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écrits du sous-sol 地階から
12 juin 2015

disparues III

DISPARUES III

 

Je n'ai que faire des temps. Que m'importe ce qui s'est passé avant ou bien après. Comme je souffre qu'il y ait du temps encore à l'intérieur de chacun de mes souvenirs. Heureusement, quoi de plus facile, avec la mémoire, que de tricher ? Je sais, puisque tout m'est déjà arrivé, ce qui va arriver, je peux traverser le mur censé me dissimuler l'avenir. Il existe pourtant, mais pour la marionnette que j'ai été. Moi, je connais tous les fils. Triste marionnettiste, pourtant. Je vois au loin les toits de Paris. Je ne pourrai plus y retourner. J'ai perdu l'usage de mes jambes. Ils m'ont laissé, comme tous les après-midi, sur cette chaise longue, emmitouflé dans des couvertures, devant la baie vitrée qui regarde vers l'Ouest. Je voudrais parler à l'infirmière, mais il n'y a plus dans la langue que des mots imprononçables. Epuisé, je renonce. Heureux cependant que pour évoquer mes sbires, les hommes en noir que je vois se faufiler, comme des orvets, au pied du bâtiment, entre les bosquets et les parterres de fleurs, il me suffise de penser de toutes mes forces : « venez, venez, mes sbires. Venez me libérer. Prenez mon cœur, il bave, il est à vous. Venez que tout finisse. » Mais les médecins ont dû se douter de quelque chose. L'infirmière vient me chercher, elle m'installe dans un fauteuil roulant. Tant pis, ce sera pour plus tard. Je me nourrirai encore un temps d'intraveineuses, et de souvenirs abracadabrants. Heureusement que mon intelligence ne vacille jamais. Elle a conservé l'acuité de mon jeune temps. Ah, je vois clair dans leur jeu ! Mais je préfère m'assoupir, me souvenir. J'eus une belle épouse, et elle me semblait si loin. C'était que je ne l'aimais pas. Puis j'aimai. Cela ne changea rien. Elle ne m'aimait plus. Plus tard, nous nous cherchions, sans jamais nous trouver. Elle était toujours où je ne l'attendais pas. Trop loin, ou trop proche. Parisien, j'habitais la province, j'étais marié. Je téléphonais. J'avais de Paris, et de ma jeunesse, conservé une maîtresse. Je lui téléphonais presque tous les jours. Je le faisais en cachette de ma femme, et il me semblait que je téléphonais à la ville de Paris elle-même, avec ses rues innombrables, ses ombres, ses immeubles et ses platanes. J'étais presque déçu lorsque ma maîtresse décrochait, quand j'entendais sa petite voix, haut perchée, son accent. De Paris, j'avais gardé également ma chambre d'étudiant. Depuis peu, je songeais à y installer ma maîtresse, qui sinon aurait sombré dans la misère, faute de travail, ou la prostitution. Déjà, elle y passait souvent, afin de prendre une douche, de se réchauffer gratuitement, grâce à notre radiateur. Elle vieillissait. Comme moi et ma femme d'ailleurs. Nous avions tous trois le même âge. Où habitais-je, était-ce alors Belfort, Besançon, ou bien déjà Poitiers ? Peu importe. Je me souviens seulement que je voyais de ma fenêtre une sorte de coteau, presque une montagne, couverte de maisons basses. Tout en haut trônait mon lycée, où j'enseignais l'allemand. De loin, avec ses hauts murs, il ressemblait à une forteresse.

Ma femme a surgi, j'ai vite raccroché. Elle n'avait rien remarqué. C'était une petite Japonaise, très vive, aux traits incisifs. Ce n'était pas moi qui lui avait plu, mais l'idée que j'incarnais à la fois le sérieux des anciens alliés allemands et le « romantisme », disait-elle, des Français. Ma femme a fait mine de se jeter dans mes bras. Hypocrite, je les lui ai ouverts. Elle en a profité pour arracher le papier que je tenais encore à la main. C'était le numéro de téléphone de mon amie. J'ai senti mon existence se déchirer comme ce morceau de papier. Je lui ai dit : « Chérie, tu ne vas quand même pas faire ce numéro ? » Alors, elle s'est contentée d'appuyer sur la touche R. Rappel du dernier numéro. L'autre chérie, une asiatique plus chétive encore, Feiwu, a décroché. Kazué a essayé de lui faire avouer son nom, son adresse. Puis elle a dit à Feiwu, qui ne comprenait pas bien, qu'elle allait la chercher, qu'elle la trouverait et qu'il y aurait du sang. Très calme, et ne répondant à aucune de mes questions, elle a pris dans un tiroir de la cuisine le plus gros de ses couteaux, et elle est partie, sans doute en direction de la gare. J'ai voulu la retenir, mais elle s'est débattue. Je me suis rendu compte que mon poignet gauche saignait abondamment. Ce n'était qu'une grosse entaille. Pour la retenir, il m'aurait fallu la frapper, et elle n'aurait peut-être pas hésité à me poignarder. Devais-je appeler la police ? Non, cela me parût impensable. Je ne voulais pas que notre couple parte en éclats. Pas comme cela. Il me fallut du temps pour trouver un pansement, du sparadrap, pour essuyer mon sang, qui avait coulé partout. Quand je suis enfin arrivé à la gare, ma femme n'y était pas. Ou plus. Avait-elle pris le train de midi pour Paris ? Sans doute se rendrait-elle, là-bas, dans notre pied-à-terre. Ainsi, elle serait encore chez moi, même aussi loin de moi. Bien sûr, elle ignorait que Feiwu avait elle aussi les clefs. Elle y prenait sa douche, y dormait parfois pour avoir chaud. Peut-être, je l'en ai en tout cas soupçonnée, s'y consolait-elle de mon absence dans les bras de compatriotes. Chez elle, c'était en effet plus petit encore, un vrai placard, sale, gorgé d'humidité. Il est vrai qu'elle n'était pas très grande elle-même, c'était presque une naine. Elle était à la taille de son pays. Tai-Wan. Ellle ressemblait moins à une poupée qu'à un petit automate, qui sait foncer droit devant lui, mais parce qu'il est privé de direction. Et fermé au monde. Elle avait pourtant su fuir l'atelier où on la faisait travailler sans la payer. Et puis quitter sa ville, son pays. Maintenant, elle voulait non plus fuir, mais trouver sa place. Elle n'y arrivait pas. Elle n'y arriverait pas. Je peux bien le dire, à présent.

L'obstination de mon épouse était d'une autre nature. C'était un animal sauvage et casanier, prêt à défendre son confort, et ses intérêts jusqu'à la dernière goutte de sang. Le mien. En ce temps-là, j'aimais les femmes, surtout les femmes exotiques et un peu folles, parfois si sales et si mal habillées qu'elles font penser à des chiens perdus. Mais je n'arrivais pas à imaginer ce qui arriverait si ces deux-là se rencontraient, et pour cette raison, j'avais cru cet événement impossible. D'ailleurs rien n'arriva. Ce ne fut qu'une fugue, sans lendemain. Du vide, au cœur du plein.

Je cherche des traces de ce semblant d'aventure. Cela s'est-il vraiment passé ainsi ? N'est-ce pas plutôt une de ses amies qui a alerté ma femme, en lui racontant qu'une inconnue lui avait ouvert la porte ? Notre porte. Une inconnue, qui n'était pas japonaise, et se prétendait son amie. Kazué s'était-elle alors rendue à Paris pour guetter sa rivale, du fond du studio ? Pourquoi alors n'ai-je pas prévenu Feiwu de sa venue ? Ou bien l'ai-je fait, et l'ai-je oublié ?

Non, après tout, c'est la première version qui est la bonne. Ma femme était partie chercher sa rivale sans disposer du moindre élément pour la trouver. Moi-même, je ne trouve pas grand chose dans mes souvenirs. Du vide encore. Des éclats de voix, une cicatrice au poignet gauche, des gestes ébauchés, de l'affolement. Et de l'attente, de l'attente surtout, beaucoup d'attente. Pas un mot de tout cela dans mon journal intime. Cet hiver-là, n'y figurent que des notes de lectures sur des auteurs de langue allemande. Je me rappelle aussi qu'il y avait, cette année-là, un jeune collègue qui punaisait des blagues misogynes sur les panneaux syndicaux.

Je ne pris pas tout de suite le train pour Paris. A l'heure où Kazué devait être arrivée je composai le numéro de notre studio parisien. Elle décrocha, dit allô, puis lorsqu'elle reconnut ma voix, elle se tut. Elle était là, même si j'avais l'impression de parler dans le vide. Elle m'écoutait, peut-être. Je fus soulagé quand elle raccrocha enfin. Je me dis qu'elle devait être désemparée. Elle ne savait plus ce qu'elle faisait à Paris. Elle guettait de son sixième étage une ennemie dont elle ignorait tout. Peut-être souffrait-elle déjà de solitude, de claustrophobie. Bientôt, dès que le soir serait venu, elle s'avouerait vaincue et me reviendrait. Ce ne fut que quelques jours plus tard que je me suis rendu compte qu'elle avait détourné vers Paris tous les appels téléphoniques destinés à notre ligne de Province. Transfert d'appel. Sans doute avait-elle espéré ainsi capter les appels de sa rivale. Je me suis dit que tout cela risquait de mal finir et j'ai profité du week-end pour me rendre à Paris. Le studio était vide. Rien ne prouvait que ma femme était passée là. Kazué avait emporté toutes ses affaires. Je fis un effort pour me rappeler des années que nous avions passé là, avant ma mutation. Je réussis à me représenter la première fois, quand Kazué, débarquée fraîchement d'Orly, avait découvert le studio. On dirait, dit-elle, une chambre d'hôtel. Tout cela avait-il vraiment existé ? Un jour, la chambre existera encore, avec ses murs, ce creux au sein de Paris. Kazué sera repartie, et je serai mort. Personne ne se souviendra de nous. Mais peut-être que ces murs ? J'arrachai un peu de la peinture blanche, qui s'écaillait. Du bleu apparut, foncé. Oui, avant de partir à Tokyo, j'avais tout repeint de blanc.

Le téléphone a sonné, c'était Feiwu qui croyait m'appeler en Province. Ah, celle-là, je l'avais oubliée. Elle avait deux choses à me dire. Elle était venue se réchauffer au studio, un soir de la semaine. Elle n'était pas entrée car quelqu'un avait jeté sur le palier ses affaires, qu'elle avait rangées chez moi, et qu'elle ne pensait reprendre qu'à la veille de mon retour à Paris, avec Kazué, prévu pour le mois de juillet. Entre temps, elle disposait de mon logement comme si elle en était la locataire légitime, donnant mon numéro de téléphone à ses amis, sans se soucier des ennuis qu'elle pouvait ainsi me causer. Elle était revenue plus tard encore dans la nuit pour récupérer sans danger ses affaires. Je crus comprendre qu'un homme l'accompagnait, parce que son sac était trop lourd pour elle. Peut-être avait-elle désiré, ce soir-là, se livrer avec lui à des ébats. Chez moi. Je ne le saurai jamais. Feiwu avait autre chose encore à me dire. C'était une question qu'elle avait voulu me poser dès le premier jour, sans jamais oser. Puisque ma femme était asiatique, pourquoi donc en avais-je pris une seconde comme maîtresse ? Je n'ai rien su répondre. Mais j'avais également deux maisons, j'habitais pour ainsi dire deux villes à la fois. Je trouvais dans cet écartèlement une sorte de paix.

Kazué m'expliqua par la suite qu'elle avait voulu veiller pour surprendre sa rivale, mais qu'elle s'était endormie, peu après minuit, derrière la porte. Il lui sembla entendre un bruit, mais elle crut rêver. Pourquoi donc n'avait-elle pas laissé les affaires dans le studio, si son intention était de tendre un piège à l'inconnue ? Mais sans doute n'avait-elle pas pu supporter la présence des hardes de l'étrangère. Il lui avait fallu les mettre dehors, les évacuer, en finir avec ce mauvais rêve. J'appris encore que Kazué avait trouvé dans le sac de l'étrangère un carnet où figuraient quelques numéros de téléphone. Peu d'ailleurs. Elle en avait composé un, au hasard. Elle était tombée sur un Chinois, peut-être l'ami qui avait aidé Feiwu à porter son sac. Il dit à ma femme qu'il comprenait sa colère, il lui proposa un rendez-vous. Ma femme prit peur, et ne s'y rendit pas. Elle avait trouvé une photo de l'inconnue dans la poche du sac à dos, et elle fut rassurée. Elle n'était pas particulièrement belle.

J'ai attendu Kazué toute la nuit du vendredi. Le studio resta vide. J'avais même l'impression de ne pas y être, tant il faisait froid. C'était comme si je surprenais les murs, en ma propre absence. Ou encore comme si le studio s'était naturalisé, transformé en un trou, une grotte, creusée par le hasard, ou quelque processus inintentionnel. Je me dis, pour me rassurer, que Kazué se plaisait tant à Paris, d'habitude, que sa fureur finirait par retomber. Mais personne ne vint. Où était-elle ? Se doutait-elle que je l'attendais ? Pensait-elle à moi, essayait-elle de vider son existence et sa pensée de tout ce qui pouvait me ressembler ? Y arrivait-elle, se servait-elle pour cela de ses méthodes bouddhistes ? Peut-être avait-elle pris le train pour notre Province, et nous étions-nous croisés ? J'ai téléphoné mais l'appel me revenait et cela sonnait occupé. Je ne savais pas comment supprimer ce transfert. C'était Kazué qui s'occupait de ce genre de choses. D'habitude. Alors, j'ai passé la nuit à attendre, allongé, la lumière allumée. La peinture s'écaillait. Sous le blanc s'obstinait à percer le bleu, et même des strates plus anciennes. Les deux strates les plus récentes correspondaient à ma propre vie, avant et après mes deux ans à Tokyo. Les strates plus anciennes appartenaient à des temps révolus, à des inconnus, qui avait vécu avant moi, et donc sans moi, dans ce dixième arrondissement, celui de toutes les immigrations. On disait que pendant la guerre des Résistants en avaient fait leur planque. Mais on disait aussi que les locataires d'alors étaient des Juifs, et qu'on les avait déportés peu avant la Libération. Alors... J'aimais cet endroit, sans vue pourtant sur la ville. Il ne me deviendrait jamais familier, je n'y étais pas assez souvent. On y entendait la rumeur de Paris, très étouffée, et c'était tout. Pourtant, je m'y sentais Parisien. C'était comme si, de ce sixième étage aveugle, je me trouvais en communion avec les différentes époques de la ville ; ou du moins les plus récentes, celles que j'avais connues. Et puis celles que mes parents avaient vécues avant moi, avant de mourir. J'avais tous les âges, je m'attendais presque, en descendant dans la rue, à me retrouver soudain plongé dans les années cinquante. Je n'en aurais pas été étonné, je crois.

Je me suis réveillé en pleine nuit. La lumière était toujours allumée. Je n'arrivais plus à dormir. Je ne savais que faire. Kazué était-elle retournée au Japon ? J'avais vécu dans ce pays, où je l'avais rencontrée. Pourquoi en avais-je si peu de souvenirs ? Un tremblement de terre plus fort que les autres, l'odeur de poisson dans les rues de Tokyo, le dictionnaire dans lequel je puisais des mots, et des kanji. Les fêtes des expatriés américains, qui finissaient parfois dans le whisky, parfois le nez dans la Bible. C'était selon. Un quatorze juillet, Kazué m'avait accompagné à l'ambassade, et un Français plus gros et plus vieux que moi s'obstinait à parler du Javon et des Javanaises. Peut-être avait-il vécu à Java et en parlait-il la langue ? Il me déconseillait d'épouser une Javanaise, ces filles, il suffisait de leur faire l'amour, et puis de rentrer en France en les abandonnant au Javon. Elles avaient l'habitude, surtout les jeunes. Cela avait fait rire Kazué, quand j'ai essayé de lui expliquer, comme d'ailleurs le foie gras et les baguettes de pain. Même le discours de l'ambassadeur. Ou bien étaient-ce mes explications embarrassées qui la chatouillaient ainsi ? Nous sommes rentrés, il faisait nuit, malgré les néons, et cela sentait vraiment le poisson.

Oui, il fallait rompre avec Feiwu, même si cela ne me ramenait pas ma femme. Elle était son complémentaire, elle ne pouvait pas la remplacer. Sans Kazué, elle ne signifiait rien. Plus rien qu'un animal féminin et un peu sauvage. Pour avoir joué les bigames, devais-je donc rentrer tout seul en Province ? Je trouvais cela injuste. C'était surtout comique. Je me suis décidé à descendre de chez moi, justement parce que je commençais à me sentir trop bien dans ce creux, dans cette bulle, dans ce vide. Le temps, lentement, s'abolissait au lieu de passer. Je voulais trouver un bar ouvert, rue Saint-Maur, et m'y saouler. Je ne sais pas pourquoi, mais ils étaient tous fermés. Etait-il trop tard ? C'était pourtant Vendredi soir, enfin Samedi matin. Le temps était-il mort ? Il se mit à pleuvoir à verses. Que faisais-je au juste à Paris, où je n'avais plus personne, où je ne connaissais plus personne ? A part cette étrangère, Feiwu. Kazué était-elle elle aussi dehors, sous la pluie, à quatre heures et demi du matin ? Je suis rentré chez moi, je me suis préparé du café sur le réchaud, dans la vieille casserole d'aluminium que j'avais toujours vue là. Ah, la fidélité indifférente des choses, me dis-je. Le café était du vieil instantané, j'ai fait la grimace. A ce moment, le téléphone s'est mis à sonner. Lui aussi, c'était une chose. Mais moderne. Un sans-fil. J'ai décroché, à l'autre bout personne n'a répondu ; il y a eu une sorte de sonnerie lointaine, et j'ai reposé le combiné. Etait-ce Kazué ? Ce n'était pas sûr, ce pouvait être un des amis de Feiwu. Elle leur avait sans doute dit de se méfier, de ne parler ni à moi ni à ma femme. Je me suis rendormi au milieu de ces questions.

Je savais pourtant que j'étais dans mon studio ; oui, de nouveau, j'étais dans mon studio, de nouveau, je comptais les strates de peinture du mur de la cuisine. Mais ce n'était plus la même époque. J'aurais d'ailleurs été bien en peine de donner l'année. Cela ressemblait un peu à l'enfance, mais ce n'était pas cela. Il faisait clair comme en été, sans la chaleur, ni les ombres. J'ai descendu les six étages du vieil escalier. Dehors, je me suis rendu compte qu'il y avait quelque chose d'inhabituel. A la fois je percevais la rue, elle était là, et je me souvenais d'elle. C'était comme si une partie de moi-même était restée en Province, et pensait à moi, de retour à Paris. Elle, cette part de moi-même, était encore exilée. Peut-être était-ce irrémédiable.

C'était comme lorsqu'on visite une ville où l'on a longtemps vécu et où rien, ou presque rien, n'a changé. C'était encore comme une photographie sous-exposée, trop bleue, trop claire. Il n'y avait pas grand monde dans la rue, quelques voitures passaient. Tout à coup, J'ai reconnu mon frère, qui marchait à grands pas. Il était vêtu de jeans délavés. J'ai réussi à le rattraper. C'était difficile, d'autant que je me rappelais vaguement qu'il était en voyage, ou bien malade, ou bien mort depuis peu de temps. Pourquoi était-il revenu du pays des nuages ? Quelle part venait-il disputer aux vivants ? J'ai fini par rattraper Tilbur. Je me suis alors rendu compte que je portais la veste trouée de ma jeunesse. Mon frère a déployé une carte. J'étais fasciné, parce qu'y figuraient des rues et des quartiers que je ne connaissais pas, de part et d'autre de la butte Montmartre. J'essayais de mémoriser ces sonorités, qui me semblaient d'ailleurs familières. Peut-être étaient-ce les noms de pays disparus, comme la Valachie ou la Ruthénie. Tilbur était très fier, il avait lui-même complété la carte, et même noté les numéros des rues et les courbes de niveau. Les habitants du quartier, me souffla-t-il, ont l'habitude curieuse de noter le numéro de leur immeuble à même la peau de leur poignet gauche. Les quartiers qui manquaient se caractérisaient par la faiblesse de leur altitude. Ils rivalisaient avec la Seine. Il avait dessiné l'ensemble avec du blanc, pour figurer les rues, et un crayon à papier pour tracer les contours des pâtés de maisons. On voyait à peine la différence avec le reste du plan. Je lui ai demandé de prononcer lui-même le nom d'une de ces rues, que je n'arrivais pas à mémoriser. Cela ressemblait à la rue Lepic. Rue Levlic, rue Lewzlyk... Il a ouvert la bouche, j'ai vu son visage de très près, comme sur l'écran d'un cinéma. Aucun son ne sortait. C'était affreux. Je me suis réveillé.

Il était dix heures du matin, et il pleuvait toujours. Je me suis dit qu'au moins j'avais échappé à mon cauchemar habituel, quand étreignant ma femme nue, je découvrais qu'il s'agissait en réalité du cadavre de mon frère. Et puis je ne pouvais m'empêcher d'être heureux d'avoir revu mon frère, même si ce n'était qu'une ombre. Je me sentais à présent capable de retrouver Kazué. Peut-être s'était-elle réfugiée chez des amis japonais ? Ou même chez mon père ? En cherchant des tasses pour le petit déjeuner j'ai retrouvé le couteau qu'elle avait emporté avec elle, et cela a achevé de me rassurer. Elle avait renoncé à chercher Feiwu, en tout cas à lui faire un mauvais sort. Que pouvait-elle faire, un jour de pluie, sinon hanter les grands magasins et les boutiques du quartier latin ? Il me restait tout un samedi pour la retrouver.

Je déambulais dans les rues qui conduisent du boulevard Saint-Germain à Mabillon. Je m'étais un peu égaré, Kazué ne poussait jamais si loin dans ses promenades. C'était curieux, j'éprouvais de la nostalgie de Paris, où j'étais, et même de Belfort, où j'habitais désormais (j'en suis sûr à présent, ce n'était pas Besançon, ni Poitiers bien sûr, c'était Belfort). Je me suis rapproché du boulevard Saint-Michel, j'ai longé les grilles du Luxembourg. Il ne pleuvait plus, il y avait de plus en plus de monde. Il me semblait impossible que Kazué ne soit pas quelque part, dans cette foule, le tout était de l'apercevoir. Ce n'était pas l'été. Seul l'été possède, à Paris, un semblant d'éternité. Il est chez lui à Paris, et on l'en chasse. Le printemps est son messager. L'hiver, lui, n'est qu'un locataire, qui parfois s'incruste. L'automne enfin est un voyageur. Il passe en coup de vent. Mais il laisse tant de souvenirs.

Je pensais ce genre de choses idiotes, et cela me mettait en colère contre moi-même. Je m'irritais tout en marchant. J'avais mal aux genoux. L'humidité sans doute. Je parlais un peu tout seul, comme un fou. C'est alors que j'ai aperçu Kazué, non loin de la Sorbonne et de ses cafés. Elle errait de vitrine en vitrine, comme ces japonaises qui s'essaient à vivre à Paris et ressemblent à des touristes que leur car aurait oubliées là au moment du retour. Elles s'habillent mal, elles se négligent. Elles s'appauvrissent et se mettent à ressembler à des vagabondes, des mendiantes. A Feiwu, me dis-je enfin. Kazué m'avait-elle vu ? Je l'ai appelée, et elle n'a pas tourné la tête. Elle était capable de tout. Mais était-ce bien elle, ou une fille qui lui ressemblait ? Je me suis approché, j'étais à un mètre d'elle, elle est partie brusquement. Elle est entrée dans un magasin de vêtements, je l'ai suivie. Elle tâtait le tissu des robes, je lui parlais en japonais, et elle semblait ne pas comprendre, ne pas m'entendre. Etait-ce elle ? Pouvait-elle ne réagir d'aucune façon ? Peut-être une Coréenne qui lui ressemblait trop ? Non, une étrangère se serait inquiétée de mon manège, ce ne pouvait être que Kazué. J'étais capable de distinguer ma femme, avec qui je vivais depuis plus de dix ans, d'une autre asiatique, tout de même ? Je lui ai pris le bras, et elle m'a pincé si fort que j'ai dû lâcher prise. Bien sûr, c'était elle. Je lui ai dit que j'avais été si inquiet. Elle est sortie de la boutique, je l'ai suivie. Dieu qu'elle marchait vite ! Et puis elle savait si bien s'insinuer dans cette foule, qui moi me freinait. Elle prenait de plus en plus d'avance. C'était inutile. Bientôt je la perdis de vue. La foule sembla se refermer sur elle, à hauteur de la place Saint-Michel. Elle disparut. Je compris qu'il ne servait à rien de la retrouver, que c'était me condamner à la perdre. Je me suis mis à suivre une autre femme, plus grande et plus belle, peut-être elle aussi une japonaise, après tout. Connaissait-elle Tokyo ? Pouvais-je lui dire sans la vexer que cette ville, vers le port, sentait tout de même trop le poisson ? La nuit aussi. Pourquoi pas la nuit ? Je me souviens que dans une boîte branchée, une fille se mettait à poil tous les soirs. Elle disait que c'était de l'art. Ces jeunes japonais buvaient tout de même trop.

La femme est descendue dans le métro à la station Cité. Elle a pris l'antique ascenseur, j'ai juste eu le temps de bondir dans la cabine avant que la porte ne se ferme. Je lui ai adressé la parole en japonais, en prononçant les G à la manière des Tokyoites. Elle n'a pas compris. Ou bien elle a fait semblant de ne pas comprendre. Elle n'a même pas tourné la tête. Je lui ai touché la main et elle n'a pas réagi. Comme si elle avait décidé de se laisser faire. Ou bien ne s'était-elle rendu compte de rien ? Elle portait des collants bleus et une jupe qui s'arrêtait un peu au-dessus de ses genoux. Etais-je excité ? C'était difficile à dire. Je pensais à Kazué. Sur le quai le métro arrivait, j'ai perdu de vue la femme dans la cohue. Sans doute ne tenais-je pas assez à elle pour la suivre. Ce n'était pas la pudeur qui m'arrêtait. Je sentais que j'aurais pu pousser les choses assez loin. Elle aurait regardé ailleurs au moment où ma main se serait insinuée sous ses vêtements. Ou bien elle aurait crié, et j'aurais dû fuir. Comment savoir ?

Alors j'ai joué à prendre des rames au hasard, à suivre dans les souterrains les filles qui accrochaient mon regard. Peut-être étaient-elles pour la plupart des étrangères. J'ai même songé à aller voir Feiwu. Comme on va aux putes. J'y ai renoncé. Pourtant elle n'aurait guère protesté. Je n'étais pas décidé encore à lui dire que j'étais à Paris. Elle me croyait à ma place, à Belfort, rangé là-bas comme un souvenir. Ma présence ne l'aurait même pas surprise, elle prenait les choses comme elles venaient. Les choses et les hommes.

Je suis enfin sorti du métro. J'étais à quelques mètres de l'hôpital Saint-Louis. Je me suis souvenu que ma mère y mourait, depuis quelques mois. Je suis allé la voir. Elle n'avait pas grand chose à me dire, sinon sa douleur. Elle n'était plus qu'une pauvre chose nue ; chaque fil, câble, tuyau, sonde, la rattachait à quelque fonction vitale particulière - manger, uriner, respirer. Je me suis dit que c'était encore une vie. Toute une vie. Il n'y avait pas plus à juger que lors d'une naissance. Il fallait se taire, et c'était tout. L'étage entier suintait la mort. On entendait les bips des appareils électriques, les respirations entravées, l'accent des infirmières, les supplications des malades. J'étais là depuis peut-être une heure et, ma mère et moi, nous n'avions toujours rien à nous dire. Elle ne s'étonnait pas de me voir à Paris. Elle avait peut-être oublié où j'habitais, ou bien pensait-elle que j'étais venu exprès pour elle. Le plus vraisemblable, c'était qu'elle ne pensait rien. Il lui restait tout juste assez de vie pour emplir, avec peine, sa chambre d'hôpital. Je lui ai demandé si elle voulait regarder la télévision et elle a fait une moue qui exprimait un dégoût d'une intensité que je ne savais même pas possible. Elle m'a enfin dit quelques mots. Elle trouvait bizarre qu'on m'ait laissé entrer. Je lui ai demandé pourquoi, et elle m'a dit qu'elle ne savait pas. Peut-être croyait-elle qu'elle était en salle de réanimation, ou bien qu'elle était déjà morte. Elle me dit encore que Kazué était venue la voir. Elle aurait aimé nous voir ensemble. J'ai demandé à l'infirmière si vraiment ma femme, une Japonaise, était venue. La femme a haussé les épaules. Selon elle, personne n'était venu, personne ne venait jamais. Mais il y avait la morphine. J'ai remarqué le teint bilieux de ma mère. Le foie, me suis-je dit. Il a fallu aider ma mère à aller à la selle. Je l'ai installée sur le bassin de plastique. Malgré les cicatrices, son corps de suppliciée m'a semblé étonnamment jeune. Sans doute parce qu'elle avait maigri, ou parce qu'elle n'avait jamais pris de sa vie de bains de soleil. Elle était si pudique, de cette pudeur qui avait disparu, puisqu'elle me montrait son corps. Ce n'était pas sa nudité qui était insupportable, c'était l'abolition de sa pudeur. Je suis parti, épouvanté. Je ne devais plus la revoir.

Mais non, ce n'était pas à Saint-Louis. Je me souviens avoir pris un tram pour retrouver le métro. Il n'y en avait pas à Paris, c'était en Seine-Saint-Denis, dans un mouroir d'Aubervilliers ou de Pantin, à quelques mètres du cimetière où on creusait déjà son trou. Je me rappelle avoir vu Paris depuis la fenêtre de sa chambre (cela ressemblait plutôt à un hublot sale). On apercevait, très loin, le Sacré-Cœur, et le château d'eau de Montmartre. Il y avait aussi des tours, c'était peut-être la Villette. Oui, je me souviens, ce n'était pas Saint-Louis, ni même Aubervilliers. C'était la clinique Saint-Pierre, sur une hauteur de Bobigny. Appeler un mouroir Saint-Pierre, c'était vraiment de l'humour noir. J'ai croisé en sortant de la chambre un médecin accablé, qui regardait le bout de ses chaussures. Je n'ai pas osé lui parler de Maman. Etait-ce le docteur Cordoue ? Il lui ressemblait un peu, mais il n'avait plus la superbe d'autrefois. Qu'était-il allé faire à Bobigny ? comment avait-il échoué là ? Clinique Saint-Pierre.

Le lendemain, j'ai téléphoné à mon lycée, à Belfort. J'ai expliqué que ma mère était au plus mal, que je ne pourrais pas assurer mes cours du début de la semaine. Le Proviseur comprenait. En début d'après-midi, je me suis rendu chez un détective privé, tout près du boulevard Magenta, dont l'enseigne m'intriguait depuis toujours. « Cloïs sait tout ». Peut-être était-ce le tréma qui avait attiré mon attention. J'ai été surpris, car c'est une femme qui m'a reçu. Elle fumait. Elle siégeait là, vêtue de bleu marine, parmi les bottins et les vieux annuaires. Elle portait une sorte de pardessus, sans doute pour faire « flic ». Il est vrai qu'il ne faisait pas très chaud dans son officine. Son bureau était si petit qu'il faisait penser à mon studio. Ses murs étaient dans un état comparable aux miens. Quand je lui ai donné mon nom, elle a cherché dans ses annuaires, cela lui a pris quelques secondes. Puis elle m'a dit que je n'avais jamais déménagé, que j'habitais dans le studio qu'avait occupé mon père dès les années cinquante. Je lui ai dit qu'elle se trompait, que j'avais déménagé en Province, mais qu'il était exact que je n'avais pas vendu le vieux studio à la mort de mon père. Cela semblait l'intéresser exagérément, si bien que je me suis tu. Elle m'a dit qu'elle ne s'occupait pas de ce qui se passait au-delà de la première couronne de la banlieue parisienne. Je lui ai répondu que je cherchais ma femme, qu'elle était à Paris. Je voulais qu'elle la retrouve, et qu'elle lui dise de revenir. J'avais sa photo, les adresses de toutes ses amies. Elle m'a demandé si elle était Chinoise. « Japonaise » ai-je répondu. J'avais l'habitude. Elle pensait que cela aurait été plus facile avec une Chinoise, ma femme serait allée faire des courses chez des compatriotes, elle aurait discuté avec le commerçant. Et puis, elle avait des « relais », disait-elle, chez les Chinois et les Indochinois de Paris. Pas chez les Japonais. Ceci dit, elle pouvait écumer les boutiques de l'avenue de l'Opéra. Ce serait cher, pour des résultats aléatoires. Quant à ses amies, pourquoi ne les contacterais-je pas moi-même ? Je lui ai dit qu'elle ne connaissait pas ma femme, qu'elle leur avait sans doute commandé de se taire, de ne parler d'elle ni à moi, ni à personne. Il fallait s'y prendre avec doigté. Elle devait connaître des trucs pour faire parler les gens, elle avait l'habitude. Brune, elle avait de grands yeux noirs. Des yeux de flic, me suis-je dit. Ou de voyante. Avait-elle été auparavant dans la police ? « Bon, a-t-elle dit, où fait-elle ses courses et à quelle heure ? Va-t-elle souvent au cinéma ? Au restaurant ? »

C'était simple, et je n'y avais pas pensé. D'ailleurs, depuis que j'étais à Paris, je ne pensais plus. Je rêvassais, je déambulais, je me souvenais, je dormais. J'avais bien fait d'entrer chez Cloïs. J'ai donné les renseignements dont la femme avait besoin, je lui ai parlé de Feiwu, je lui ai dit que ma femme lui voulait du mal, mais qu'elle n'avait pas son adresse. Elle a de nouveau cherché dans ses annuaires. Feiwu n'y figurait pas. Je ne sais pas pourquoi, cela m'a fait de la peine pour elle, pour Feiwu. C'était comme si elle n'existait pas. Alors j'ai donné son numéro à la détective. J'ai remarqué que ses tarifs étaient comparables à ceux des psychanalystes. Le prix du désir, sans doute. Elle fumait, l'air de réfléchir. Je voulais lui dire que cela n'en valait pas la peine, mais je n'osais pas. Je devinais ses cuisses gainées de bleu, derrière son bureau, à quelques centimètres des miennes, sous le pardessus et la jupe. Je me disais que le tabac ne devait pas être très bon pour sa matrice, ni pour sa mémoire. Dans son métier, la mémoire, c'est pourtant utile.

Elle me parlait de Paris, des rues de Paris. Selon elle, il était impossible de passer dans une rue, à quelque heure que ce soit, sans laisser de trace. On croit traverser la ville inaperçu, mais en réalité quelqu'un qui vous connaît vous a vu, de derrière son volant, de derrière ses volets. C'était une loi, on n'y pouvait rien. Si cela n'arrivait pas, c'était, selon elle, qu'on n'existait pas, ou qu'on avait rêvé qu'on traversait Paris, mais qu'on était resté couché dedans son lit, très loin, à Belfort ou ailleurs. Elle avait du mal à croire en l'existence de cette ville lointaine. Belfort. Le lion de la place Denfert-Rochereau était-il ressemblant ? Je lui ai expliqué que non, pas tellement. A Belfort, il est taillé dans le roc, c'est une sorte de haut-relief. Elle triomphait. Elle y voyait, je pense, la preuve de l'inconsistance de la Province. Et c'est vrai que même des villes assez petites sont ainsi faites qu'on peut y vivre sans soupçonner l'existence de campagnes autour d'elles, et d'autres villes. On peut y tourner des jours et des mois sans en trouver la sortie. Elles ressemblent à des mondes, ou à des rêves. A des souvenirs surtout. Mais les souvenirs sont faits d'une matière mitée, on ne retient que des sortes de flash. Le plus étrange, c'est qu'on ne s'en rend pas compte. Même les gens qui vivent dans leurs souvenirs. Qui s'en font une sorte de patrie.

La femme en bleu me parlait maintenant des vieux patrons de bar, ceux qui avaient connu le Paris d'après la guerre, les malfrats d'autrefois. Etait-elle la fille d'un cafetier ? Oui, les murs de Paris avaient beaucoup de mémoire, pas seulement des oreilles. Etait-ce son père qui s'exprimait ainsi ? Ou bien un vieux collègue, mort peut-être, à la retraite en tout cas ? Elle me parlait beaucoup, c'était un effet que je faisais à certaines femmes, je le savais. Des personnes entre deux âges, comme elle. Comme moi. Peut-être n'avait-elle guère de clients. Sinon, elle aurait loué un bureau moins miteux. Je lui ai demandé si ce n'était pas un ancien salon de coiffure, et elle a confirmé. Mais peut-être acquiesçait-elle à toutes les questions sans conséquences. Elle alluma une nouvelle cigarette. Je suis parti. Elle me contacterait dès qu'elle aurait du nouveau. A Paris, ou à Belfort.

Je ne l'avais pas trouvée belle, mais elle me laissait rêveur, sinon tout à fait conquis par ce qui n'était peut-être qu'un numéro, qu'elle faisait à tous ses clients. Et ses clientes. Cela n'avait pas pris une demi-heure, d'ailleurs. Etait-ce bien à moi qu'elle s'était adressée ? J'avais toujours pensé, contrairement à elle, que Paris oubliait très vite. Ou même qu'il ne se souvenait de rien. Qu'on y perde un ticket de métro ou un portefeuille, quand on revient sur ses pas, il a disparu. On ne retrouve même plus l'endroit exact où on l'a perdu. Quelle rue avait-on pris au juste ? Le chemin qu'on a emprunté existe-t-il encore ? Alors on vérifie sur le plan, mais cela ne veut pas dire grand chose. A Paris, les gens ne se rencontrent pas. Ils se heurtent. Parfois en jaillit une étincelle, un amour, des enfants. Ils naissent avec les yeux de l'oubli. Alors on les abandonne, sans remords, et leur mère avec eux.

Cependant, la torpeur provinciale, cette façon de vivre sa vie au jour le jour, de se laisser porter par le temps, n'est-ce pas encore une autre sorte d'oubli ? On s'en rend moins compte, parce qu'on y voit toujours les mêmes gens. Et puis un jour, ils disparaissent. Cela prouve du moins que vous vivez. Mais êtes-vous bien vous-même, êtes-vous bien le même ? Moi, j'aime me terrer dans des trous, des chambres de bonne, des caves, pour ne pas me voir vieillir, pour me croire au-dessus du temps. Pour oublier les années, pour jouer à être moi-même. Quand ma mère est morte, elle ne savait plus l'âge qu'elle avait. Elle ignorait qu'elle avait un âge. Je crois.

Il est vrai que les vieux Parisiens voyagent peu, moins encore que les vieux Provinciaux. C'est à cause d'eux, surtout les vieux flics, qu'on croit que Paris se souvient. On ne sait pas que pour eux Paris, où ils vivent, n'est qu'un souvenir, comme on lit parfois de très vieux journaux. Les Juifs surtout osent à peine sortir de Paris, ce serait s'aventurer en France. Ils ont peur de découvrir que ce pays n'est toujours pas le leur, qu'ils sont toujours des exilés. Ma mère était pourtant allée jusqu'à Lille. Une fois. Et jusqu'à Aurillac pendant l'occupation.

Je me sentais vieux, pour la première fois de ma vie. Je m'étonnais que Paris ressemblât parfois à ce que j'avais connu dans ma jeunesse. Je me disais que cela ne prouvait pas que le Canal Saint-Martin se souvînt de ceux qui vinrent se noyer dans ses eaux vertes. Même si elles ont l'air de stagner comme celles d'un marais. On confond je crois nos souvenirs des choses avec des traces inscrites dans ces choses ; et les traces dedans les choses avec des souvenirs qui leur reviendraient à l'esprit quand, inoccupées, elles s'ennuient. On s'imagine enfin que les lieux conservent les moments enfuis de notre vie parce qu'on y a mille fois promené nos pas et nos regards. Ils n'ont pas changé, il est vrai, ils semblent éternels. Mais c'est justement qu'ils nous oublient à mesure.

Certaines personnes sont comme ces lieux, elles nous sont chères, et nous ignorent. Kazué elle-même ne vieillissait guère, elle ressemblait à une jeune femme. Feiwu aussi d'ailleurs. Ce n'était pas le cas, je le savais, de toutes les Asiatiques. Pourtant Kazué n'avait plus grand chose à voir avec la fille amoureuse rencontrée autrefois dans une boîte de Tokyo. Elle y était venue avec deux de ses collègues de bureau, elle m'était tombée dans les bras. Elle croyait que j'étais Américain. Mon accent l'avait vite détrompée. Je n'étais pourtant pas le seul Occidental présent ce jour-là. Le seul présentable peut-être. Elle m'avait dit qu'elle aimait bien mon visage, que dans son pays personne n'avait les yeux clairs comme moi. C'était indéniable. Et puis elle était devenue très Parisienne. En quelques mois. Elle m'avait difficilement pardonné mes mutations, à Besançon, à Metz, et enfin à Belfort. Heureusement, il y avait le petit studio, qui lui permettait de s'affirmer Parisienne. Elle aurait eu honte devant ses compatriotes de se dire Belfortaine. Kazué me donnait parfois l'impression de vivre près de moi, mais pas avec moi. Pour ainsi dire sans moi. Nos émois d'autrefois, elle les avait sans doute oubliés, elle n'en parlait jamais. J'étais devenu son mari, rien de plus. Une sorte d'habitude, dotée d'un nez, d'un sexe, et peut-être d'une âme. Bien sûr, il avait fallu me rencontrer pour que je devienne son mari, mais cette rencontre s'était abolie, nous étions presque devenus, malgré la différence de race, frère et sœur. Elle ne se rendait pas bien compte du temps qui passait, de ces vingt ans vécus ensemble. Elle disait parfois qu'elle retournerait vivre à Tokyo, y retrouver ses parents, son existence d'adolescente prolongée. Elle pouvait croire cela possible, parce que sa mère et son père vivaient encore, en tout cas survivaient, avec leur retraite insuffisante. Au fond j'étais à ses yeux celui qui s'interposait entre son enfance et elle, celui qui l'empêchait, croyait-elle, d'être immortelle. C'était pourtant bien mon argent qui lui permettait de demeurer dans une sorte d'enfance. Et puis ne vivait-elle pas avec moi dans une sorte d'évidence enfantine, comme si j'étais son frère ? Ou son père. Comme beaucoup de Japonaises mariées de sa génération, elle refusait de travailler. Au début j'avais voulu lui forcer la main, mais c'était inutile. « A quoi bon sinon m'être mariée ? » disait-elle. Je m'étais fait à la force de son caractère. Elle était têtue. Inébranlable. Il était impossible de discuter avec elle, elle se murait tout de suite dans un silence inexpugnable. Une place forte. Et maintenant, voilà qu'elle avait disparu, que dans la rue je la confondais avec toutes les étrangères qui passaient, sans être tout à fait sûr de la distinguer des autres. Il aurait fallu qu'elle me donne un signe pour que je sois sûr que c'était elle, pour que je sois sûr qu'elle m'aimait encore. Ce signe, elle avait refusé de me le donner.

Ainsi elle avait changé. Mais c'était qu'elle était revenue, par delà sa jeunesse, jusqu'au temps de son enfance. Un temps sans mémoire ni espoirs, confinée dans un pavillon d'une petite rue, aux pieds des buildings. Puisque j'avais compris cela, me suis-je dit, à quoi bon rester à Paris ? Je n'avais plus besoin non plus de Cloïs. Ma femme oublierait Feiwu comme tout le reste, et elle reviendrait auprès de moi, retrouver l'illusion d'un temps qui ne passe pas. L'illusion du bonheur. Ou bien alors elle retournerait au Japon. Mais ce n'était pas probable. Là-bas elle se découvrirait vieillie, dépossédée, exilée. Non elle n'irait pas, elle ne le savait pas mais elle le comprenait. Obscurément. Oui quelque chose en elle comprenait très bien, mieux que moi. Peut-être parce qu'elle était une femme. Moi, je devais revenir à Belfort, laisser Paris, mon studio et ses sortilèges, son temps qui passe trop vite et qui ne passe pas. Bientôt Kazué désespérerait-elle de Paris, de ses amies. Elles lui diraient de venir à Belfort, de renouer avec moi. Il suffirait d'attendre. Oui, elle reviendrait. Peut-être.

Le voyage en train fut très long. Vraiment très long. D'habitude, je n'y faisais jamais attention. Peut-être dormais-je tout simplement. Mais pas cette fois-ci. Je regardais le paysage, j'avais mal à la tête. Je m'imaginais descendre à chacune des gares ; surtout à Troyes. Je n'y étais allé qu'une seule fois, avec mon père, à la fin de mon enfance. Il n'y avait pas grand monde dans le wagon, des familles, avec des ados et des enfants. Je pensais à Kazué, et parfois aussi à Feiwu, qui perdait son temps en France, où elle ne ferait jamais rien.

J'avais peur que Kazué ne fasse une bêtise. J'étais maintenant persuadé qu'elle finirait dans la Seine, ou dans le canal Saint-Martin. Oui cela me semblait vraisemblable. Je ne la verrais plus jamais. J'avais aussi quelques craintes pour Feiwu. Moins. Peut-être, après tout, l'aimais-je moins que l'autre, simplement parce que les hasards de la vie avaient fait que ce n'était pas elle que j'avais épousée. Mais l'autre, la Japonaise, Kazué. Au fond, je le regrettais, parce que je m'imaginais vivre deux vies à la fois, d'abord ma vie réelle, marié à Kazué, puis une autre vie, moins imaginaire qu'hypothétique. Avec Feiwu. C'était idiot. Si j'avais épousé Feiwu, je n'aurais pas eu deux vies. C'est mon histoire avec Kazué qui serait devenue une hypothèse. Ou moins que ça. Peut-être ne serais-je jamais allé au Japon, peut-être n'aurais jamais connu Kazué. Ni quelque Japonaise que ce soit. Je veux dire connu bibliquement. Bibliquement, cela va pour un Juif. Mais pour une Japonaise ? Il est vrai qu'ils se prennent parfois pour des Juifs, même s'ils ne les aiment guère. Comme s'ils avaient pris leur place. Curieux pour un peuple qui n'est pas monothéiste. De la part des Musulmans ou des Rastas, on peut encore comprendre, mais les Japonais, alors là franchement !

J'étais de plus en plus secoué dans ce train, j'avais mal à la tête, envie de vomir. Le voyage était tout en cahots. Le Paris-Bâle n'était toujours pas électrifié. C'était sans doute aussi les vapeurs de gas-oil qui m'indisposaient. Tacatac, tacatac. Pourquoi n'étais-je donc pas plus inquiet pour Feiwu, pourquoi craignais-je surtout pour ma femme ? Je sus me poser la question, mais pas la prendre au sérieux. L'ombre, sans doute, d'un pressentiment. Tacatac, tacatac. Plus tard, beaucoup plus tard, j'appris ce qui était arrivé à Feiwu. Etait-ce ma faute ? J'aurais pu l'appeler. Cela l'aurait-il sauvée ? Que faisait-elle en France, dans ce Paris qu'elle ne comprenait guère ? Tacatac, tacatac. Un homme, un chinois, lui fit, en mon absence, un enfant, et je n'en sus rien, évidemment. Puis ma femme la chassa de mon studio, elle ne pouvait plus s'y réfugier. Elle ne savait pas comment se tirer d'affaire, elle n'osait plus m'appeler. Tacatac, tacatac. Elle se jeta dans la Seine. Du haut de la passerelle des Arts, elle trouvait ce pont romantique. On la tira de là, mais elle sentait si mauvais, à cause de la pollution, qu'elle se prit en horreur. Quinze jours plus tard, elle se jetait sous le métro.

Est-elle morte à la place de Kazué ? Peut-être que je continue aujourd'hui encore à confondre ces deux femmes. Mes deux femmes. J'étais le lien entre l'une et l'autre, elles ne se connaissaient pas, elles se devinaient. Tacatac, tacatac. Elles se haïssaient, elles se jalousaient. Elles se méprisaient, elles s'ignoraient. Kazué était la plus redoutable des deux, elle ne fit qu'une bouchée de sa petite rivale. C'était pourtant pour Kazué que j'étais inquiet, je croyais dur comme fer qu'elle était sur le point de se tuer. Je l'imaginais au fond du Canal Saint-Martin. Cloïs m'appellerait, serrée dans sa jupe bleu marine, pour m'annoncer la nouvelle. Elle dirait d'abord qu'elle avait retrouvé Kazué, elle me demanderait d'être courageux. Ou bien ce serait un vrai policier, il me soupçonnerait. Curieux que je n'ai pas eu d'ennuis quand Feiwu s'est tuée. Mais qu'avaient-ils à faire d'une petite souris dont les papiers n'étaient pas très en règle. Pouvaient-ils l'être ?

Le train s'arrêta à Langres, puis à Vesoul. Il tanguait de plus en plus. Tacatac, tacatac, tacatac. Bientôt ce fut Belfort. J'allais attendre Kazué, chez moi, elle ne viendrait peut-être jamais. Cela m'était arrivé autrefois, avec ma première fiancée. Elle m'avait dit qu'elle me rejoindrait dans ma chambre d'étudiant. Dix ans après j'attendais encore. J'ai toujours eu un rapport particulier au temps. Semblable à celui d'un chien, dit la fille. C'était pour me vexer, mais cela me flatta plutôt. Les chiens sont fidèles, et moi aussi. Mais à qui ?

Le quartier que j'habitais à Belfort ressemblait à celui d'une ville véritable, avec ses immeubles à étages et ses magasins. Comme à Paris, j'habitais au dernier étage. De là, on voyait la rivière, la Savoureuse, l'autre rive, avec ses HLM et ses maisons basses, plus loin, un coteau que couronnait mon Lycée. Il fallait prévenir le proviseur de mon retour. Il n'était que dix-sept heures. Mardi, dix-sept heures et demi. Le téléphone sonna. J'ai décroché, et seulement après je me suis rappelé l'histoire du transfert d'appel. Quelqu'un avait rétabli la ligne. Etait-ce Kazué ? L'avait-elle fait de Paris ? J'ai reconnu la voix de Cloïs, là-bas dans son petit bureau de la rue d'Eboli. Allait-elle m'annoncer la mort de Kazué ? Y mettrait-elle au moins les formes ?

Cloïs était de bonne humeur. Il lui avait suffi d'appeler le premier numéro de la liste que je lui avais donnée. Mayumi. Oui, la meilleure amie de Kazué, mariée à un vulcanologue français. Kazué était rentrée à Belfort hier soir. Et Cloïs me dit encore que je lui devais mille francs. Elle avait eu des frais. Elle se moquait de moi, je crois, je la sentais près d'éclater de rire. Sans doute avait-elle offert un gueuleton à Mayumi, à mes frais. C'est du moins ce que je me suis dit. Je commençais à croire tout ce que je pouvais inventer. Par la suite, je n'ai jamais pu me débarrasser de ce travers. Autrefois, je n'étais pas ainsi, pas du tout. Je ne croyais à rien de ce que je pensais, je consultais les autres, comme si leurs avis étaient d'une tout autre nature que les miens. C'était que je me sentais étranger à ce monde, et à ma propre vie. Je les subissais. Et puis j'ai rencontré Kazué, avec son fichu caractère et ses idées fixes. Cela m'a guéri de cette maladie. Ou plutôt j'en ai contracté d'autres, négatifs photographiques de la première.

Quand je regagnais mon studio parisien après une longue absence, l'endroit me semblait, je l'ai dit, avoir vécu tout ce temps de sa vie propre. A Belfort, c'était l'inverse. J'avais l'impression que les choses s'étaient éteintes, et qu'elles mettraient bien du temps à se raviver. Même les reproductions de tableaux de Monet suspendues dans la cuisine. Ou le gros réveil noir du salon. Il fallait d'ailleurs en remonter le mécanisme. C'était comme si mon absence se prolongeait un peu, mordait sur ma présence. C'était comme si je n'étais pas encore rentré, comme si j'étais à Paris, parce que c'était mon lieu naturel, et que je jouais à être là. Un jour, gravement blessé, à l'hôpital, j'avais ainsi déliré : j'étais chez moi, mais je traversais les murs et les meubles comme un spectre. Mais non, ce n'était pas la même chose, cette fois-ci, puisque les cloisons résistaient à la pression de mes paumes. Je me suis enfin résolu à pousser la porte de ma chambre. Kazué dormait dans le lit, comme si elle avait été là tout le temps que je la cherchais à Paris. Je me suis couché à ses côtés. Qu'allait-elle dire à son réveil ?

Mais se réveillerait-elle ?

 

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écrits du sous-sol 地階から
  • Confiné dans mon sous-sol depuis mai 2014, j'ai une pensée pour tous les novices du confinement! Mais comme j'ai dit souvent, tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre...
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