était épuisée comme les autres, mais cela ne la touchait pas. Il me semblait ressentir dans mon corps leur épuisement. Mais ce n'était que l'alcool.

Dreyer croyait que du travail jaillissaient les idées de liberté, et de révolte. Mais non, c'étaient celles de soumission, d'utilité. On finit par se prendre soi-même pour un outil, une pièce interchangeable de la machine. On ne pense plus qu'à dormir, à mourir. Peut-être à croire en Dieu. Le grand sommeil. Mais Feiwu n'était pas tombée dans le piège. Quelqu'un l'avait-il prévenue ? Elle avait conservé dans son cœur suffisamment d'insoumission pour oser franchir la porte qui la séparait de cette ville inconnue, dont la nuit elle entendait, comme celui d'une bête, le souffle. Dreyer m'écoutait, un sourire supérieur aux lèvres. Il ne semblait pas comprendre. J'ai remarqué à quel point son collier de barbe avait blanchi. On y voyait encore quelques poils noirs. Il n'avait plus non plus la rigueur intellectuelle que je lui avais connue. Ou bien m'étais-je trompé sur son compte ? C'était cette barbe, mal soignée, depuis qu'il était à Paris, qui influençait mon jugement. Ou peut-être tout ce que j'avais bu. A Wittels, je buvais tout de même moins. Et puis, il avait grossi. Cela lui donnait l'air négligé.

Selon le Pasteur, Feiwu n'était qu'une petite pute, qui voulait abuser de moi avant d'abuser de la sécurité sociale et des lois sur l'immigration. On ne pouvait pas en vouloir à Dreyer, c'était un bourgeois de province, aux idées étroites. Il avait besoin de Dieu pour ne pas étouffer dans son étroitesse d'esprit. J'imaginais Feiwu tourner, sereine, un verrou à trois heures du matin. Dehors, les motos pétaradent, la tour Eiffel est illuminée. Chaque réverbère est comme une étincelle, tombée de cet astre si proche. Et pourtant Feiwu retourne dans sa cache. Il n'est pas temps, et elle le sait. « C'est donc un ver à soie, votre Feiwu », fit Dreyer.

Mais au fond, je n'étais pas plus dupe que lui. J'ai essayé de lui expliquer. Cette fille s'était confiée à nous, il était en notre pouvoir, peut-être, de l'aider. C'était loin d'être sûr. En revanche, il était clair que nous briserions son espérance si nous la trahissions. Ou si nous ne faisions rien pour elle.

Dreyer dut sentir l'ambivalence de mes propos, car il se détendit. Il s'enfonça un peu dans la banquette de moleskine, et dit : « ne me tentez pas. » Puis il ajouta, sur un autre ton, que ce n'était pas la peine de le sermonner, que bien entendu il ferait tout ce qu'il pouvait pour aider cette fille. Par charité. Mais il ne pouvait pas grand chose. Il y avait des lois, quand même, y compris en « France de l'intérieur ». C'est ainsi que nous, les Alsaciens, nous faisons la différence entre la France, et l'Alsace, qui est aussi la France, mais pas tout à fait. La France moins le quart, auraient peut-être dit les Toulousains, comme ils parlent du Midi moins le quart.

Je me répétais sans doute un peu trop que je vivais enfin une histoire. Du coup, au lieu de la vivre, je me posais mille questions. Sur Feiwu. Sur moi. Si bien que cela finissait par ressembler à l'histoire d'un autre. Ou d'une autre. Je songeais par périodes à Violaine. A son type physique, tellement différent de celui de Feiwu. Etait-elle plus belle qu'elle, malgré son âge ? C'était la couleur de ses yeux qui me fascinait encore, et je me disais que les yeux de Feiwu n'avaient, eux, aucune couleur. Ils étaient noirs, comme ses cheveux. Et quelqu'un en moi refusait et Feiwu et Violaine, quelqu'un en moi aspirait à l'ennui. A l'éternité de l'ennui. Peut-être était-ce là l'origine de mes mauvais sentiments à l'égard de Feiwu. La tuer, en me disant qu'elle n'avait pas d'existence officielle, que c'était comme tuer un personnage de papier, une vague possibilité sans consistance. Dreyer me regardait, comme Dieu avait autrefois surpris Caïn dans le silence d'une tombe. « Et quoi, vous dormez ? Vous êtes déjà saoul ? » me dit-il. Il tenait rudement bien l'alcool, pour un Pasteur. Ça ne sert pourtant pas la messe ? Je revenais d'un songe, où j'étais perdu dans un couloir d'hôtel. Toutes les portes étaient ouvertes, et des gens un peu bizarres, aux têtes rondes couvertes de linges mouillés, me regardaient. Je leur faisais peur, ils n'osaient pas sortir. Je sentais qu'ils étaient sur le point de quitter leur forme humaine, que seule ma présence les empêchait de le faire. Etait-ce ainsi que je me représentais l'altérité du Divin, dont Dreyer était le reflet lamentable ? Je n'en savais rien. Mais je ne pouvais tout de même pas prétendre avoir envie de faire souffrir Feiwu, de la détruire, par désir du divin. Le temps des sacrifices humains était passé. Oui, il aurait mieux valu pour tout le monde que Feiwu retourne en Chine. Et nous en Alsace. Ainsi, il ne se serait rien passé, la vie aurait continué, inchangée.

Dreyer me promit une fois encore de contacter les associations. Cela devenait une idée fixe. C'était aussi un prétexte pour exhaler sa rancœur de vieux ronchon. Il tonna contre cette époque de politiquement correct, où les clandestins deviennent des sans-papiers et s'exhibent dans les médias. Dire que le gouvernement, socialiste, cédait à ces pressions. Et la loi, alors ? Ah, la loi, que de souvenirs. Il l'avait aimée tendrement, presque aussi tendrement que le Christ.

« Obtenir sa régularisation, tu parles ! Si c'est irrégulier, c'est irrégulier, voilà tout. Ça n'a pas de sens ! »

C'était toujours la même chose, l'anomalie finissait par devenir la loi, et la loi l'exception. Oui, beaucoup de gens se donnaient le beau rôle, parlaient au nom des autres, au nom des faibles. Il y était sensible, en tant que Chrétien. Mais quand même. Il y avait des abus. Si au moins ils avaient reconnu que c'était du christianisme. Mais non, ils s'évertuaient à donner à leurs jérémiades une couleur de rébellion, et même de socialisme. On voulait instaurer le Paradis sur terre. Non, décidément, cela n'avait pas de sens. Dieu tiendra ses promesses. Un jour. Quand il sera temps. Et puis, il n'a pas promis à tous. Sinon, à quoi bon ?

Je ne répondis rien. Ce n'était pas la peine. Sans doute que ceux qui défendent les opprimés doivent se sentir redevables d'une dette. Ils ont de quoi manger, de quoi vivre et se loger. Au fond, ils pensent que ce n'est pas normal, qu'ils ne mériteraient que de crever de faim, d'habiter dans la rue et d'y forniquer devant tout le monde. Ce n'est pas très ragoûtant, la générosité, quand on y pense.

« C'est votre cinquième pastis, fit Dreyer. Et bien sûr, c'est encore moi qui vais devoir payer. »

Alors je suis rentré à l'hôtel. Il était déjà tard, cinq heures et demi, et je n'avais rien vu de Paris. Dreyer, avant de me laisser monter dans ma chambre, me promit encore une fois qu'il allait téléphoner aux associations, aux partis, à l'Eglise réformée de France. Pourquoi pas à Dieu ? Je m'en fichais bien. J'étais trop saoul, et il faisait trop chaud. On n'avait envie de ne rien faire, de ne rien croire.

Plusieurs jours, deux au moins, passèrent sans que je ne mis le nez dehors. J'étais chez moi, à l'hôtel. Comme dans un ventre. Dehors, ce n'était ni l'Alsace ni Paris. Il n'y avait plus de dehors. Je ne pensais plus à Feiwu que pour me masturber de temps en temps. Non, c'était à Violaine surtout que je songeais. Qu'était-elle devenue ? Qu'est-ce qui me prouvait qu'elle était encore à Paris ? Qu'elle y était jamais venue ? Elle avait dit qu'elle partirait de Wittels, et puis elle avait disparu. N'avait-on pas eu tort de voir un lien entre les deux événements ? Peut-être s'était-elle tuée ? Peut-être l'avait-on tuée ? Je ne pensais plus guère à assassiner Feiwu, car c'était Violaine que j'aimais.

Dimanche me trouva donc dans ma chambre d'hôtel, et je n'avais plus rien à boire. Du lit je voyais la fenêtre, et par la fenêtre une cour sale, des murs gris, des toits d'ardoise et de zinc, des cheminées, des gouttières. Les murs de briques portaient, à moitié effacées, d'antiques publicités pour des alcools oubliés. J'aurais aimé savoir quel goût ils avaient. Mauvais sans doute. Amers. Le goût de l'amertume se perdait. Il faisait chaud, et on entendait des bruits sourds. C'était des Chinois, qui travaillaient le cuir, au dernier étage d'un immeuble voisin. Ils semblaient jeunes. Ils avaient l'air de campagnards. Moi, je n'étais qu'un Provincial. Ce n'est pas la même chose. Je leur ai crié « connaissez-vous une fille qui s'appelle Feiwu ? ». Affolés, ils ont fermé leurs volets, en bourdonnant dans leur langue comme des abeilles. A cause de moi, ils allaient avoir chaud.

Je suis descendu au bar de l'hôtel, il me fallait boire enfin quelque chose. C'était déjà le début de l'après-midi, mais je n'avais pas faim. Soif, oui, soif. Dreyer était là. Une vieille, sans doute la mère, ou la belle-mère, de la patronne, discutait avec lui tout en lui servant un ballon de rouge. Il me dit qu'il avait passé ces derniers jours dans un café au bord du canal Saint-Martin, non loin de son hôtel. C'était à quelques mètres du banc où je l'avais rencontré la première fois. Nous avions donc fait à peu près la même chose. C'est-à-dire rien. Il n'avait pas davantage visité Paris que moi, même s'il n'était pas resté tout ce temps dans son hôtel. Il avait un peu marché le long du canal. Des kilomètres, même, à l'en croire. Il cherchait la place de la Bastille, mais il avait dû prendre la mauvaise direction. Il avait vu des gens faire du canoë dans l'eau sale du canal. C'était un endroit où il s'élargissait et formait une sorte de bassin... J'étais finalement le plus sage des deux. Le plus indifférent en tout cas. C'est pourtant moi qui lui ai parlé de Feiwu. Voulait-il vraiment faire quelque chose pour elle ?

« Ah oui, Feiwu. La fille de Jeudi. Où était-ce déjà Vendredi ? Vous n'avez rien remarqué ? Non ? Elle ne nous a pas laissé son adresse, alors... »

Finie Feiwu, envolée. C'était comme si elle n'avait jamais existé. C'était un songe, un songe que nous avions fait à deux. Et puis je me suis rappelé le nom de la boutique où la bonne dame de Phnompenh la laissait dormir. On y vendait des articles de Paris fabriqués à Shanghai, et des sacs à mains à trois sous. Et des écharpes pour les supporters de foot. Des moufles aussi. Chez Johnny You. Oui, cela s'appelait comme ça. Johnny You. Ce n'était pourtant pas un nom de dame. En tout cas, j'avais bien gagné le droit d'un ballon de rouge, moi aussi. Le Pasteur, lui, avait l'air ennuyé, comme quelqu'un qui avait cru se débarrasser de quelque corvée. Dans le vieil annuaire déchiré du bistrot, il n'y avait pas de « Chez Johnny You ». La boutique n'existait pas encore il y a quinze ans, et c'était l'âge de l'annuaire. On n'y trouvait qu'un Johnny Israël, rue du Renard. Peut-être était-ce là ? Dreyer trouvait l'idée absurde. Mais il accepta de me suivre, rue du Renard, non loin de l'Hôtel de ville. Tout serait fermé, un Dimanche, me dit-il. Nous prîmes le métro. C'était la deuxième fois depuis que j'étais à Paris. La rue du Renard grouillait de grossistes asiatiques. Beaucoup de boutiques étaient ouvertes, peut-être une sur trois. C'était là que se déversaient les objets fabriqués dans les mansardes et les caves de Belleville, ainsi que des tonnes de marchandises venues de là-bas, débarquées du navire, et que l'on avait fabriquées et fait venir jusqu'ici pour presque rien.

« Chez Johnny Yu » était ouvert. Derrière la porte vitrée nous vîmes une chinoise accroupie qui discutait avec la commerçante, debout à son comptoir minuscule. C'était Feiwu. J'ai été étonné de la facilité avec laquelle je l'avais retrouvée. Je me suis dit que je devrais chercher de la même manière Violaine, me souvenir d'un détail oublié. Oui, les femmes habitent nos mémoires, et nous les cherchons de par le vaste monde. Si seulement j'avais pu me rappeler le nom de l'homme qu'elle avait suivi à Paris, disait-on.

Feiwu dit quelque chose à sa logeuse, peut-être : « ce sont les deux rigolos dont je t'ai parlé », ou encore : « c'est mon ami de cœur, et un prêtre ». « Vous ne nous aviez pas donné vos coordonnées », dit Dreyer, d'un ton neutre. En tout cas cela ne sonnait pas comme un reproche. C'était une constatation. Feiwu répondit qu'elle avait les nôtres, et qu'elle nous aurait rappelés. Pourtant trois ou quatre jours, déjà, s'étaient écoulés, et elle semblait nous avoir oubliés comme nous l'avions oubliée. Elle ne buvait pourtant pas autant que nous, loin de là. Peut-être ne forçait-elle pas autant le destin qu'elle en donnait l'impression ?

Nous avons papoté. Cela prenait beaucoup de temps, car Mme Yu ne parlait pas bien le français non plus. Et puis Feiwu nous a dit, avec un peu de gravité, qu'aujourd'hui elle manifestait à la préfecture avec les « Sans ». Etait-ce utile un dimanche ? Elle pensait que si elle passait à la télévision, elle obtiendrait plus facilement ses papiers. Mme Yu le croyait, mais Dreyer a haussé les épaules. Il a marmonné que le résultat, c'est qu'elle se ferait expulser plus vite par le ministre, tout socialiste qu'il était. Mais peut-être avait-elle raison. Il fallait faire parler de soi. C'était cela, ou attendre vingt ans en se faisant oublier. Feiwu répondit qu'elle ne savait pas à quoi ressemblerait la France d'ici vingt ans. C'était un argument plutôt général, mais recevable. Dreyer lui dit encore que, bien sûr, il y avait des cas d'étrangers régularisés alors qu'ils n'en avaient pas le droit, mais qu'elle n'avait rien de très positif dans son dossier. Elle avait menti sur sa nationalité, elle n'avait pas d'enfants nés en France, pas de travail, pas de logement. Peut-être devrait-elle essayer l'asile politique ? C'était ce que conseillait l'association d'entraide aux migrants, où l'Eglise réformée était bien représentée. Elle n'aurait qu'à dire qu'elle était à Tien An Men ? Oui, bien sûr, elle était officiellement cambodgienne, mais qui ferait le rapport entre ses deux dossiers, si elle en ouvrait un second, sans doute dans un tout autre service, peut-être même dans un autre ministère ? Selon Dreyer, c'était jouable. Et puis, elle ne manquait pas d'aplomb, n'est-ce pas ? C'était cela qui comptait, à son avis. Je l'écoutais sans rien dire, et j'admirais sa manière d'avoir l'air compétent sans rien y connaître du tout. Feiwu nous dit qu'elle n'avait aucun papier, que son patron lui avait confisqué son passeport dès son arrivée. A Orly. Elle se rappelait que le chauffeur de la navette d'Orly était complètement fou, qu'il la regardait en lui disant des mots qu'elle ne comprenait pas et qui ressemblaient à des incantations. Elle avait donc pris la navette, avec l'homme dont elle était l'esclave, puis la grosse automobile, qui l'avait conduite à Paris. Cela me semblait étrange. Irréel. Feiwu nous expliqua encore que quelques jours après son évasion, elle avait rencontré une compatriote dans un autobus, qui connaissait quelqu'un à la préfecture de police. C'était même son amant. Mais ce n'était pas un policier, il travaillait au service des Etrangers. Elle avait voulu le rencontrer, pensant qu'il pourrait l'aider, ou du moins lui donner des conseils. J'ai pensé que c'était à cause de lui qu'elle avait subi ce contrôle de police, mais elle m'a assuré qu'il n'en était rien. L'homme se contentait d'examiner les dossiers, il en faisait deux tas pour son supérieur, les dossiers à rejeter d'office et les autres. Son travail s'arrêtait là. Il expliqua à Feiwu que même s'il prenait le risque de mettre son dossier dans le tas qui n'était pas le sien, cela ne changerait rien. Il serait rejeté un jour ou deux plus tard, et puis ce serait tout. Elle n'avait aucun papier, il ne pouvait pas faire de miracles. D'ailleurs, cette absence totale de papiers d'identité avait aussi de bons côtés. On ne pouvait pas expulser un fantôme, il aurait fallu une longue enquête pour lui donner une nationalité, une identité. Jamais la police ne se donnerait cette peine. D'un autre côté, ne pas posséder de papiers, c'était, à Paris, se voir condamné à vivre de la vie des animaux errants, les chats et les pigeons.

« Vous auriez dû, dit Dreyer après un long silence, vous dire Vietnamienne, vous faire passer pour une boat people. Mais je ne sais pas si cela existe encore. D'ailleurs, le coup du Cambodge n'était pas si mauvais. S'ils se décident à vous faire des ennuis, ils chercheront d'abord dans cette direction. Cela prendra du temps. C'est toujours cela de gagné. A condition, évidemment, qu'ils ne vous mettent pas en cage pendant leur enquête ! »

Il était de moins en moins crédible, mais comme tous les vieux cons, il ne s'en rendait pas compte. Moi je préférais me taire. Cela effrayait les deux femmes. Mais j'avais compris qu'il n'y avait rien à faire pour elle, sinon attendre. Je ne pouvais même pas l'épouser, puisqu'elle n'était personne. Tout au plus l'assassiner. Je me suis demandé ce que devenaient les enfants que leurs parents ne déclarent pas à l'Etat-civil dans les délais légaux. C'est étonnant qu'on n'en parle jamais. Ils doivent pourtant bien exister. Errent-ils dans nos villes, à nos côtés, sans jamais se mêler à nous, parce qu'ils n'ont pas de nom ? Se font-ils passer pour des étrangers, des immigrés, venus d'un autre monde, alors qu'en réalité ils n'en ont aucun ?

Feiwu prononça à plusieurs reprises le mot de « destin ». Qui le lui avait appris ? Elle l'avait cherché dans un dictionnaire. Elle semblait y croire. Etait-elle superstitieuse ? Pourtant son père, si elle ne m'avait pas menti, devait être quelque hiérarque communiste. Mais elle avait raison. Autant valait croire en une force extérieure, imparable, et qui n'était que le temps.

De fait, les choses se passèrent beaucoup plus simplement que Dreyer les avait imaginées. Il n'y eut pas de coïncidences compliquées, aucun dossier ne suivit un cours mystérieux dans des bureaux. Et Feiwu fut bien expulsée. Non pas trucidée, comme le voulait mon obsession, mais simplement expulsée. Ni nos hypothèses, échafaudées avec peine, ni nos actes, s'il y en eut qui méritèrent ce nom, n'y purent mais. J'ai su qu'elle ne m'en a pas voulu. Nous n'avions fait que la promener d'association en association, et partout l'on nous disait qu'il n'y avait rien à faire. Certaines associations se contentaient d'un discours militant, mais ne savaient pas grand chose. C'étaient les associations chrétiennes qui étaient encore les plus compétentes, parce qu'elles étaient présentes jusque dans les centres de rétention. Elles le devaient à leur discrétion. Ce n'étaient pas des excités, ni des gauchistes. Mais ils étaient désespérants. Ils laissaient entendre que tout était inutile, et c'était sans doute exact. Il n'y avait rien à faire. Rien, sinon se battre pour que le gouvernement prenne des mesures. Ou espérer un miracle, une décision bienveillante, plus ou moins arbitraire, de quelque haut personnage. C'était possible, puisque les lois le permettaient, ou du moins ne l'interdisaient pas formellement. D'ailleurs les lois ne disaient pas grand chose, au fond. Il y avait des recours, qui n'avaient pour effet que de retarder l'expulsion. Les flics n'aimaient pas ça, ils ne laissaient au ministère de la justice que l'intendance. Les étrangers aimaient pourtant s'inventer des espérances, ils citaient des noms, toujours les deux ou trois mêmes. Des gens qui avaient roulé la République, avec l'aide de l'interprète ou de l'ambassade. Mais sans doute s'agissait-il de simples légendes, qui hantaient les couloirs des métros, des préfectures et des associations.

Ainsi, l'histoire était close avant d'avoir commencé, mais Feiwu l'ignorait. Plusieurs fois par semaine, je venais seul, ou accompagné de Dreyer, la chercher dans sa boutique. Puis - et cela était vite devenu un rite - nous nous rendions dans quelque pièce grise qui faisait office de bureau pour quelque association, en haut d'un escalier de bois du 11ème arrondissement. Parfois, dans le neuvième ou le dix-septième, l'escalier était de pierre. Elle ne se faisait plus passer pour Cambodgienne. Elle parla même en son nom propre à une journaliste qui avait voulu l'interviewer, parce qu'elle trouvait inhabituel qu'une Chinoise manifeste parmi les Noirs et les Gris. Entre le Châtelet et la préfecture. De toute façon, l'article ne parut pas. Peut-être la journaliste travaillait-elle, en réalité, pour les services généraux. Mais je ne le crois pas, sinon elle aurait pris une photo de Feiwu. L'assistant d'un député de gauche nous reçut, pour nous expliquer que le député ne pouvait rien pour elle, que sans doute son dossier, ou peut-être ses deux dossiers, le cambodgien et le chinois, vivaient de leur vie propre et imprévisible, selon toute vraisemblance dans les locaux de la Préfecture de police. Mais peut-être ailleurs, au service des étrangers, ou bien déjà au Palais de justice. Mais il ne le pensait pas, les policiers essayaient de régler les questions d'immigration sans que la Justice, et surtout les avocats, ne s'en mêlent trop. Il est vrai que c'était difficile d'éviter les juges quand l'étranger prétendait avoir égaré son passeport. On avait besoin d'eux ne serait-ce que pour prolonger la détention. Ou plutôt la rétention. Oui, cela s'appelait comme cela, on était retenu, et non pas détenu. Retenu administratif. En tout cas, on ne voyait jamais le juge qu'au dernier moment, peu avant l'expulsion. Mais il ne fallait pas s'inquiéter, l'Asie était loin, cela aurait coûté bien cher à la République d'y renvoyer tous les Chinois sans titre de séjour. D'ailleurs, l'Ambassade rechignait à identifier ses ressortissants. Peut-être par solidarité, ou encore parce que le pays était surpeuplé. Et s'il y avait deux dossiers, la belle affaire, après tout ! Sans doute ne se croiseraient-ils jamais. Pour ce qu'on en faisait de ces dossiers, la plupart du temps à peu près vides.

Pourtant, les clandestins, cette année-là, avaient cru qu'on les régulariserait. Chaque jour, ou presque, ils avaient mené des actions. Ou plutôt, ils s'étaient laissé guider, encadrer, par des gauchistes ou des anars. Mais c'était déjà l'été, et on sentait que le combat serait perdu. Les manifestants, de moins en moins nombreux, venaient buter contre les gardes républicains, qui avaient pris position entre la place du Châtelet et le pont au change.

Une après-midi, j'avais accompagné Feiwu place du Châtelet. Il faisait plus chaud encore que d'habitude. Elle remarqua que les Chinois, qui avaient pris une part inhabituelle pour eux aux actions et aux revendications, avaient disparu. Il ne restait que des noirs, des Africains peut-être, qui portaient autour du cou de grandes pancartes de carton. Ils tournaient autour du bassin qui occupe le centre de la place du Châtelet. Cela faisaient des heures qu'ils étaient là, sous le soleil, et qu'ils tournaient, puisqu'on leur interdisait l'accès à la Préfecture. Ils n'étaient pas tous jeunes, on voyait aussi un homme aux cheveux gris, desséché par l'âge, peut-être la maladie, qui semblait ployer sous le poids de sa pancarte. La fatigue. La chaleur. Le désespoir. Ils n'étaient plus qu'une vingtaine. Feiwu hésitait à les rejoindre. Elle se demandait pourquoi les « policiers », comme elle disait, n'arrêtaient personne. Et puis nous avons tourné avec les autres. Cela nous donnait le vertige. Mieux aurait valu qu'ils nous arrêtent, dit enfin Feiwu. Nous sommes partis.

Depuis longtemps déjà nous aurions dû être rentrés, le Pasteur et moi, en Alsace. Août approchait, et il faisait chaque jour un peu plus chaud. Il ne me restait plus beaucoup d'argent à la banque, et il devenait difficile de payer l'hôtel. Depuis quelque temps, quand j'allais chercher Feiwu à la boutique, je la trouvais en pleurs, et elle ne savait pas me dire pourquoi. Elle disait regretter presque l'atelier de Belleville. Pourquoi ne regrettait-elle pas plutôt d'avoir quitté son pays et son père ? Sans doute était-elle trop déterminée pour remettre en cause le choix qu'elle avait fait, sans savoir pourquoi, de changer de vie et de continent. Qu'était pourtant devenue la petite femme énergique et colérique qui semblait pouvoir tenir tête au monde entier, et au Pasteur Dreyer ? C'était la faute de l'été, je pense, c'était une masse sèche et violente, qui fatiguait les âmes, leur insinuait le désir de dormir. Mais n'était-ce pas plutôt le contraire d'un désir ? Une fatigue, comparable à celle que me donnait l'alcool.

Donc, elle pleurait, et elle me tomba dans les bras. Elle voulait savoir pourquoi je ne l'aimais pas. Comment le savait-elle ? Je l'ai conduite chez moi. La patronne a ricané en voyant notre couple, mais elle n'a rien dit. Après l'accouplement, il me fallut un effort pour ne pas la frapper. Peut-être aurais-je pu la tuer.

Qu'était devenue Violaine ? Pourquoi la trahissais-je ainsi, sans en retirer tellement de plaisir ? Je ne crois pas qu'elle ait joui non plus, je n'ai guère l'habitude de faire l'amour. Elle a voulu retourner avec moi près de la cave où elle avait été enfermée. Je lui ai demandé si elle en aurait le courage, et elle m'a répondu que oui. Il était déjà plus de dix-sept heures, mais l'atelier ne devait pas être bien loin des Buttes. Elle semblait avoir du mal, pourtant, à retrouver le chemin. Puis, elle me pressa la main. Elle avait reconnu la rue calme où l'avaient conduite ses pas, la première fois qu'elle était sortie, en pleine nuit. Elle ne voulut pas aller plus loin. Elle ne pouvait pas. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, et elle se remit à pleurer. Je l'ai consolée, je lui ai dit que je la comprenais, que c'était normal. J'irais seul, et puis je lui raconterais. Plus tard. Un autre jour. Elle m'expliquerait sur le plan comment retrouver l'atelier. Ces paroles semblaient la calmer, et elle se sécha le visage avec un petit mouchoir en papier, qu'elle avait tiré de sa poche. Elle n'avait pas de sac à main. Pourtant, il y en avait beaucoup en vente dans la boutique où elle dormait. Sans doute les fabriquait-on dans un atelier semblable à celui où elle avait été prisonnière. A Paris, en Chine, ou ailleurs. J'ai voulu la faire entrer dans un café, pour boire quelque chose, mais elle s'est débattue. Peut-être regrettait-elle déjà de m'avoir cédé. Mais était-ce le mot juste ? Elle avait eu besoin que je la pénètre, afin de se convaincre de son existence. Et moi, je n'avais pas eu d'autre fantasme, depuis longtemps déjà, que de la supprimer. De faire en sorte qu'elle n'ait jamais existé. En France du moins, puisqu'elle avait de la famille en Chine, qui se souvenait d'elle.

Elle voulut revenir à l'hôtel, dans ma chambre, pour discuter. Elle ne savait pas ce qu'elle risquait. Mais je n'arrivais pas à prendre au sérieux mon désir meurtrier. Pourtant, ce n'était pas extraordinaire, les journaux étaient remplis de faits divers, je le savais bien. Dreyer m'attendait près du desk de la minuscule réception. En voyant Feiwu avec moi, que je tenais par le bras, il haussa les épaules. Il dit quelque chose comme « cela devait sans doute bien arriver ». Cela ressemblait à un tardif oracle. Quoi de plus vain ?

Depuis quelques jours, les clandestins, les « sans », avaient délaissé les mairies d'arrondissement et les églises. Les journalistes ne s'intéressaient plus à eux, le ministre avait changé. Et puis c'étaient les vacances. On disait que la moitié au moins des meneurs avaient déjà été expulsés, ou même emprisonnés. On examinait les dossiers des autres. On préparait des lois nouvelles, que l'on pressentait assez dures. Mais la plupart des « sans » avaient retrouvé les chantiers, les boîtes de nettoyage industriel, les foyers des sans-abri et les hôtels véreux. Ils avaient chaud, ils suaient, malgré les peaux noires. L'épuisement les empêchait peut-être de trop sentir la morsure du désespoir. Mais même cela n'était pas sûr.

Moi, j'y pensais, mais je n'arrivais pas à partager leurs tourments, encore moins leur fatigue. Ils ne suscitaient en moi que des images vagues, et des mots creux. Je souffrais de ce vide, je le baptisais, par complaisance, solidarité. Sympathie. Je sentais, en moi, le Mal. Parfois je me disais que c'était ma nature, qu'il fallait lui obéir, que c'était la distance que je mettais entre lui et moi qui me faisait souffrir. Et puis l'instant d'après, je voulais protéger les autres. Eviter de les fréquenter de trop près. De près je ne savais que haïr. Surtout les femmes. Je voulais frapper la chair, la chair humaine. De mes poings, la meurtrir. Tuer peut-être. Sans doute. Sûrement.

Un jour, le Pasteur et moi nous nous sommes égarés le long d'un Boulevard que nous ne connaissions pas. Nous sommes entrés dans un bistrot bizarre, à l'air misérable, rempli pourtant d'affiches et de calicots à la gloire des Rois de France, et nous avons commencé à boire. Les Royalistes présents dans le bar ressemblaient à des pauvres. Ils ne nous prêtaient aucune attention. J'ai ressenti le besoin de me confier. J'ai expliqué à Dreyer que, souvent, et sans raison, sans que ce soit sa faute, Feiwu excitait en moi des élans sanguinaires. Il n'a pas eu l'air surpris. Il m'a demandé si Violaine, cette Violaine que je cherchais en vain depuis longtemps, et jusqu'à Paris, si Violaine... L'avais-je tuée ?

C'était donc pour cela qu'il m'avait suivi jusqu'à Paris ? Il voulait savoir, pas me dénoncer. L'avais-je tuée ? Oui ou non ? Je lui ai dit que non, que je n'étais pas fou au point de chercher partout une femme que j'aurais trucidée ! Oui, si je n'étais pas fou, pourquoi chercher une morte ailleurs que dans mes souvenirs ? D'accord, j'étais quelqu'un de secret, et de violent, mais je n'étais jamais allé plus loin que la simple fantasmagorie. Ce n'était pas à mon âge que j'allais passer aux actes. Pourtant, me dit-il, n'avais-je pas fait l'amour, sans doute pour la première fois, il y avait de cela à peine quelques jours ? Je lui ai dit que non, que ce n'était pas la première fois. Je ne l'avais jamais dit, ni à lui ni à personne, mais Violaine elle-même m'avait cédé. J'avais pu la caresser chez elle, deux ou trois fois. La première fois, elle m'avait même laissé la pénétrer. Cela avait été très fugace, mais ce n'était quand même pas un songe. Et Violaine n'était pas la première.

Dreyer semblait hésiter. Finirait-il par me croire ? Il préféra me laisser là, il voulait rentrer chez lui, c'est-à-dire dans son hôtel. C'était la première fois qu'il lâchait prise de cette façon, sans que je le chasse d'une façon ou d'une autre. Je suis resté quelques heures, dans ce décor où je n'avais rien à faire. J'ai bu encore, j'ai même mangé un croque. L'addition fut salée. Je voulais penser à Violaine, mais c'était comme si mon corps, ou ma mémoire, s'y refusaient. C'était un dégoût. Dégoût de son corps déjà vieilli ? Dégoût de moi-même qui n'avais pas pu la séduire ? Qui n'avais pu ni la faire jouir, ni la faire souffrir. Ah, la faire souffrir ! Mais elle s'était réfugiée dans la fuite. Elle ne voulait plus me voir. Elle voulait voyager. Sans doute était-elle toute proche d'ici. A Paris. Oui, je sentais sa présence.

Mais non. Elle n'avait jamais été aussi loin. Quelle idée ! Violaine, veiller sur moi ? J'ai fumé le cigare que le Pasteur m'avait laissé. Je ne fumais pas souvent, surtout des cigares. La fumée me faisait tousser. J'ai abandonné le cigare dans le cendrier. Le patron, tout royaliste qu'il fût, a eu l'air surpris, et le couple qui déjeunait là également. Déjeunait, ou bien goûtait ? Mais j'avais l'impression de fumer Violaine elle-même. C'est sans doute cela, l'amour.

Le couple parlait à voix basse. Ils ne semblaient pas heureux de leur sort. Ils parlaient de la chienne. Sans doute était-ce la République. Je suis sorti. Il pleuvait. Une averse. Il était trop tard pour revenir dans le café. Je suis allé voir Feiwu. C'était l'heure de la fermeture. La chinoise de Phnompenh serait sans doute partie avant que j'arrive.

Feiwu pleurait. J'avais souvent essayé de tarir ses larmes en l'embrassant, mais cela ne servait à rien. Je n'osais plus lui faire l'amour. Je craignais de m'emporter dans cet acte, de la frapper. Heureusement, il n'y avait pas de couteau de cuisine, ni à l'hôtel, ni dans la boutique. Juste des canifs et des coupe-ongles, fabriqués en Corée ou à Hong-Kong, et vendus comme souvenirs de Paris, parce qu'y était dessinées des tours Eiffel. Tiens, je n'avais vu la Tour Eiffel que de loin. De Belleville. Je lui ai proposé de nous y rendre, et elle a demandé pourquoi. Je n'ai pas insisté. J'étais de son avis. Mais elle s'ennuyait, malgré les menaces qui pesaient sur elle. C'était cet ennui qu'elle avait fui jusqu'à Paris. A défaut de Tour Eiffel, à défaut de la conduire dans ma chambre, nous nous sommes promenés dans le Parc des Buttes-Chaumont. Il était surpeuplé cet été-là. Nous sommes montés au promontoire, qui se tient très haut au-dessus du bassin rempli de canards de toutes les espèces. Il y a là une folie, ronde, avec des colonnes, qui évoque l'antiquité. Je lui donnais les noms des monuments de Paris. Quand je les connaissais. Bientôt, nous nous perdîmes dans le labyrinthe du parc.

Ce fut quelques jours plus tard qu'elle reçut une première convocation pour la Préfecture. Ou plutôt, il fallait aller la chercher à la poste. Comment avaient-ils eu son adresse ? C'est-à-dire celle de sa logeuse. Sans doute s'était-elle trop mise en avant, lorsqu'elle avait participé aux mouvements du début de l'été. Ou bien quelqu'un l'avait-il dénoncée. Mais qui ? Peut-être enfin son dossier avait-il franchi une étape de son mystérieux parcours. En tout cas, cela ne pouvait pas être la régularisation tant désirée. Certes, une rumeur optimiste courait, mais c'était sans doute la police qui l'avait lancée. Beaucoup qui y avaient cru avaient été pris dans les locaux mêmes de la Préfecture, ou du Service des étrangers de la porte de la Chapelle. Ils profitaient de l'été pour se débarrasser des plus remuants. Mais peut-être n'était-ce là qu'une seconde rumeur, greffée sur la première ?

Si c'était vrai, quelques ambassadeurs africains protesteraient, et puis on n'en parlerait plus. Du moins le croirait-on d'abord. ll était seulement curieux que les fonctionnaires chargés de ce travail ne soient pas eux-mêmes sur les plages. Ils devaient prendre l'affaire à cœur.

Beaucoup d'expulsés, disait-on encore, s'étaient retrouvés par erreur, sous prétexte de rapatriement, dans un pays inconnu, où ils avaient erré, près d'un aéroport, ou dans une métropole surchauffée et miséreuse, dont ils ne parlaient aucune des langues. Certains avaient réussi à rentrer chez eux, ou même à revenir en France. Oui, ils avaient eu cette force. Ils avaient gagné chaque sou, chaque centime, de leur retour. Ils auraient pu s'installer avec cet argent dans leur nouvelle patrie. Mais ils ne le pouvaient pas. C'était une affaire de dignité. Fallait-il le leur reprocher ? N'était-ce, de nouveau, qu'une légende ? Cela me faisait songer à Violaine, et Dreyer lui-même, quand il en entendit parler, pensa un peu à Dieu. A vrai dire, moi, je n'y croyais guère, à ces nègres qui revenaient en France en barque, ou accrochés au train d'atterrissage d'un avion cargo. Autant s'attendre à voir les morts revivre parmi nous. Reprendre leur place. Et eux au moins en avaient eu une. De leur vivant. C'était tout de même plus facile.

Feiwu aurait aimé déchirer la convocation, que lui présentait de l'autre côté de la vitre l'employé des postes. Elle était imprimée sur papier rouge. A part la couleur, cela ressemblait à un télégramme. Mais on ne put lui remettre le message. Elle n'avait aucun papier d'identité. Par la suite, elle ne prêta plus attention aux avis que lui adressa la poste.

Un jour que Feiwu pleurait, je ne sais pourquoi, j'essayai de lui parler de Violaine. Violaine. Cela la réveilla de sa torpeur. Une torpeur humide. Elle me mordit le cœur de la main. J'y garde encore la trace, blanchâtre et presque imperceptible, de ses dents. La main droite. Ce fut la jalousie, cette jalousie, et peut-être aussi la peur qu'on vienne la chercher dans sa boutique, qui la décida à s'installer chez moi ; je veux dire à l'hôtel. N'était-ce pas absurde, alors que je ne pouvais rester à Paris plus loin que la fin de l'été ?

 

Ou ce que je croyais être la fin de l'été. Au café, « Chez Marc », le Pasteur me détrompa, il me parla de solstices, et d'équinoxes. C'était un fin pédagogue, qui avait lu l'Emile de Rousseau. Dans sa jeunesse. En conséquence, je ne compris rien, parce qu'il refusait de m'expliquer. Je devais trouver par moi-même. Lui se contentait de faire rouler des verres, qui figuraient les planètes, et une bouteille de Ricard sur la table du bistrot où nous conférions. La bouteille, c'était l'astre des jours, la table, c'était le plan de l'écliptique. Comme Dreyer inclinait par rapport au plan de l'écliptique son verre tout plein de pastis, et qu'il se vidait sur la table, le patron, Marc, qui commençait à nous connaître, eut peur, et confisqua tout notre matériel pédagogique. Sauf la table (le plan de l'écliptique). Bref, conclut le Pasteur, déjà très rond, l'été se termine en automne ; et pas avant.

J'ai décrit Violaine à Marc. Connaissait-il, à Paris ou ailleurs, une femme qui lui ressemblait ? Il me promit d'y réfléchir. Peut-être parce que nous étions de la même génération, et que nous avions une bonne descente, il nous aimait bien. Ou bien c'était parce que nous étions Alsaciens, et qu'il faisait le lien avec le décor de son bistrot. Allez savoir...

Bientôt, j'en voulus à Feiwu. Oui, je lui en voulais de sa propre naïveté, de sa façon de se raccrocher à des solutions qui n'en étaient pas, comme si elle ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Il est vrai qu'elle ne supportait plus les coups de fil anonymes qu'elle recevait à la boutique parfois. Rarement. C'était toujours pendant mon absence. Le correspondant inconnu se taisait, ou se contentait de laisser entendre sa respiration. Une fois, il parla. Il dit que c'était une erreur. Mais était-ce bien la même personne ? « Salaud », dit enfin Feiwu. Mais l'on avait déjà raccroché. Feiwu soupçonna la police. Des compatriotes. Dreyer. Elle me soupçonna moi aussi.

Par pitié, je lui promis de la laisser s'installer à Wittels. Mais je comptais partir sans la prévenir, je comptais la plaquer. En aurais-je eu le courage ? Je me sentais étouffer avec elle, auprès de cet être vigoureux, plein de vie, mais que les circonstances condamnaient à l'impuissance. C'était aussi par charité que je songeais à lui réserver un mauvais sort.

Il y eut aussi cet homme, à l'hôtel, ni blanc ni jaune, une sorte de Tamoul, qui semblait nous attendre sur le palier. Je lui ai demandé qui il était. Il ne me répondit pas. Il me bouscula et descendit l'escalier en courant. Etait-il des RG, comme le prétendit, je ne sais pas pourquoi, Dreyer ? Feiwu n'avait pas de droits, ils en profitaient. Je les comprenais. Ils me ressemblaient. Nous avons changé d'hôtel. Le nouveau se trouvait dans une petite rue, non loin de la Bastille. Etait-ce cette colonne, le monument qui hantait mes souvenirs d'enfance. Etais-je venu là avec ma mère ? Cherchions-nous mon père ? Ou bien était-ce à Bordeaux ? Y a-t-il à Bordeaux une colonne qui ressemble à la colonne de Juillet ? Je ne sais pas. En tout cas, ce quartier n'éveillait en moi aucun souvenir précis. Aucun état d'âme d'autrefois. Quels étaient mes états d'âme quand j'étais enfant ? En avais-je ? Le nouvel hôtel était plus moderne que l'autre. L'on ne voyait guère les femmes de service, et pourtant notre chambre était toujours prête quand nous rentrions, même en début d'après-midi. C'était, il est vrai, plus cher. Dreyer me prêta un peu d'argent. On voyait que cela ne lui faisait pas plaisir. Mais pourquoi acceptait-il ? Je crois qu'il était assez riche, même s'il n'en parlait jamais. J'avais depuis peu un projet. Je voulais aller à la mer, en Normandie ou en Vendée. Je disais à Dreyer que c'était pour nous débarrasser de ceux qui nous guettaient, ou voulaient nous faire croire qu'ils nous guettaient. Avaient-ils perdu notre trace ? C'était peu probable, même si j'avais donné un faux nom à l'hôtel. Il ne devait pas être difficile de nous retrouver. Encore fallait-il en avoir envie. Et exister vraiment. A la gare Saint-Lazare un grand type nous salua, en affectant une politesse exagérée. Un Blanc. J'ai quand même voulu acheter le billet. L'homme nous a suivi jusqu'au guichet. Il se tenait derrière nous. Trop près. A quoi cela rimait-il ? Ils n'avaient qu'à arrêter Feiwu, s'ils en avaient envie. Feiwu ne voulait plus quitter Paris. « Tous ces gens, pour moi, dit-elle comme on parle en dormant. Dire qu'à Orly, personne n'a vérifié mon passeport. »

Elle avait l'habitude, elle qui venait d'un pays où régnait un régime policier. Mais elle me dit que là-bas, elle était du bon côté du manche. Son père était le chef des communistes de son district. Elle avait même une photo de lui. Elle ne me l'avait pas montrée tout de suite, comme s'il s'agissait d'une relique précieuse. C'était un homme trapu et vigoureux, l'air d'un militaire. Sur le cliché, il coupait du bois, avec une hache, dans la cour d'une maison d'allure modeste. Il s'était fait un peu la tête de Mao, mais il ne lui ressemblait pas. Ses traits étaient bien plus anguleux. Plus menus aussi. Feiwu me parla de sa région, adossée aux premiers contreforts de l'Himalaya. Il y avait pourtant là de très grandes villes. Deux en tout cas. Son père régnait sur l'une d'elle. C'était un lacis de rues en pente et d'escaliers.

Feiwu aimait les grandes villes. Parce que Paris était grand, elle s'y croyait, contre toute évidence, davantage à l'abri que partout ailleurs en France. Je ne lui ai pas demandé si elle renonçait à me suivre, à la fin du mois, à Wittels. J'avais le désir, semblable à celui du sommeil, de retrouver ma vie de vieux garçon, qui rêve à Violaine en se frottant contre ses draps. J'étais fatigué de cette fuite immobile tout au fond de la nasse parisienne. Dire qu'un instant j'avais cru toucher du doigt l'existence. Etait-ce donc cela, la vraie vie, comme ils disent ? J'étais fatigué aussi des pleurs continuels de Feiwu, cette fille qui m'avait semblé si forte, et qui l'était sans doute. Mais cette force se retournait, c'était évident, contre elle. A cause de sa situation, il eût mieux valu être faible, passive, résignée, patiente. Peut-être était-ce là une autre forme de force du caractère, une autre expression du même principe de vie. Vivre. En avais-je envie ?

Il est vrai que Feiwu pleurait moins, que Feiwu ne pleurait plus, depuis que la menace lui semblait plus précise, avait pris forme humaine, dans un escalier ou une gare. C'était une fille courageuse, mais qui avait besoin d'identifier ce qu'elle combattait. Serait-ce une ombre. Elle ne savait pas lutter contre elle-même. Elle n'en avait pas l'habitude. Contrairement à moi. Ou bien cet ennui, qu'elle avait rencontré dans son pays, et fui, était-ce elle-même ?

Mais plus personne ne venait nous harceler, depuis que nous habitions cette chambre près de la Bastille. On ne voyait rien de la petite fenêtre, sinon quelques pans de mur. La cour de l'hôtel, sans doute. Les larmes reprirent. Elle devait se sentir seule, malgré ma présence. Moi, je recommençais à ne penser qu'à Violaine. Je m'attendais à la rencontrer dans la rue, dans le métro. Je demandais aux vagues amis que je me faisais dans les bistrots s'ils ne connaissaient pas une femme qui lui ressemblait. L'un d'eux, Georges, le garçon du café Charenton, m'amena même une jeune femme qui lui ressemblait étonnamment. Elle aurait pu être la fille de Violaine. Elle riait, contente du tour qu'elle m'avait joué. « Et encore, commenta Georges, je ne la connais pas, ta Violaine. Et voilà que je te l'ai presque retrouvée. »

J'ai souri. Je n'étais pas mécontent de leur mauvais tour. Tout ce qui ressemblait à Violaine me faisait plaisir. Et qui sait, un jour, ce ne sera pas vraiment Violaine qu'ils conduiront jusqu'à moi ? Vite, je leur ai donné mon adresse à Wittels. Georges a rigolé. Je la lui avais déjà donnée au moins trois fois. Avec mon téléphone.

Oui, je me sentais loin de Feiwu, de ses problèmes de papiers, de Paris aussi. L'alcool m'aidait à supporter cet éloignement. Jamais je ne m'étais senti amoureux de Feiwu, à peine pouvait-on parler d'amitié, surtout si l'on avait su (mais comment l'aurait-on su) que je réfrénais en moi l'envie de lui faire du mal. Surtout du mal physique. Je l'avais consommée, comme un fruit curieux, à la peau très lisse. Je ne me faisais pas vraiment à la forme particulière de son visage, ou plutôt de sa tête. C'était du racisme. Ou un manque d'habitude. Cela passerait peut-être, si je devais vivre longtemps encore auprès d'elle. Mais peut-être pas. Tout cela je me l'avoue avec peine. Etait-ce par cruauté que j'ai essayé une seconde fois de convaincre Feiwu de me mener jusqu'à son ancien atelier ? Je lui avais dit, un peu sans savoir, que la seule solution était de porter plainte contre ses employeurs, que l'on avait vu des clandestins régularisés après l'avoir fait. Elle marchait vite, devant moi. Je pensais que cette fois j'allais savoir, que cette fois j'allais voir. Mais de nouveau elle s'est figée. Elle a dit qu'elle ne pouvait pas, que c'était comme un trou noir, que, non, elle ne pouvait pas. Je n'ai pas insisté.

A présent j'ai honte, à présent, il me semble l'aimer. Mais c'est trop tard, et peut-être que l'image que je me fais d'elle ne lui ressemble plus. Oui, j'ai honte, même là où je suis, dans ces limbes où le temps passe avec douleur. Dans ces limbes où on se croit éternel. Car je suis désormais un vieillard. Comme je suis à moitié gâteux, je me crois souvent déjà mort. Alors je me plains. Pauvre, chère ombre. Je ne fais rien, je ne sens plus mon corps. Je me laisse nourrir, je pisse et je me souviens. La prostate. Après mes deux opérations, mes organes sexuels ne ressemblent plus à rien. Aucune pilule bleue ne me fera plus bander, même quand je pense à elles deux. Elles deux, Violaine et puis Feiwu. Tout fut-il vraiment de ma faute ? Que se serait-il passé si je n'avais pas raconté à Violaine, pour me donner un genre, que la musique n'était que du bruit ? Elle aimait tant la musique ique. Elle avait alors conçu un extraordinaire mépris à mon égard. Qui sait ? Si elle m'avait accepté, si elle avait vécu avec moi, elle ne serait pas morte si jeune. Car elle est morte, je l'ai appris depuis. Non, je ne prétends pas que j'aurais su la protéger. Pas plus, pas mieux, que l'autre. Que Feiwu.

Je parle dans l'absolu, n'y voyez aucune allusion à quelque événement précis de sa vie, ou de la mienne. Des circonstances différentes auraient produit des effets différents, c'est une loi. Je n'y suis pour rien. Mais il en est une autre, qui veut que l'essentiel finisse toujours par se déployer au grand jour. Ce qui ne naît pas était donc sans importance. Avec quel alphabet, cependant, cet essentiel est-il écrit au plus profond de nous ? Devais-je, par exemple, finir dans cet hospice de Romainville, dans la peau d'un vieillard émasculé ? Quel rapport cette agonie a-t-elle avec le reste de mon existence ? Je n'en vois aucun. Qui dira pourtant que la fin d'un homme est inessentielle ? Oui, me voici, dans ce lit, rangé entre les toilettes et la télévision, dont je ne comprends pas les programmes. Ils me parlent d'un monde plus jeune que moi. C'est curieux un monde plus jeune qu'un homme. Que lui est-il donc arrivé ? Et que suis-je devenu ? Et Violaine ? Et Feiwu ? Et le Pasteur ? J'éprouve tant de peine à me rappeler de tout ça. Qui de toute façon écouterait mes radotages ? Je me suis raconté cela tant de fois, les infirmières me faisaient taire. Peut-être ne supportaient-elles pas mon récit. Récit, est-ce d'ailleurs le mot ? C'est un vide qui apparaît au milieu de l'existence, et l'aspire à soi. C'est un tourbillon, une flamme, qui se nourrit de sa propre matière, et se détruit en la consommant. Très tôt j'y ai pensé. Oui, je l'ai pensé avant de le vivre. Jusque dans les dissertations que je rendais aux professeurs de français. Comme cela leur faisait peur, ils me donnaient de mauvaises notes, avec un commentaire gêné. On aurait dit une vieille fille polie, à qui l'on vient de faire une déclaration. Mais non ce n'est pas le vide. Pas le néant non plus. C'est le temps. Comme de la musique, avec la musique en moins. Beaucoup de mots cependant. Trop sans doute. Il en faut, pour faire sentir qu'il passe. Quoi donc ? Le temps. Ainsi colore-t-on parfois de rouge les eaux qui s'enfoncent dans un gouffre, afin de les retrouver. La suite de l'histoire, dites-vous ? Et buvais-je autant que je l'ai dit ? Sans doute, sans doute. J'avais retrouvé le café où le Pasteur s'était livré à des cours d'astronomie populaire, oui, là, dans cette rue calme, la villa du Parc, de l'autre côté des Buttes. Je restais toute la journée à la terrasse. J'essayais de me contenter de vin, du rouge, afin de retrouver mes esprits. Un verre de rouge. En Alsace, on boit du vin au bistrot, cela étonne les Parisiens, qui confondent l'Alsace et la Bavière. Cela ne se fait plus guère à Paris, sauf dans certains bars spécialisés, les bars à vin, du côté de la Bastille. Pas chez Georges, non pas chez Georges.

Comme Georges, Marc avait pris au sérieux mes questions à propos de Violaine. Il ne connaissait personne qui lui ressemble, mais il s'était informé, auprès de sa clientèle, et d'autres commerçants. « Paris est grand », me disait-il pour réfréner mon enthousiasme. Il avait peur de me décevoir. C'était un vieux lui aussi. Dix ans peut-être de plus que moi. Ses enfants avaient honte de lui. Dans le dix-huitième arrondissement, un coiffeur de ses amis, connaissait une cliente qui s'appelait bien Violaine. Malheureusement, son nom de famille ne lui revenait pas. Mais elle ressemblait vraiment au portrait que j'avais fait d'elle. L'âge correspondait aussi. Elle n'était pas libraire cependant. Elle travaillait dans un bureau, à la Défense. Ce ne pouvait être qu'elle. Marc avait même pu obtenir son adresse. Pourtant ça ne se fait pas, d'habitude, il faut respecter la clientèle, avait dit le coiffeur. Rue Damrémont. Ça me disait rien. Il paraît que c'était près de Montmartre, et d'un cimetière. Malheureusement la dame était en vacances pour le moment. Où ? On ne savait pas. En Alsace peut-être, ce serait marrant. Ou même à Wittels. Elle reviendrait à Paris quand je serai reparti. Pourquoi ne pas téléphoner là-bas, à Wittels, pour savoir si on l'avait vue ? Je me rendais à peine compte qu'il faudrait bientôt y retourner. Je ne pouvais guère rester à Paris plus d'une semaine encore. Paris. Je n'en avais vu que quelques quartiers, autour de Belleville et de la Bastille. L'Est, décidément.

Je suis rentré à l'hôtel en me demandant s'il était vraiment possible que je revoie Violaine bientôt. J'étais saoul. Comme d'habitude. Feiwu n'était pas rentrée. Elle avait laissé la clef à la réception. Elle était partie acheter des babioles, une serviette je crois, au Bazar de l'Hôtel de ville. Elle ne rentrait pas, et il était déjà tard. Elle avait cru passer inaperçue, avec tous ces touristes japonais. Comme si elle leur ressemblait ! J'ai appelé la police. Ils m'ont renvoyé de service en service, de numéro de téléphone en numéro de téléphone. Ils l'avaient arrêtée, c'était évident. Un contrôle d'identité, je suppose, à la sortie du magasin. Je n'ai jamais su ce qui était arrivé exactement. Comment c'était arrivé, je veux dire. La police ne voulait rien me dire, pas même son lieu de rétention, sous prétexte que nous n'étions pas mariés. Il en allait du respect de la vie privée, me déclarait-on. C'est par Dreyer et par le carrefour interconfessionnel des migrants, en fait une association protestante qui avait ses entrées dans les centres de rétention administrative, que j'ai su qu'elle était encore à Paris, près des entrepôts du boulevard Mac-Donald et de Pantin, au bord du périphérique, non loin du service des étrangers. Le train qui va à Mulhouse passe tout près de là.

Je m'y suis rendu, pour essayer de la rencontrer. C'était, semble-t-il, une ancienne caserne, entourée de hauts murs. On ne m'a pas laissé entrer. Les policiers qui surveillaient l'entrée m'ont dit, comme pour me rassurer, que Feiwu était sans doute en « zone justice ». Qu'est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? On m'avait prévenu. Même les avocats avaient du mal à rencontrer leurs clients. J'avais supplié les gens du carrefour interconfessionnel de me présenter comme l'un d'entre eux, mais la dame de l'association, Mme Prossier, une femme déterminée aux cheveux gris, avait refusé. Ce serait irresponsable, a-t-elle expliqué, de mettre ainsi en danger la relation de confiance qu'on avait eu tant de mal à instaurer avec l'administration. Ou plutôt les administrations. La police, la préfecture, la justice... On parlait depuis les mouvements de l'été d'une convention de l'Etat avec le Carrefour, et d'autres associations encore. Cela me faisait une belle jambe. D'ici là, Feiwu aurait disparu. Ils m'ont proposé de lui faire passer une lettre. J'ai refusé. Moi, ou rien. Ils m'ont demandé quel jeu je jouais. Je me demande, à présent, si je ne tenais pas à la brutalité abstraite avec laquelle elle avait disparu. C'était comme si elle n'avait jamais existé. Je voulais la résorber et l'étouffer en moi. Comme un mauvais rêve. Mais dans ce cas, pourquoi demandais-je à la revoir ? Pourquoi suis-je revenu, un soir, errer autour du centre de rétention ?

J'ai su que la dame de l'association était venue la voir en personne, sans me le dire. Feiwu refusa de lui parler. Quand elle prononça mon nom, elle se ferma davantage encore. Elle n'acceptait de parler qu'à ses compagnes d'infortune. Elles étaient trois dans la chambre, des Africaines, et avaient protesté quand on avait ajouté Feiwu. On les avaient raflées dans le métro. On leur avait demandé leurs papiers, et elles avaient tendu leur carte orange. Les flics avaient ri.

Malgré le soleil d'août, les fenêtres immenses n'avaient pas de rideau, mais des draps. Les femmes restaient en général assises sur leurs lits, elles n'avaient rien à lire. Elles pouvaient se rendre dans une sorte de salle commune, où régnait le poste de télévision. On leur disait qu'elles avaient de la chance d'être là, que c'était un endroit clair, et presque propre. Que d'autres étaient enfermés dans les sous-sols de la préfecture, ou des commissariats, en attendant d'être expulsés. Cela prenait parfois douze jours. Au-delà, on était censé les relâcher. Mais qui, dans un commissariat, défendait leurs droits ? Ici, il y avait les gens du Carrefour.

La dame du Carrefour, Mme Prossier, considérait qu'il ne servait à rien de contacter un avocat. Feiwu n'avait aucun droit, tant que sa rétention n'avait pas dépassé douze jours. Ou des droits purement formels. Il restait pourtant un espoir. Ou même deux. Puisque Feiwu n'avait pas de passeport, elle devrait faire le tour des ambassades. Aucune, peut-être, ne voudrait d'elle. Ou du moins elles feraient suffisamment de difficultés, pour que le délai de douze jours vienne à son terme avant qu'on ait statué sur son cas.

« Et le deuxième espoir ? » ai-je demandé. C'était le coût du voyage vers la Chine. Peut-être même n'y aurait-il aucune place d'avion. Même à la fin de l'été, c'était possible. Dreyer protesta. Non, l'été n'était pas fini. Il ne finirait qu'en automne. La bonne dame de Phnompenh était venue, elle aussi, avec son mari, que je ne connaissais pas encore. Elle parlait beaucoup, elle se désolait. C'était curieux, elle parlait de ses enfants, pas de Feiwu, personne ne comprenait pourquoi.

Mme Prossier soulignait la chance, et la malchance, de Feiwu. D'un côté, il était rare qu'on interpellât des asiatiques, en tout cas des femmes. De l'autre, elle n'était pas malheureuse, dans la caserne de la porte de Pantin. Déjà, l'étage, où elle était, valait mieux que le rez-de-chaussée. Et que dire, surtout, des sous-sols du commissariat du dix-huitième, ou de la Préfecture. Les retenus ne voyaient plus le soleil, ils s'entassaient par terre, parmi les détritus. Ils n'avaient que des seaux et des bassines pour satisfaire leurs besoins. Ils moisissaient là, sans aucun contrôle, parfois des semaines entières. Feiwu, elle, ne disposait-elle pas d'un lit, d'une fenêtre ? Elle pouvait même regarder la télévision, dans la salle commune, avec les gens des autres chambres. Elle ne le faisait pas. Mme Prossier racontait qu'elle tirait un bout du rideau (ce n'était qu'un drap) et contemplait un morceau de ciel. Toute la journée. Elle regardait vivre les nuages, disaient ses compagnes.

Je me suis retrouvé seul à l'hôtel. Cela faisait maintenant trois jours qu'ils avaient arrêté Feiwu. Feiwu avait refusé de nous faire parvenir une liste de ce dont elle avait besoin. On l'avait conduite devant un juge, pour prolonger sa rétention. Personne ne s'était encore occupé de son expulsion. Ils avaient le temps. Je regrettais de n'avoir jamais eu l'idée de la prendre en photo. Je n'avais jamais eu d'appareil, il est vrai. Je n'avais que le souvenir de son visage. J'ai essayé de la dessiner. Je n'y suis pas arrivé. Je n'arrivais à dessiner que le visage de son père, tel qu'il était sur la photo qu'elle m'avait montrée. A part le souvenir de cette photo, il ne me restait d'elle qu'une culotte. Et puis une tasse fabriquée en Chine, qui portait au revers l'énigmatique inscription « melamine ware ». De l'anglais. La marque, sans doute. Je me rappelais aussi que, la nuit, à l'hôtel, elle aimait regarder l'étoile de néon, sous notre fenêtre. Puis elle disait toujours la même chose, que dans sa ville, il y avait une étoile toute pareille. Elle ornait, non un hôtel, mais la façade du bâtiment du parti. C'était là que siégeait son père. Avant de partir à la retraite. Elle n'aimait pas se souvenir que son père avait perdu tout pouvoir, sinon toute influence. De ce pouvoir, elle parlait au présent. Peut-être cherchais-je trop loin, peut-être avait-elle seulement du mal avec la grammaire française.

Je suis retourné à sa prison. Je n'ai même pas essayé d'entrer. J'en ai fait le tour, ou plutôt le tour de l'enceinte. Elle était couverte d'un enduit grisâtre. Ça et là, il avait craqué. On voyait alors la brique. Bientôt, ce ne fut plus le boulevard, mais un quai. Etait-ce le même canal que celui où j'avais retrouvé Dreyer ? Il y avait d'immenses entrepôts, de l'autre côté de l'eau. Quelques immeubles aussi, qui semblait se tasser, près de s'écrouler. Des gens habitaient-ils là ? Des squatters, qui un jour traverseraient le canal pour être enfermés à leur tour derrière ce grand mur. Impossible de voir le bâtiment où Feiwu était enfermée. Dormait-elle ? Il était déjà tard. On ne voyait que ce mur, et quelques reflets dans l'eau calme. On entendait la rumeur de la ville. Des voitures, un train. Autre chose encore. Des voix ? Des cris ? Et puis, tout à coup, une place, une station de métro. Il y avait même un manège. On l'avait couvert d'une bâche. De cette place, du trottoir le plus éloigné de l'enceinte, l'on pouvait enfin voir, oui voir, la prison de Feiwu, les fenêtres sans barreaux de l'ancienne caserne. Aurait-elle pu fuir cette nouvelle prison comme elle l'avait fait de la première, de la cave-atelier de Belleville ? En avait-elle encore le désir ? Ou bien ? Ou bien ?

Je cherchais, en vain, à deviner quelle fenêtre était celle de Feiwu. On entendait des cris. J'ai réalisé que je n'étais pas seul sur cette petite place, il y avait d'autres ombres que moi, des femmes, quelques hommes. J'étais le seul Blanc. Tous criaient. Etaient-ce des noms ? Ou simplement les mots de langues que je ne connaissais pas ? Que pouvaient-ils dire ? « Es-tu encore là ? » « Oh, réponds-moi ! » Non, il n'y avait pas grand chose à dire. Pleurer à la rigueur. Mais aucun d'entre nous ne pleurait. Bientôt les lumières, aux fenêtres, s'allumèrent. Jaunes pour la plupart, certaines blanches. Des silhouettes apparaissaient, elles repoussaient les draps qui faisaient office de rideaux. Toutes les fenêtres ne s'étaient pas éclairées. Beaucoup n'attendaient personne, et se moquaient de ce qui se passait dehors. Ils étaient déjà loin de Paris. C'étaient les plus heureux. Je me doutais que Feiwu en faisait partie. Comment le savais-je ? Je le savais, c'était tout. Des cris, venus du Centre de rétention, vinrent se mêler aux notres. Ils ne nous parvenaient qu'atténués. D'autres bruits encore provenaient de la ville, y compris les protestations et les moqueries des riverains. Tous ces bruits se mélangeaient avec la nuit naissante. Une moto passa. Je me suis souvenu de la moto dont Feiwu m'avait parlé, et j'ai quand même eu envie de chialer. Je me suis décidé à crier son nom. Je savais qu'elle m'en voulait, qu'elle ne répondrait pas. Elle ne pouvait d'ailleurs pas m'entendre, j'en étais sûr aussi. Pourtant, j'étais tout aussi sûr qu'il fallait l'appeler. Ce n'était plus un désir, c'était un devoir. Il le fallait. J'ai crié, mais ma voix était si faible. On parle de voix blanches. J'ai recommencé, plus fort, et plus fort encore. Un instant, on n'entendit que mon cri. Les autres, par hasard, s'étaient tous tus. M'a-t-elle entendu ? Le pouvait-elle ? Peut-être dormait-elle ? Le vacarme avait repris. C'était inutile. Paris criait son angoisse. Paris était étranger à lui-même. On voulait expulser Paris. Paris, et cela au moins était rassurant, avait une voix presque humaine.

Personne ne m'entendait ce soir-là, et je criais. La nuit tombait, je criais plus fort encore, et je ne m'entendais plus. La nuit était trop épaisse, la nuit était un cri, la nuit était mon cri. Pourtant, je résistais, non à un ennemi, mais à la bêtise, à cette bêtise de la nuit. Une nuit traversée de cris, et de lueurs fugaces. Les fenêtres s'étaient éteintes pour la plupart. Les hurleurs partaient, un à un. Je voulais partir le dernier. Mais ce n'était pas facile. D'autres venaient prendre la relève de ceux qui avaient abandonné, de ceux qui s'étaient rendus à la nuit. Cela dura des heures. Et puis je fus seul. Je hurlais toujours. J'avais mal. Je faisais effort pour me projeter en pensée de l'autre côté du mur, pour me projeter en elle. Télépathie.

Cela marchait, je la sentais tout près de moi. Une réponse me vint, de la prison. C'était une voix d'homme, une voix qui me sembla d'Afrique. Elle disait « Ta gueule. On veut dormir. » Je me suis tu. J'ai fixé la masse des ténèbres. Toutes les lumières s'étaient éteintes. Du moins celles qui venaient d'au-delà du mur, car le canal luisait sous les réverbères. J'ai fixé un point, dans les ténèbres. Feiwu se trouvait juste derrière ce point, et elle sentait elle aussi ma présence. Maintenant qu'il était trop tard, je l'aimais. Je me disais aussi, parce que je l'aimais, qu'elle m'avait échappé, que c'était heureux, que je n'aurais pas su l'aimer si elle m'était restée. Mais cela ne me consolait pas. Je l'aurais rejetée, je l'aurais peut-être tuée. Mais cela ne me consolait pas. Oui, je ne voulais plus la perdre. Je voulais la posséder encore, serait-ce pour l'abandonner, serait-ce pour lui fouiller les entrailles avec un couteau. Je ne supportais pas qu'elle m'échappât ainsi. Et je savais pourtant que c'était heureux. Ce qui me rassérénait, c'était qu'elle n'avait pas voulu me fuir. Elle n'avait pas eu le temps. Mais pour cette raison, elle ne pouvait pas prendre la place qui était celle de Violaine. Ainsi, Feiwu n'avait même pas réussi à me faire oublier Violaine. Pauvre Feiwu. Pauvre Violaine.

Qu'est-il arrivé à Feiwu ? Elle n'est jamais revenue, à ma connaissance, à Paris. C'est comme si on l'avait gardée, pour toujours, dans sa prison. J'ai essayé de savoir. J'ai téléphoné, j'ai écrit. Le Carrefour avait perdu sa trace. Ils avaient d'autres affaires à traiter. Ils ne s'occupaient pas du passé. Et puis, on ne leur disait pas tout. Feiwu avait quitté la « zone justice », elle avait gagné la « zone extraction », voilà tout ce qu'ils savaient. Elle était passée devant un juge, parce qu'il le fallait au bout de deux jours de rétention, et puis le lendemain, elle était partie. L'administration du Centre, les gens de la « zone police », ne voulaient rien dire. Ils avaient des ordres. Même chose à l'aéroport. Quel aéroport d'ailleurs ? A l'ambassade de Chine, ils me disaient que si Feiwu voulait me parler, elle pouvait me téléphoner, depuis son pays natal. Sans doute voulaient-ils me faire comprendre que Feiwu était en Chine. Mais, après tout, cela pouvait vouloir dire l'inverse. Si elle était en Chine, elle m'aurait téléphoné. Or, elle ne l'avait pas fait. Donc, elle n'était pas en Chine. Où alors ? Mais peut-être avait-elle essayé de me joindre à Wittels. Et je ne suis pas revenu à Wittels. A l'hôtel, on m'a remis une carte postale de carton écrue, sans image. Elle n'avait pas écrit grand chose. « Adieu, je pars ». C'était griffonné au crayon, il y avait deux idéogrammes en guise de signature. Le cachet portait portait la date du 26 août. Un autre tampon avait laissé sur le carton jaunâtre une mention en caractères un peu baveux. « Centre de rétention administrative de Vincennes ». Vincennes. Etait-ce donc ce jour où je hurlais au pied d'un mur gris, loin de Vincennes, et que je me livrais à des expériences de télépathie ?

J'ai encore ce carton, voilà que je le tiens entre mes doigts. J'ai peur de le salir. Pour le moment, il n'a pas beaucoup changé. C'est tout ce qui me reste de ma vie d'autrefois. Sa couleur s'est-elle peu à peu altérée ? Difficile à dire, mais il me semble qu'il était moins sombre autrefois. Il a peluché, c'est indéniable. Surtout, il est devenu mou. C'est un talisman. Un talisman de malheur. Il ne sert à rien. C'est un oiseau mort. Jamais il ne renaîtra. Bientôt, il tombera en morceaux. C'est un bout de carton, voilà tout, et qui ne veut rien dire. Oui, un bout de carton comme un autre. Parfois pourtant je le contemple et je pleure, en prenant bien soin que mes larmes ne viennent pas le tacher.

Je ne suis pas rentré avec Dreyer. Je suis resté à Paris, je ne cherchais plus Violaine, même si je l'attendais encore un peu. Je marchais dans les traces invisibles que Feiwu avait laissées à Paris. Et dans les miennes. Je rêvais d'elle, et dans mes rêves, souvent, nous échangions nos rôles. C'était moi le prisonnier. J'ai cru ainsi vivre, et comprendre, ce qui lui était arrivé. Dans ma folie, cela devenait certitude. Oui, j'avais vécu sa prison, oui j'avais connu l'angoisse de sa déportation. Là-bas, son père m'attendait. C'était lui qui avait demandé à l'ambassade de Chine de la reconnaître comme Chinoise, de la faire revenir auprès de lui. Son père l'aimait et la protégeait, sans qu'elle le sache. De loin, de si loin. Elle m'échappait, à cause de lui. Voilà donc ce que j'ai rêvé d'elle. Dans ces rêves, voulais-je être auprès d'elle, ou bien me substituer à elle ? Mais à quoi bon ces questions ? C'était l'alcool, et peut-être l'Est de Paris, qui rêvaient à ma place, ce n'était pas moi, ce n'était plus moi. Oui, c'était le pastis et la bière, la suze et le vermouth, mes alcools préférés, qui rêvaient d'elle, qui rêvaient de Feiwu comme ils avaient rêvé de Violaine. Un rêve, même alcoolisé, fait-il revenir les gens ? Ou bien les fait-il mourir ? Voyage-t-on, en rêve, sur les pas d'Ulysse et d'Enée, jusqu'au séjour des ombres ? Là-bas, en Chine, de l'autre côté de la Terre et des choses.

Comment avais-je pu croire que Feiwu était encore porte de Pantin ? Comment expliquer cette méprise ? Cela me tracassait. J'aurais dû savoir, j'aurais dû deviner. Et qui m'avait joué ce tour ? J'en parlais à Dreyer, et puis, quand il fut parti, j'en parlais avec Marc, tant que j'eus de quoi payer mes verres. Cela ne les intéressait pas. Marc ne cherchait plus Violaine, je lui parlais trop de Feiwu, et il ne comprenait plus.

Le Pasteur, lui, avait voulu savoir à quoi nous occupions nos journées, avant l'arrestation. Peu de choses, je lui dis qu'elle pleurait, que nous nous disputions. J'essayais d'écrire son histoire, et cela la rendait furieuse. Elle lisait les pages à mesure que je les écrivais, et les déchirait. Elle croyait que je me moquais d'elle, de ses espoirs. Etait-ce faux ? Elle faisait encore des projets, sans y croire, des projets simples, comme avoir de l'argent, des enfants, voyager un peu. Puis elle pleurait encore. Elle supportait mal ma passivité. Elle s'en prenait à la chambre d'hôtel, elle aurait voulu que je loue un studio. Je n'en avais pas les moyens. Elle voulait que je lui parle de Wittels, et ce que je lui en disais ne lui plaisait guère. Elle attendait que je lui dise que j'allais chercher un travail à Paris. Je ne le lui disais pas. Je me réfugiais chez Marc, ou dans un autre bistrot, seul des heures durant devant mon pastis. Je veux dire mon ballon de rouge. Parfois Dreyer m'accompagnait. S'en souvenait-il ? Oui, bien sûr. J'écrivais encore, et elle déchirait ce que j'avais écrit, sans plus prendre la peine d'essayer de le lire. Elle craignait d'y trouver le nom de Violaine. Elle avait fait d'étonnants progrès en français.

« Mon Dieu, que c'est triste ce que vous me racontez » fit Dreyer. C'était une parole de vieille femme. Sa mère, peut-être, s'exprimait-elle ainsi. Ou son épouse.

Juste avant son retour à Wittels, j'ai voulu lui raconter ce que j'appelais mon échange, le moment où j'ai cru percer le mur de la caserne, pénétrer l'âme de Feiwu à l'endroit exact où elle était. Alors qu'elle était loin déjà. A Vincennes. La ville ou le bois ? Pourtant je m'accrochais à ce que j'avais ressenti, je voulais continuer à y croire. C'était le genre d'expérience à laquelle on ne renonce pas facilement. Dreyer ne voulait plus m'entendre, nous nous fachâmes, car il avait appelé ça mon délire. J'avais cru pourtant devenir non seulement Feiwu, mais Feiwu couchée sur son matelas, Feiwu derrière sa muraille, près de la grande fenêtre. A ce moment, selon moi, elle était triste encore, mais apaisée. C'est ce que j'ai cru percevoir. C'en était fait de sa révolte. Elle avait tant pleuré. Elle trouvait une sorte de sérénité dans ce moment suspendu entre la France et la Chine. Elle se sentait nulle part, et c'était doux, même si on devinait que bientôt le temps retrouverait ses droits. Et la vie. C'était comme un répit. La houle couvait, mais pour le moment la mer était calme, elle portait le navire, mais on ne savait pas encore où. Nulle part, pouvait-on penser, et cela n'avait rien d'inquiétant. Au contraire. Il n'y avait plus de dehors, ce n'était pas encore Chengtu, et plus vraiment Paris. Déjà, elle ne pensait plus à moi que pour regretter qu'il ne suffise pas de commander aux hommes d'arrêter d'aimer une femme pour que cela marche. Je m'en moquais, puisque j'avais l'illusion d'être tout près d'elle, d'être en elle. D'ailleurs, ces pensées, c'étaient celles que je lui soufflais, ce n'étaient pas vraiment les siennes. Je la croyais si proche, et ce n'était qu'une étrangère.

Tu m'avais dit, Feiwu, qu'à Chentu on voit déjà la montagne et qu'il y a partout des escaliers. Qu'il est fatigant de s'y promener ! Il n'y a d'ailleurs que peu de choses à voir dans cette ville immense. Aussi grande, du moins, que Paris. Qu'espérais-tu donc en venant en France ? Trop de choses, sans doute, et des choses vagues. Le bonheur, la liberté. Des droits. L'amour. La France, quoi, du moins la France qu'on trouve dans les livres. De l'argent aussi. Oui, cela t'avait poussée jusqu'à Paris, justement parce que c'était si vague que tu avais du mal à le penser. Tu étais un vide en mouvement, et moi un vide en suspens, stagnant comme de l'eau morte. Il fallait peut-être que les deux se rencontrent. Que nous nous rencontrions. Et peut-être pas. A quoi cela t'a-t-il avancée ? A quoi cela m'a-t-il avancé ? Il était trop tard, et il n'avait jamais été temps. Sans toi, pourtant, aurais-je jamais connu une femme ? J'étais si renfermé. Tu t'étonnais que je ne te demande pas de m'enseigner ta langue. Pas même « je t'aime ». « Je t'aime ». « Je ne t'aime pas ». Comment exprime-t-on la négation en chinois ? Quel horrible accent aurais-je eu si j'avais essayé de parler cette langue. Ta langue. Je n'ai jamais pu apprendre l'anglais. Et je te posais bien peu de questions.Tu aurais aimé, sans doute, que je te demande si tu avais eu beaucoup d'amants. Je m'en fichais. Quelle était au juste ta vie, dans ton pays, et pourquoi avais-tu voulu le quitter ? T'y ennuyais-tu à ce point ? Je ne t'ai pas non plus demandé de me parler de ta mère. Je me contentais de ce que tu avais bien voulu me dire de ton père, l'apparatchik. Comment dis-tu « apparatchik », en chinois ?

Mais il est vrai que Feiwu parlait si mal le français que je craignais de la fatiguer. Curieux cette sollicitude, alors que j'avais peur, à chaque fois que je l'enlaçais, de ne pas savoir m'arrêter à temps et de l'étrangler. Et puis je buvais tant. Etait-ce l'alcool qui me rendait mauvais ? Je pensais trop à Violaine, pour m'intéresser vraiment à Feiwu. Et je découvrais Paris. Aurait-il été plus facile de te perdre, Feiwu, si je t'avais mieux connue ?

Tu n'as rien su faire de ton séjour en France. Tu n'as pas eu le temps, il est vrai. Mais je crois que tu étais vraiment mal partie. C'était aussi la faute de l'été. Où donc se vide Paris en été ? Qu'aurais-tu fait de Paris, que tu découvrais comme moi, Paris que ni toi ni moi n'avons su cueillir ? Oh, le beau fruit ! Mais tu ne dois pas avoir de regrets. Il n'y a pas tant de différence entre faire et rêver. Dis-toi que tu as rêvé que tu étais venue à Paris, qu'ainsi tu en as saisi la meilleure part.

Ainsi, j'étais débarrassé de toi. Je n'en éprouvais d'ailleurs aucune joie, pas même un soulagement véritable. J'étais seul. On assassine les gens, parfois. A quoi bon. Ils s'en vont d'eux-mêmes, si vite, si vite. Ou peut-être tue-t-on pour qu'ils ne partent pas. C'est curieux, j'en parle comme de quelque chose de banal, comme de l'amour et du divorce, des enfants qui naissent, de la mort. La mort. Cela m'accompagne depuis quelque temps. Oui, le monde se rue en avant, mais c'est mécanique. Il a oublié sur quels crimes il est bâti. Paris. Venise. Qui se souvient de vos marécages ?

Feiwu. Tu t'appelais Feiwu. Les femmes noires, tes compagnes, jouaient à des jeux que tu ne connaissais pas. Elles faisaient courir des cailloux et des morceaux de tissu. Tu ne jouais pas avec elles, tu regardais un morceau de ciel. Tu ne pensais pas à moi. Tu pensais à la France, à Paris, tu ne faisais pas bien la différence. La France t'avait parquée là. Où donc ? Là. Tu te disais que tu étais la première, tu te disais qu'il y en avait eu des milliers avant toi. Des familles entières, qui ignoraient où elles étaient, où elles allaient. Elles tendaient leurs mains vers leur passé, mais ce n'était pas si clair non plus, leur passé. La Chine. Le Se-Chuan. Pas tout à fait la même langue qu'à Pékin, mais pas si différente. Tu arrachais avec les ongles un peu du mur lépreux. Voulais-tu hâter l'œuvre du temps, ou conserver quelque chose de ce présent-là, suspendu au-dessus de Paris ainsi qu'une chambre d'hôpital ? Ou une chambre de bonne sans fenêtre sur la rue ?

Tu n'as pensé à moi, en tout cas à ce que je te disais, qu'une seule fois. Je t'avais dit que j'aimais les femmes de petite taille parce qu'on pouvait les envelopper d'un seul regard tout en se tenant près d'elles. Tu avais ri, alors. Tu ne riais plus. Peut-être priais-tu, pour qu'on te relâche. Ou bien pour revoir bientôt ton père. Il te semblait soudain très important d'aimer ton père, et d'être aimée par lui. Tu n'avais jamais voulu songer aux crimes que, sans doute, avait commis ton père. D'autres femmes étaient venues remplacer tes premières compagnes. Elles étaient noires, elles aussi. Elles parlaient d'une manifestation qui avait mal tourné, au domicile d'un député. On les avaient traînées le long d'un escalier.

Dreyer me dit, avant de partir, que je ne devais pas trop penser à Feiwu. Mais je ne pensais pas à elle, je pensais à ce qu'elle avait vécue, juste avant d'être conduite à l'aéroport. Il était sûr que, quoi que j'imagine, les choses s'étaient passées tout autrement. Il me semblait, pourtant, que c'était une raison de plus pour essayer de me souvenir. Pour feindre le souvenir. Parce que c'était inutile. Un peu comme les prières d'un athée à un Dieu qui n'existe pas. Dans la salle des pas perdus de la gare de l'Est, Dreyer m'a demandé si vraiment je ne rentrais pas avec lui. Mais non. Cela aussi faisait partie de la prière, rester à Paris. Une fois Dreyer parti, je suis allé manger quelque chose au Fast-food, en face de la gare. Il était quatorze heures trente. A quoi bon ? Je n'avais plus d'horaires. Qu'allais-je devenir ? J'ai pris l'autobus pour rentrer à l'hôtel. Je voyais Feiwu, arrivée très tôt sur une place immense.

Il y fait froid, comme en plein hiver. Elle est minuscule et cherche un taxi. Elle marche à présent le long d'une grande avenue. Il y a quelques gratte-ciel, et des drapeaux démesurés. Le vent la fait cligner des yeux. Le jour s'est levé. Elle a un peu la fièvre, et les voitures qui passent l'éclaboussent. Le trottoir n'est pas assez large. Les marchands commencent à s'installer. Peut-être que les agents de l'aéroport lui ont volé son argent français, peut-être qu'elle doit mendier quelques pièces pour téléphoner à son père. Elle lui dit du mal de la France, et de moi. Il vient la chercher dans sa voiture noire, une voiture officielle. Il la console, il lui promet de punir la France, de me punir aussi. Ils regardent ensemble ce ciel glacé, les montagnes immenses, à l'Ouest, qui annoncent le Tibet. Et moi, qui va me consoler ? Autrefois, j'avais Dreyer. C'était maigre.

Et Violaine ? Marc m'avait juré qu'il l'avait retrouvée. Je ne suis pas allé voir, ce n'était pas la peine. Ou bien ce n'était pas elle, ou bien elle ne voudrait pas de moi. Oui, si c'était Violaine, alors elle ne voudrait pas de moi. Mais ce n'était pas elle. Comment le savais-je ? On m'accusera. On m'accusera de... Je ne sais trop de quoi. Oui, il faut que je réponde à ceux qui m'accuseront. Qui cela ? Je ne sais pas, mais un jour l'on m'accusera. C'est peut-être pour cela que je ne suis pas retourné à Wittels. Que je n'ai pas retrouvé mon petit appartement. Petit, mais tellement plus grand que les chambres d'hôtel de Paris. Je ne pense plus guère à Feiwu, et de nouveau Violaine m'obsède. Je lui en veux, et je crois qu'elle m'en veut. Elle ? Ou bien n'est-ce que son souvenir ? Ou des remords ? Ces remords que je n'éprouve pas à l'égard de Feiwu. Toujours pas. C'était bien la peine de venir si loin la retrouver. Bon, je dis n'importe quoi, quand je suis venu à Paris, je ne connaissais pas encore Feiwu. Maintenant, il me faut être sérieux, c'est de Violaine que je parle.

Un matin, que je traînais porte de Montmartre, je suis entré dans la grande poste. Il y avait un minitel. J'y ai tapé le nom de Violaine, et son adresse est apparue. J'ai même appris par cœur son numéro de téléphone. Ce n'était pas que je pensais l'appeler, c'était pour me nourrir de quelque chose d'elle. J'avais autrefois mâchonné un mouchoir de papier que j'avais trouvé dans la poche de son manteau. C'était chez moi, elle s'était rendue aux toilettes. Cela avait le goût de sa poudre de riz. J'étais déçu. J'ai longtemps retourné dans tous les sens ce numéro, sans savoir ce que je pourrais bien en faire. Je le ressassais, je l'écrivais sur les tickets de caisse des magasins R. Ce n'est que deux ans plus tard que je l'ai appelée. A cette époque, je m'étais fait à la vie de Paris, je passais mon temps dans le métro, les bibliothèques, les magasins. Le cinéma, c'était tout de même trop cher. Je m'étais même trouvé une chambre sous les toits, dans l'Ouest de la ville. Ce n'était pas aussi cher qu'aujourd'hui. Je travaillais de temps en temps. Je ne suis pas un mauvais bricoleur. Je sais tout faire, sauf m'astreindre à des horaires. Et puis j'espérais rencontrer de nouveau une étrangère, comme Feiwu, qui me regarderait comme si elle me connaissait depuis toujours. Cela n'arrive plus. Etait-ce un miracle ? Et que voulait-il dire ?

J'ai donc appelé Violaine. C'était irréel. Cela faisait au moins quinze ans que je ne lui avais plus parlé, depuis qu'elle m'avait envoyé sur les roses. Mes roses. Un homme a répondu. Il s'est présenté comme son compagnon. Violaine était morte, quelques mois après son arrivée à Paris. Des métastases. Elle n'avait pas eu le temps de se sentir mourir. Juste avant de sombrer dans le coma, elle parlait d'être sur pied dans les deux jours. Qui sait si elle n'existait pas encore quelque part ?

On me dira que tout cela est faux, qu'il faut me croire sur parole, que j'ai menti. J'ai raccroché trop vite, j'aurais dû poser des questions. Mais les yeux me piquaient. J'étais content, je dois l'avouer, que cela soit fini pour de bon. Plus personne ne me volerait Violaine. J'avais pensé, une ou deux fois, c'est vrai, à la tuer. Mais ce n'était qu'une pensée, je n'en aurais pas eu le courage. Le courage. Est-ce le mot ? Comme on parle du cœur à l'ouvrage. C'en est un aussi, bien sûr, que de donner la mort. Donner. La mort était venue sans moi, voilà tout. Cela ne fait pas de moi un innocent, je l'admets.

Je sentais que mes yeux étaient rouges, mais, en fin de compte, je n'ai pas pleuré. Il me restait la solitude, cette solitude dont Dreyer et moi avions parlé, autrefois, du côté des Arts et Métiers. Ma patrie, comme il disait.

 

 

 

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