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écrits du sous-sol 地階から
12 juin 2015

disparues II

DISPARUES II

 

Oui, je me souviens de cette existence. Ce fut la première. Elle ne porte pas de nom. C'était un brouillon inachevé, pâle de n'avoir pas connu assez longtemps le feu du potier. C'était un temps, un jeune temps encore, mais déjà tardif. Tout était déjà perdu, à cette époque, je le sentais et voulais l'ignorer. Je croyais pouvoir tout recommencer, et en mieux. J'étais tendu tout entier vers l'avenir. Un avenir vague, un avenir vide, car j'avais si peu de souvenirs. Ceux que j'avais, je voulais les lester de plomb et les jeter en sac dans la Seine.

Longtemps je vécus en vagabond. J'explorais la France, les régions de l'Est et du Nord, où l'on ne va jamais, les pays voisins, comme l'Italie, la Suisse ou l'Allemagne. Je vivais de rapines dans les supermarchés et de boulots minuscules. Je baragouinais les langues. Je me souvenais de Paris, et bientôt je voulus arpenter de nouveau ses rues et ses banlieues, à la recherche du vieil Osiris, du temps qu'il faut coudre au temps. Ah, la dentellière de la mémoire ! Que de travaux d'aiguille. J'eus envie aussi de retrouver contre moi le corps d'une femme, sa chaleur. Mais jamais je n'eus honte d'avoir abandonné Elise et Laura. C'est curieux, je ne me l'explique guère. Peut-être les considérais-je trop, toutes deux ensemble, comme ma chose. A-t-on des devoirs à l'égard de ses propres rêves ? Cependant, je les avais quittées. Je leur en avais voulu, d'exister indépendamment de moi, de peser à mes côtés du poids de leur chair. Et de leur regard. En fin de compte, je pense que j'ai traversé une sorte de folie passagère, et que mon absence de remords s'explique par cela. Le fou n'est pas responsable des conséquences de sa propre folie. Mais ces mots également sonnent faux, un peu moins que les autres cependant. Oui, j'étais fou, je vivais à côté d'étrangères d'une vie sans saveur, d'une vie sans poids propre, qui n'était pas la mienne. Pourtant, je ne rêvais pas d'une autre vie qui eût été la vraie. Ce vide intérieur était le plus douloureux, il m'arrachait des larmes, il me rendait violent et me faisait serrer les poings.

Que tout cela est loin. Je n'arrive plus à articuler les mots de la langue. Tous me croient gâteux. Si j'avais eu des amis, ils seraient morts à l'heure qu'il est, car je suis tellement vieux. Je ne sais plus quel âge j'ai. Près de cent ans, je pense. En face de moi, un autre vieux mâchonne je ne sais quoi, en me regardant. Peut-être est-ce moi-même. Où sommes-nous ? Il y a une grande baie vitrée, des avions passent souvent dans le ciel, très gros. Il doit y avoir un aéroport pas très loin, et des trains aussi, je les entends. Je n'ai plus qu'un espoir, mes sbires me sortiront d'ici. Ou bien ils me tueront, ils me débrancheront de tous ces tuyaux. Je n'ai pas mal d'ailleurs, je ne sens pas mon corps et c'est peut-être pire. Pourquoi ne puis-je pas me souvenir de ma vie comme d'un tout ? C'est comme si j'avais été successivement plusieurs personnes. Je n'ai jamais aucune visite. Ah, que vienne quelqu'un qui me connaisse, et qui m'explique qui je suis. N'ai-je donc eu aucune famille ? Sont-ils tous morts ? Tous ces souvenirs ne servent-ils qu'à remplir le vide de mon passé ? Tout cela est arrivé, j'en suis sûr. Mais je ne suis plus celui qui les a vécus, ils défilent devant moi comme un film sans spectateur. C'est, si l'on veut, l'inverse d'une amnésie. Ah, mes sbires, à moi, venez, venez vite, délivrez-moi, avec vos poisons et vos lancettes, de toutes ces vies que je ne comprends plus.

Je suis revenu à Paris. J'avais un nom, j'avais un nom ! Robert. J'étais encore jeune, trente-cinq ans peut-être. Oui, je m'appelais Robert, et j'aimais Roberta. J'étais donc sorti de mon indifférence, je ne sais plus comment. Peut-être m'étais-je commandé, des années durant, d'aimer. Qui, cela venait après, c'était subsidiaire. Mais d'où venait cet ordre que je semblais me donner à moi-même ? Décidément, je suis gâteux, j'invente. D'ailleurs, plus encore que mon amour pour Roberta, ce qui marque ces années-là, c'est mon compagnonnage avec Meyer, un pasteur. Comment l'avais-je rencontré ? Mes souvenirs sont flous, sans doute la déception amoureuse a-t-elle troublé la mécanique délicate de mon appareil mnésique. Ne m'arrive-t-il pas de confondre les événements de cette époque de ma vie avec une autre, qui, il est vrai, lui ressemble comme une seconde goutte d'eau ? C'était le temps des promesses que l'on ne tient pas, de la volupté qui vous est interdite, parce qu'elle n'est pas la vôtre. Le temps des espérances rassies. Le temps de l'amertume. Je ne sais pourquoi j'ai l'impression que toute cette époque baignait dans une lumière pourpre. Comme tous les désespérés, j'ai sans doute oublié ce qui fut ma colère. Il n'en reste donc que cette teinte. Mais c'est que tous mes souvenirs sont faux, seul ce rouge est vrai, et c'est lui que je voudrais réfuter. C'est la couleur de la vie, mais une vie vaine, et de toute façon enfuie. A quoi bon, faut-il que je me souvienne ? Ce fut une époque trouble, je manquai aller en prison. Du moins le juge Falley avait-il voulu me faire peur, il m'avait convoqué dans son bureau, sur l'île de la Cité.

Donc, je désirais aimer, et je rêvais parfois que j'explorais une crypte sous les fondations de ma maison, un casque de mineur sur le crâne. Je brisais à coups de burin un mur de briques dures comme des dents. Dans une pièce, où tout se voyait sans lumière et sans ombres, une sorte de salle de bain, une jeune fille se baignait, sans effroi. Elle ne me voyait pas, malgré mon burin, je n'existais pas plus pour elle que si j'avais appartenu à un temps qui n'était pas encore advenu.

Je sens ma mémoire, comme une matrice, s'alourdir des ombres de ce passé, de ces fantoches qui méritaient leur oubli. Je me heurte au présent comme aux parois d'un bocal. Je manque d'air. Je ne respire plus que le souvenir de l'air que je respirais alors. Oh, cela n'a pas duré longtemps, ma vie était de menue monnaie. Malgré la confusion de mon esprit, je vais essayer de faire le récit de ces événements compliqués. Entre trente et quarante ans, je n'eus plus d'âge. J'habitais à Paris une chambre sous les toits et je passais le plus clair de mon temps à la bibliothèque. J'avais renoncé à trouver du travail, j'avais échoué à tous les concours administratifs. Je ne connaissais personne, et j'espérais qu'un autre lecteur m'adressât la parole, ce qui n'arrivait pas. Un jour qui ressemblait aux autres, un jour d'automne où l'année tente sans conviction de recommencer sa ronde, une femme assise à ma table, qui lisait Strabon, me prêta, je ne sais pourquoi car je ne devais pas payer de mine, une attention singulière. Elle se livrait en même temps à un énigmatique manège. Elle ébauchait un sourire, ce qui lui donnait l'air tendre. Elle semblait, non pas me regarder, mais fixer un point situé quelques centimètres au-dessus de ma tête, comme si elle lisait la tranche d'un livre rangé derrière moi. Son pouce venait parfois se nicher entre son majeur et son annulaire. Nous nous taisions et étions heureux, sans nous connaître, ni même désirer nous connaître. Pourquoi lui ai-je adressé la parole, pourquoi l'ai-je invitée à prendre un verre ? Bah, de toute façon, la bibliothèque aurait fini par fermer. Il était déjà dix-sept heures. Nous retrouvâmes Paris, l'avenue Parmentier, ses immeubles noirs sous un ciel laiteux. C'était un temps à attraper la grippe, me dis-je. Une moto pétaradait. C'est au café Parmentier que j'appris qu'elle s'appelait Roberta. Et moi, Robert. Mais elle me répondit qu'il y avait, à Paris, tant de Robert, et si peu de Roberta... Il devint difficile de lui arracher encore quelques mots. On entendait le bruit de la ville, un peu assourdi, entre ses silences. Je lui dis que Paris voulait s'immiscer dans notre conversation, et elle eût l'air de comprendre. Elle me demanda si ce froid qui s'insinuait sous la porte, c'était Paris qui nous prenait dans ses bras. Comme dans la chanson. Je lui ai parlé du canal, qui ne passait pas si loin. Elle le savait, elle était géographe de formation, elle enseignait depuis peu, dans un collège près des Lilas. Ou bien un lycée, sur la rive gauche de Paris, dans le quartier latin. Me suis-je alors souvenu d'Elise, l'institutrice ? Roberta disait souffrir d'enseigner davantage l'histoire, sans intérêt selon elle, que la géographie. Elle croyait au relief, à la tectonique des plaques, aux villes tentaculaires. L'histoire n'était qu'un mauvais rêve, une affaire d'hommes et de guerres, depuis au moins les Grecs et Homère. Elle regardait sa montre, notre entrevue touchait à sa fin. Déjà. Comment pourtant me laissa-t-elle son numéro de téléphone ? Il est là, de sa main, sur mon petit carnet noir, qui porte en blanc le mot de Picasso, tronqué cependant : « Je ne cherche pas ». Son stylo bavait, ou bien elle a écrit à la hâte. L'encre a coulé. Oui, je me rappelle. Elle m'a abandonné ce numéro, comme on abandonne l'ombre pour sauver la proie. Elle est partie en essayant de me faire un sourire gentil. Comme pour me faire croire qu'elle s'excusait, qu'elle compatissait, qu'elle prendrait bien sur elle de me consoler, mais que cela ne se faisait pas, que ce n'était peut-être pas possible. Je me suis demandé si le numéro qu'elle m'avait donné était le bon. Bien sûr, j'ai essayé de la suivre dans la rue. Il faisait déjà sombre. Nous avons remonté tous deux l'avenue Parmentier. Elle est entrée dans l'hôpital Saint-Louis, elle a disparu au détour d'un pavillon neuf. J'ai continué dans l'allée centrale de l'hôpital, qui le faisait ressembler à un parc. Je pensais la retrouver à la sortie. Mais non. Il y avait là de vastes et revêches bâtiments de brique orangée. Je ne sais pas à quoi ils servaient. Tout près du canal Saint-Martin, je suis entré dans une cabine téléphonique et j'ai essayé pour la première fois le numéro qu'elle n'avait laissé. J'écoutais, avec délices déjà, la sonnerie, belle comme une voix. Cela a sonné longtemps, vingt fois peut-être, puis nous avons été coupés.

Tout cela est sans doute approximatif. C'est que je raconte de mémoire. Mais j'ai noté dans le journal que je tenais à l'époque ce qui s'est passé réellement. Et tant pis si ma Roberta déteste l'histoire, si elle la trouve trop évanescente. C'est le mot qu'elle avait utilisé, il m'avait frappé et je l'ai transcrit. Pour moi, l'histoire, ce sont les faits, passés bien sûr, mais pour cette raison plus durs que les diamants. Je voudrais lui offrir ce passé à la place des diamants que je ne pourrai jamais lui payer. Elle n'accepterait, de toute façon, ni les uns ni les autres. Pas même ces roses rouges, que plus tard je lui envoyais, et qu'elle déposait, sans les abîmer, dans la boîte à ordures devant son immeuble. Moi, je la guettais quand je le pouvais, puis je venais les récupérer. Je les abritais dans ma chambre minuscule, qu'elles suffisaient presque à emplir. C'est une chose étrange que l'amour. Je ne la connaissais pas. Mais j'oublie déjà les faits. Ils sont là, consignés dans un cahier rouge, dont le papier n'a guère vieilli. Peut-être les feuillets ont-ils perdu un peu de leur fermeté, comme s'ils s'étaient flétris avec le temps. D'après ces notes, elle m'avait trouvé terne, et cependant pédant. Cette pédanterie, ellle l'avait qualifiée de vulgaire. Au café, je lui avais dit « où tu seras Roberta, je serai Robert », et elle m'avait demandé pourquoi je ne le disais pas en latin. Parce que je ne connaissais pas le latin. Je n'ai transcrit que quelques uns des mots prononcés, et rien des circonstances exactes, sinon que les murs de la bibliothèque de l'avenue Parmentier était enduits d'une couleur crème. Les autres sont perdues à jamais, je suppose. Elle m'avait donné son numéro de téléphone, son prénom, son nom même, Roberta Cordoue, et pourtant elle ne voulait pas de moi. Pourquoi ? C'était, cela je l'ai tout de même noté, une époque où je voulais comprendre les gens. Je n'y arrivais jamais, ils me disaient toujours que je me trompais sur leur compte. Peut-être est-ce cela qui lui a tant déplu. J'ai noté des interprétations psychologiques, j'essayais de comprendre pourquoi elle avait voulu me séduire. C'est curieux, j'ai pensé qu'elle avait échoué, et que c'est pourquoi elle m'avait rejeté. Drôle d'idée, que je ne comprends plus. Le riche minerai des faits s'est évanoui, restent ces scories. C'est à pleurer. Comment rendre vie au passé, retrouver le moment où tout a basculé ? Où je suis tombé ? Si je ne confonds pas avec d'autres événements, c'était un café assez sombre malgré la terrasse. Comment était-ce possible ? Peut-être que la cloison entre cette terrasse et la salle n'était pas de verre. Il y avait dans la salle un miroir qui portait, imprimée dans son épaisseur même, une publicité pour du whisky. J'essayais de frôler sa main rapide, dont elle se servait pour souligner d'un geste ses paroles. Elle parlait du lycée, de ses élèves, mais en termes généraux. Elle ne disait pas « mes élèves », mais « les jeunes d'aujourd'hui ». Ils voulaient happer le plaisir par tous les trous. Ils avaient peur de l'ennui. Et du savoir. Peut-être qu'ils ne faisaient pas bien la différence. Ils croyaient que le savoir était une maladie ; ils n'avaient pas forcément tort. Ils disaient que la géographie, c'était la mort. Oui, elle a prononcé ce mot-là. Il lui a fait peur, et par défi elle m'a donné son numéro de téléphone.

Non, ce n'est pas exact. Il s'est passé quelque chose auparavant. Un homme sombre, un Pakistanais peut-être, est entré dans le café obscur de ma mémoire. Il ya une date dans la marge du cahier rouge. C'était en avril, pas en automne, je me suis donc trompé. Ou bien cette date n'a pas la signification que je lui prête à présent. C'est curieux, c'est en avril que je relis aujourd'hui le cahier rouge. Mais je n'habite plus l'Est de Paris. Le Pakistanais transportait une énorme brassée de roses minuscules. Roberta n'en voulait pas. L'homme a fait mine de s'en aller, mais c'était un mime, il semblait marcher et demeurait immobile. Seules ses jambes remuaient. Sept fois il est revenu à la charge, avec ses roses. Comment avais-je pu oublier cela ? Roberta ne m'a pas autorisé à lui acheter une rose, elle l'a payée elle-même. Le Pakistanais est enfin parti, pour de bon cette fois, et nous nous sommes sentis étonnamment bien. Cela a duré juste assez de temps pour que nous échangions nos numéros. J'ai voulu lui dire un mot doux, alors elle s'est raidie, m'a dit adieu, et est partie à son tour. Je l'ai suivie, elle a disparu tout près de l'hôpital Saint-Louis. C'est là qu'elle devait habiter. J'avais son nom et son numéro de téléphone, il ne me fut pas difficile de trouver son adresse. D'ailleurs, parmi les plaques de métal qui devant l'hôpital indiquaient les noms et les spécialités des chirurgiens, l'une portait son nom, avec un prénom d'homme. Et un titre. Le docteur Jean-Jacques Cordoue. Cela ne sonnait pas si mal. Mieux que Roberta Cordoue.

Je n'ai plus jamais pu parler à cette femme, sinon au téléphone. Ah si, j'oubliais, une fois encore au Jardin du Luxembourg. Elle m'avait dit cela encore que son lycée n'était pas loin de ce parc, et qu'elle y passait souvent. Ce n'était, au fond, que la première de toute une série de rencontres, à Paris, avec des personnes que j'avais connues, et que je ne devais plus revoir par la suite. Sans doute ont-elles pour la plupart quitté Paris. Peut-être changions-nous d'époque. Ou bien était-ce moi qui me trouvait pris entre deux nappes d'existence. Etais-je sur une crête, ou bien au creux d'un pli ? A quelle altitude se trouve le quartier latin ? Peut-être que Roberta le savait. Plus bas, sans doute, que la Montagne Sainte-Geneviève. Quand je l'ai revue, j'avais déjà téléphoné, presque chaque jour, au numéro qu'elle m'avait donné. Combien de jours s'étaient écoulés depuis notre première rencontre, depuis ce jour où je l'avais suivie dans la pénombre ? Je n'en ai aucune idée. Quelques semaines, peut-être un mois ou deux. Deux fois seulement quelqu'un avait décroché. La première fois, elle avait prétendu que ce n'était pas elle, qu'elle ne connaissait pas de Roberta. La seconde, elle m'avait demandé de lui ficher la paix, et une voix d'homme avait pris le relais. J'avais déjà envoyé un premier bouquet chez elle. Bien entendu, elle ne venait plus à la Bibliothèque, ni au café. Elle avait raison, je hantais ces lieux. Qui était le spectre, elle, ou bien moi ? Notre couple, sans doute. C'est pourtant elle qui, dans le parc, m'a adressé la parole. Elle m'a dit d'une voix qui se voulait moqueuse, presque revêche, « alors, monsieur l'obsessionnel, on s'aère ? On en a bien besoin, allez. » Je lui ai dit que cela me faisait bizarre de la rencontrer, que cela m'impressionnait, même, sans exagérer, parce que je ne pensais plus qu'à elle. « Tiens, pas moi. » fit-elle. J'ai protesté que j'étais sincère, que vraiment j'étais très content de la revoir. Elle m'a dit, d'une voix un peu moins stridente cependant, que le problème n'était pas là. Où était-il, dans ce cas ? J'ai pensé qu'il était plus prudent de ne pas le lui demander. C'était absurde, puisque je n'avais rien à espérer d'elle, sinon mes quatre vérités. L'amour n'est pas logique ; ou bien l'est-il trop ? Il aime les convenances. Tout comme la mémoire.

Il ne devait pas faire chaud, ce jour-là, de la buée sortait de nos lèvres. Elle portait un pardessus assez élimé, une sorte de tweed gris, parsemé pourtant de fils de couleurs plus vives. Elle se tenait très droite sur ses jambes, comme pour me toiser ou me défier. J'ai éprouvé le besoin de me défendre, je lui ai dit que je ne savais pas qu'elle serait là, que je voulais juste me faire une idée des lieux qu'elle aimait, marcher dans ses pas. Je voulais lui paraître plus éthéré que je n'étais, moins obscène qu'elle ne le croyait. C'était pourtant bien elle qui m'avait fait, l'air de ne pas y toucher, les premières avances. Pour cette raison peut-être, ou par une sorte de pudeur, elle ne me parla pas de mes coups de téléphone, ni du bouquet de fleurs. Elle m'a dit encore autre chose, mais cela je l'ai oublié, et je ne l'ai pas noté. Il est sûr que tout à la fin de ce bref échange, je lui ai demandé si elle avait un « copain », comme on disait alors. Je voulais qu'elle me parle de son mari, de la voix d'homme au téléphone, de la plaque brillante à l'entrée de l'hôpital. Elle n'a pas, si je ne me trompe, répondu grand chose. Elle est partie, et cette fois, je ne l'ai pas suivie. Je lui ai crié que je l'aimais, trop tard sans doute pour qu'elle m'entende. J'avais l'air de parler à son dos. Cela a fait rire des enfants, qui jouaient, entre les bassins où vivent, dit-on, des carpes et flottent de petits bateaux, à faire s'envoler les pigeons. Toute la scène n'avait sans doute pas duré dix minutes. Je suis rentré à pied chez moi, à travers Paris, mi-exalté, mi-accablé. Chaque rue me semblait à la fois nouvelle et familière. J'aimais, malgré tout, et je goûtais, à ma façon, la promesse du bonheur. J'avais, en somme, fait des progrès depuis l'époque d'Elise et de Laura. Mais étais-je le même homme ?

Le soir, dans ma chambre, d'où on entendait, sans rien voir de la ville, car la fenêtre donnait sur la petite cour, la rumeur de Paris, mêlée aux roucoulements des pigeons, je lui écrivis une lettre, que je n'eus pas le front de lui envoyer. Je lui demandais si ce monstre qu'est la femme a un cœur. Comme si je ne le savais pas, comme si je n'étais pas le Robert de Roberta. De toute façon, elle aurait sans doute jeté la lettre sans l'ouvrir. C'est ce que j'aurais fait, me dis-je, si j'avais été à sa place. Il est vrai qu'elle ne connaissait pas mon écriture. Depuis, je n'ai plus arrêté d'écrire. A elle. A d'autres. Je ne trouvais personne à qui adresser tout cela, alors ça s'entassait dans une caisse de carton.

Voilà, je n'y croyais plus, pourtant le moment est venu. Je ne m'en suis pas rendu compte sur le coup, j'ai l'esprit d'escalier. On dit que les Juifs ne comprennent pas ce qu'ils vivent, qu'il leur faut se souvenir, et qu'il est alors trop tard. Dieu leur avait laissé une chance. La belle excuse, vraiment. Comme s'Il ne savait pas que l'homme ne comprendrait pas. Autant lui parler pendant son sommeil. Un sommeil lourd et sans rêves. Mais ne soyons pas amer. J'avais pris toutes ces notes en me disant que j'en ferais quelque chose. Un jour. Quelque chose de cette vie en conserve, de ces amours inutiles. Et puis les années ont passé, je n'en faisais rien. J'attendais le courage, comme si c'était celui d'un autre. Je passais mes journées à évoquer Roberta, tout en me branlant. Mon sperme se répandait, inutile. De temps en temps, j'essayais le numéro d'autrefois, et des inconnus me répondaient. Cela ne s'est pas fait en un jour. Pendant quelques années, ce fut une bande magnétique, sa voix y était enregistrée, elle me disait qu'elle n'était pas là. A cette époque, les répondeurs étaient encore une nouveauté. Les gens s'essayaient à imiter la voix de Mitterrand, ou celle de Georges Marchais. Presque toujours des gens de gauche. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être travaillaient-ils à se défaire de leurs illusions de jeunesse. Puis Roberta, ou son mari, durent se décider à louer leur appartement, ou à le vendre. A présent, il est même impossible de composer le numéro d'autrefois, parce qu'il n'avait que sept chiffres. Et je ne me masturbe plus, je suis trop seul. Je suis incapable d'engendrer même les ombres des femmes d'autrefois. C'est peut-être ce qui m'a poussé à relire toutes ces notes. Il m'a fallu quelques efforts pour les retrouver, et les comprendre. Le moment est donc venu, de ce travail. Il ne rime à rien, mais il m'occupe. C'est un peu comme lorsque je travaillais à la déchetterie de Strasbourg, que je récupérais des pièces de vieux frigos et qu'avec j'en fabriquais des neufs, mais moins chers. Et puis, je n'ose l'avouer, mais il me semblait depuis longtemps qu'au fond du temps qui passe, de cette angoisse et de cet ennui, quelque chose me faisait signe, que l'ennui lui-même était ce signe. Est-il possible que ce soit à cette tâche dérisoire que le temps, depuis si longtemps, m'appelle ? Ne ferais-je pas mieux de me branler encore un peu ?

J'ai peut-être tort de réduire cette période déjà ancienne de ma vie au désir que j'éprouvais pour Roberta, et à ma déception. C'est que je suis encore prisonnier, sinon de l'obsession qui était la mienne alors, de son ombre, de son souvenir. Le visage que nous a présenté un monde mort depuis longtemps survit à l'illusion qui lui a donné naissance, et qui nous empêchait de le voir sous d'autres espèces encore. Pourtant, entre les coups de téléphone à Roberta et les bouquets que je récupérais dans les ordures après les lui avoir fait parvenir (tout couple a son propre langage, et celui-ci était le nôtre) j'ai retrouvé ma mère, dont je n'avais plus de nouvelles. Mon père, lui, est mort lorsque j'étais encore jeune, à peine plus qu'un gamin. Je ne sais si j'aurai le courage de me souvenir de lui. Quand elle a estimé que je n'avais plus besoin d'elle, ma mère est retournée à Tours, dont elle était originaire. Elle avait suivi mon père à Paris, où ils se sont mariés en 1950. Je suis né quelques années plus tard. Pendant mes années d'errance, je n'ai donné aucune nouvelle à ma mère, ni n'en ai reçu d'elle. J'ai ainsi longtemps ignoré qu'elle avait déménagé, qu'elle habitait depuis quelque temps Saint-Pierre-des-Corps, à l'Est de Tours. Saint-Pierre-des-Corps, ce nom, dont j'ignore le sens véritable, me fait penser aux récits de la religion, au Paradis, à cause de « Saint-Pierre », et à la promesse de la résurrection, à cause de « des Corps ». Un Saint-Pierre qui dédaignerait les âmes, et régnerait sur les corps. Les morts sortent de leurs tombeaux, et Saint-Pierre les juge. Mais est-ce son rôle ? Je ne sais plus. Cela dépend peut-être des cultes. J'ai pris le RER, mais non, le TGV, jusqu'à Saint-Pierre. Saint-Pierre-des-Corps. La brièveté du voyage m'a surpris. Il faut me comprendre, le TGV Ouest était encore une nouveauté. Le train flambait neuf, et bleu, comme une flamme très pure, un éclair qui se promenait dans la campagne au sortir d'un interminable tunnel parisien. J'ai vu un grand fleuve, des tours. On était arrivé.

Ma mère, quand j'étais enfant, voulait que je ne quitte pas la maison. Elle appelait cela être sage. Ses exigences allaient plus loin. Elle prétendait m'interdire de faire quoi que ce soit, et finit par triompher. Je ne me rebellais pas. J'avais cependant essayé, avant d'atteindre l'âge de raison, d'explorer, surtout en son absence, ce monde infime, en particulier la cuisine ou la chambre des parents. J'étudiais le sucre, le miel et la biscotte, l'eau, les draps et le matelas, le contenu des armoires qui m'étaient interdites. Ma mère appelait cela faire des bêtises, ou faire des saletés. Elle hurlait, nettoyait, hurlait de nouveau. Jamais elle n'eut l'idée de me laisser faire mes expériences et de me demander de nettoyer ensuite. Ou bien elle m'en pensait incapable, parce que j'étais un garçon. D'ailleurs, je ne trouvais rien, et pour cette raison aussi je finis par renoncer.

Elle eut moins encore l'idée de me laisser sortir de cette prison, au quatrième étage d'un immeuble de la rue Montcalm, d'où on entendait souvent sonner la cloche du Sacré-Cœur. Comme certains hindouistes, elle appelait sagesse une inertie parfaite du corps et de l'esprit, ne rien faire, ne rien dire, ne pas penser. Qui sait ce que penseraint les enfants si on les laissait faire ? Je n'existais que pour croître, comme une plante, ou un embryon dedans la matrice, manger, grandir et grossir. Grossir, surtout. Et regarder la télévision. Comme il m'était interdit d'agir, je me mis à lire et à écrire. J'essayai de donner le change, naïf que j'étais. Je prétendis qu'il s'agissait de devoirs pour le maître. Elle hésita. Devait-elle me l'interdire aussi ? Elle lut par dessus mon épaule, et déchira ces horreurs. Il est vrai que je racontais l'histoire d'un petit garçon amoureux d'une chienne. Une vraie chienne, une sorte de dogue. C'était bien la peine que j'aille à l'école, soupira-t-elle. Elle ne hurla pas, cette fois. Etait-ce dû à la nature particulière de ma nouvelle bêtise ? Peut-être n'était-elle pas assez sérieuse pour mériter des cris ? Je le regrettais. Je renonçai bien vite à la lecture et à l'écriture. A ce régime, je grandis très vite, je fus physiquement un homme à l'âge de onze ans.

Il y a à Saint-Pierre une longue avenue qui conduit de la gare à Tours. Elle est bordée de platanes et de barres HLM. J'ai marché très longtemps au pied de ces immeubles, tous identiques, sinon par la couleur. Peut-être que cela ne m'a semblé si long que parce que j'étais las, et que je ne connaissais pas encore le chemin. Sur une place trônait, incongrue, une locomotive ancienne, à vapeur, en souvenir de la résistance des cheminots du pays tourangeau. J'ai fini par trouver l'immeuble de Maman. J'ai eu du mal, parce qu'il fallait passer entre une école et une barre, et que cela ne ressemblait pas à une vraie rue. Heureusement, Maman était chez elle. Je l'ai entendue avant de la voir, elle me parlait de sa fenêtre, au deuxième étage. Elle m'avait vu de loin, égaré. Sa voix me semblait un peu chevrotante, mais peut-être était-ce la manière de parler d'autrefois. J'ai souvent entendu des voix semblables, dans les émissions historiques de la radio. Elle trouvait que j'avais mis du temps pour venir la voir, et je n'ai pas compris si elle parlait de l'heure, ou bien de toutes ces années, à l'étranger ou dans l'Est de la France, pendant lesquelles je ne lui avais pas donné signe de vie. Il y avait, en face de chez Maman, un peuplier, bien plus haut que son immeuble. Que faisait-il là, parmi les platanes ? Maman a fait un geste d'impatience, et je suis monté chez elle. Elle a été rassurée que je lui dise que je ne dormirais pas chez elle plus d'une nuit, car il n'y avait pas de place, et, disait-elle, elle manquait de temps. C'était en effet tout petit chez ma mère, bien plus petit encore que dans l'appartement de la rue Montcalm. Ou bien est-ce moi qui avais grandi ? J'ai pris Maman en photo, elle a protesté, elle n'avait plus l'âge des photographies. Elle détestait toutes ces choses modernes. Elle parlait de se débarrasser même du téléphone. Je me suis rappelé qu'elle ne l'avait installé à Paris que tardivement, peu avant la mort de mon frère. Quand il nous fallait téléphoner, nous allions chez sa belle-mère, notre grand-mère, à deux pas. La télévision trouvait cependant grâce à ses yeux. Cela ne m'a pas étonné, la télévision, cela pue la mort. Je lui ai répondu qu'avec le téléphone, il était plus facile de la prévenir de mes visites, d'autant que ma venue la mettait dans l'embarras, visiblement, qu'elle voulait s'y préparer, soigner son apparence, faire les courses, pour qu'il y ait quelque chose à manger, et qu'elle puisse me recevoir, disait-elle. Maman me fit promettre de ne pas trop m'attarder, de partir dès le lendemain, en fin de matinée par exemple. Je pouvais, si je le désirais, aller visiter Tours, à deux pas de chez elle. Il y avait là une cathédrale, un quartier médiéval au bord de la Loire, avec une vaste place, de grands magasins, une gare presque aussi belle que la gare du Nord, à Paris. Des rues qui rivalisaient avec celles de la Capitale. Elle n'y allait plus, mais on lui avait dit que la ville n'était plus celle de son enfance, qu'elle était à présent bien moins grise. Elle me demanda de nouveau de partir vite, elle craignait que j'oublie. Elle semblait, je ne sais pourquoi, dérangée par ma présence. Inquiète. Elle me dit en guise de réponse qu'elle m'appréciait quand j'étais petit, mais qu'en grandissant je m'étais mis à ne plus valoir grand chose. J'avais perdu de mon intelligence, précisa-t-elle. Ce n'était pas ma faute, d'ailleurs. Je me suis rappelé qu'elle m'avait dit cela très tôt, peut-être parce que j'avais beaucoup grossi à l'âge de huit ou neuf ans. Mais elle se souvint que tout petit, j'étais si laid que j'étais le seul enfant de l'immeuble à ne valoir à sa mère aucun compliment. Elle en riait. M'en voulait-elle encore ? Il faisait chaud, et je suis allé dans la cuisine boire un verre d'eau. L'évier avait perdu de son émail, les murs couverts d'un enduit bleu suintaient. J'entendais ma mère qui allumait sa télévision en menaçant. Même Dieu ne lui enlèverait pas ce dernier plaisir, disait-elle. Ce n'est qu'à ce moment que je me suis rappelé que ma mère était malade depuis quelques années, je lui ai demandé si elle allait mieux, et quel médecin elle voyait. C'était idiot, bien entendu le nom qu'elle a marmonné, un nom assez curieux, comme Catalifauche ou Cotalifaud, peut-être un nom de cet Ouest de la France que je connaissais mal, ne me disait rien. Je me suis mis à mon tour à sa fenêtre, tandis qu'elle s'assoupissait devant son poste. On voyait, très loin, vers la gare, au bout de l'avenue démesurée qui traversait cette banlieue, et qui n'était qu'une route, la locomotive sur son piédestal. Je me suis rendu compte que je me cherchais moi-même, là-bas, sur le chemin, mais il n'y avait dehors que des enfants arabes, qui pour s'injurier se traitaient de Juifs. Une fille frappait avec une branche sur un poteau de métal, et le bruit qu'elle produisait ainsi était considérable. Quel tocsin sonnait-elle ? Mais un mugissement le couvrit, venu de l'intérieur de l'immeuble. J'ai cru à une sirène, mais Maman n'a même pas cillé. Elle est sortie un peu de sa torpeur, et a dit « la voisine ». C'était en effet une femme, qui hurlait des insanités. Bientôt elle mit en marche de concert plusieurs appareils audiovisuels et électro-ménagers, et commença, je ne sais comment, peut-être en piétinant et trépignant, à ébranler toute la maison. Cela ressemblait à la manifestation d'un être dont la personnalité lacunaire ne pouvait se manifester que par des phénomènes catastrophiques et inadéquats, comme un esprit frappeur ou un tremblement de terre. Le silence se fit d'un coup. « Ce sont ses fusibles qui ont lâché », dit ma mère, sur le ton calme de quelque technicien. Je crus d'abord qu'elle s'exprimait par métaphore. De nouveau l'immeuble tremblait sur ses bases. « C'est la réplique. Mais oui, la réplique des voisins. Cela se passe toujours ainsi. Ils frappent tous en même temps, ses murs, son plafond, son plancher. Mais ça ne sert pas à grand chose. Dès qu'elle aura un peu dessaoûlé, elle recommencera. Elle doit dormir, maintenant. »

Cela avait donné soif à Maman, car elle alla se chercher une bière dans la cuisine. Je voulus savoir de quoi vivait la voisine. « Elle vole », me dit ma mère. Et puis elle ne m'a plus rien dit, jusqu'au moment où elle m'a demandé de bien l'écouter. Deux heures peut-être avaient passé, très lentement. L'heure du dîner approchait. Elle avait mal, c'était sa maladie. Il fallait que je parte. Je lui ai dit que c'était d'accord, que je comprenais. Je suis rentré à Paris par le premier train. J'ai eu le temps de songer à elle. D'un côté, elle avait terriblement changé, comme si la maladie l'avait rendue diaphane, tout près de se briser, ou plutôt de s'émietter. De l'autre, elle m'avait fait penser à ces vieilles photos, qu'on retrouve dans un tiroir, jaunies mais immuables quant à leur fond. Je me suis dit, pour me défendre d'une mauvaise pensée, qu'elle n'était pas morte tout de même. Mais c'était pourtant comme si quelque puissance infernale m'avait laissé, un instant, l'entrevoir. Ne m'avait-elle pas dit : « tiens, ils t'ont laissé venir ? » Quand je lui ai demandé de qui elle parlait, elle m'a répondu qu'elle ne savait pas. Peut-être pensait-elle que je travaillais, et avait-elle voulu parler de mes employeurs.

A présent, je me demande si je suis allé réellement à Saint-Pierre-des-Corps. Il me semble que je confonds ce quartier avec un autre, dans l'Est de la France, à Wittels. Et puis les dates ne collent pas. J'ai beau compter et recompter les jours et les mois, quand j'ai connu Roberta, ma mère devait déjà être morte de son cancer, depuis quatre ou cinq mois. C'est décidément une chose étrange que le souvenir. On plonge tout à coup dans une période donnée de son existence, au début, on ne rencontre aucune résistance. On retrouve sans efforts l'expérience et les gens d'autrefois, on cale sur son visage le masque d'un mort. Et puis, dès que l'on s'essaie à faire quelque pas dans le passé, on se rend compte que c'est un décor de carton-pâte. On avance le pied, il demeure en suspens dans le vide. On a oublié, on a confondu. Au delà de la scène chichement éclairée, il n'y a rien. Rien. A l'événement singulier s'est substitué un composé instable d'idées générales et d'images flasques. Je le savais bien, pourtant, que je n'étais plus Robert depuis longtemps.

Ai-je raison de donner ainsi un prénom différent à chaque âge de ma vie ? Et quel est le nom de l'agonisant que je suis devenu ? Ah, qu'il est abstrait, l'homme qui se rappelle ! C'est comme s'il se prélassait dans l'azur, sur des nuages, c'est-à-dire nulle part. Il n'a pas de nom. Je n'ai pas de nom. J'oublie l'infirmière taciturne, mon ventre endolori par la morphine. Voici ma proie, je fonds sur elle, je veux m'y introduire, retrouver les habitudes oubliées. Ce sera facile, le chemin est déjà tracé. Le livre est déjà écrit, le livre est déjà lu. Hélas, ce n'était qu'une ombre.

C'est Meyer qui m'a mis sur la voie, c'est à lui que je dois, non le souvenir, qui est naturel à l'homme, mais cette manière insolente, extrémiste, de m'en servir, en me moquant de la vraisemblance. La mémoire ne peut pas se tromper, disait-il, car elle est cela même dont elle se souvient. Je suis ainsi, un peu, le fils spirituel de ce pasteur, moi qui ne crois pourtant en rien. Comme j'étais malheureux, en amoureux. Comme il est plaisant de me souvenir de mes malheurs. Pourquoi cette différence ? Pourquoi si petit décalage me procure-t-il pareille félicité ? Elle est sans rapport avec ce dont je me souviens. C'est plutôt, que malgré ma maladie je me sens, parce que je me souviens, délivré de toute contingence. Je me sens alors, tout décrépit que je suis, comme neuf. J'aime cette folle solitude, j'aime ce fol orgueil. Me voici comme un vaisseau sans fenêtres flottant sur les eaux. Ces eaux noires, c'est le Paris d'autrefois, quand j'en faisais la traversée en chambre de bonne, d'une année à l'autre, dans les pantalons élimés de Robert. Oui, j'ai été Robert. Robert Ratot. Ne riez pas, ce nom était prédestiné. Ce nom était pour moi.

C'est, étonnant détour, le communisme qui m'a conduit au pasteur Meyer. Une conversion. Pas la mienne, celle d'une connaissance, je ne peux pas dire un ami, que j'ai retrouvée par hasard au café. Il s'appelait Dalbans. C'était au café du Palais. Je sortais de chez le juge, qui m'avait passé un savon. Je voulais me remettre en buvant un verre, une bière, ou même, pour une fois, quelque chose de plus fort. Une anisette, par exemple, ou du gin. Et je l'ai vu, vieilli bien sûr, amaigri surtout. Mais cet amaigrissement ne le diminuait pas comme il arrive à certains vieillards. Il l'épurait, le grandissait même. Il avait l'air plus vigoureux et plus souple qu'autrefois. Moins opaque. Le voir ainsi transformé me procura, malgré mon abattement, une véritable joie, de l'enthousiasme, même. Il portait toujours, tel un point sur le i, son absurde casquette de marinier, comme au temps du parti communiste. Oui, j'ai été communiste, à vingt ans. Je voulais faire la guerre à la société réelle, la société de es, capitaliste. Je me prenais pour un exploité. Je n'étais qu'un exproprié de l'existence. Dalbans était alors le permanent de la section des Ternes, et moi j'habitais en ce temps une chambre, semblable à un renfoncement du corridor, tout en haut d'un immeuble bourgeois, près du parc Monceau. J'étais venu m'inscrire au PC. Prendre ma carte. Un homme se tenait debout dans un coin du local du PC, devant un petit bureau. C'était Dalbans. Derrière lui, au mur, il y avait une carte de l'arrondissement, et il me demanda de lui indiquer où j'habitais. Il m'avait accueilli sans sympathie, comme s'il avait voulu me décourager. Etait-ce par affection, estimait-il que je me trompais, que le Parti, en déconfiture, ne pouvait rien m'apporter de ce que j'attendais de lui ? Sentait-il le caractère vague, quoique immense, de ma demande ? Ou bien me prenait-il pour un fils de famille, puisqu'il me demanda à plusieurs reprises si j'habitais bien le quartier ? Mais cette question, ne la posait-il pas avec une telle insistance parce qu'il voulait m'envoyer ailleurs, dans une autre section, au diable ? Je lui ai souvent, par la suite, demandé ce qu'il en avait été. Il n'avait conservé aucun souvenir de cette scène, me répondait-il invariablement. Ce jour-là, j'avais pourtant voulu lui faire comprendre combien je voulais agir, combien je me sentais fort. J'étais capable, à m'entendre, de renverser des montagnes. Alors il m'a répondu que plus personne n'entrait au PC, sinon des gens bizarres. Il voulait dire, je pense, des punks ou des fous. Il n'a pas précisé dans quelle catégorie il me rangeait. Sur le coup, je ne fus guère affecté par son hostilité. J'avais la foi. Gêné tout de même, j'ai cru me tirer d'affaire en serrant avec effusion la main d'une jeune militante qui venait d'entrer dans l'ancienne boutique, reconvertie en ce repaire du PC. Elle n'en demandait pas tant, et prit la fuite. Voulais-je prouver ainsi que j'étais bien un homme, un de ces héros ouvriers et virils qu'appréciait encore la rhétorique du PC ? Il était pourtant peu probable que Dalbans ait donné au mot « bizarre » le sens que les anglais donnent au mot « queer ». Mais sait-on jamais ?

« Et bien, camarade, copain, copain Camarade, tu me sers un pastis, maintenant que j'ai réglé ma cotisation ? »

Je croyais que cette répartie ferait très prolétaire, mais le camarade Dalbans se montrait de plus en plus froid, et même interloqué. Il avait en ce temps l'immobilité un peu minérale des gens sûrs d'eux, dogmatiques, qui en tout cas pensent peu, et à vrai dire agissent encore moins. En plus, il était taciturne, comme je m'en rendis compte plus tard. « Bon, dit-il enfin en me mettant dehors, je te recontacterai dès qu'on aura besoin de toi. »

Autant dire que je ne l'ai pas revu souvent. Deux fois lors de réunions de la Section, qu'il présidait, sa casquette posée à l'envers sur la table d'école. Une fois encore dans la rue. Il promenait son labrador, et répondit à peine à mon bonsoir empressé. Mais il était demeuré pour moi comme l'expression, devenue personne de sang, de mon engagement, sa preuve charnelle, incontestable. De théorique, par lui mon communisme était devenue une réalité vivante. Pourtant, c'était lui qui au seuil de cette tentative m'avait prévenu, ainsi qu'un augure, que ce chemin ne menait nulle part. N'était-ce pas une raison de plus pour l'aimer, ainsi qu'un frère, ou un père ? J'appréciais par dessus tout sa casquette, mais je repoussai l'idée, sacrilège, d'en acquérir une, toute semblable.

Quand j'y réfléchis, n'est-il pas curieux qu'il m'ait d'emblée reconnu dans ce café de l'île de la Cité, où il s'alcoolisait, lorsque de retour de mon entrevue avec le juge Falley, je l'ai interpellé dans ces termes : « oh, Dalbans, mon copain, qu'est-ce que tu fais là ? » J'étais étonné qu'il ait quitté son dix-septième arrondissement, le secteur de la gare Cardinet, ses psychiatres soixante-huitards et ses cheminots ivres. Cela faisait un étrange mélange. Il est vrai qu'on ne se parlait guère, on écoutait les analyses des uns et les rodomontades des autres. On buvait du pastis et on vendait l'Huma. Les cheminots collaient des affiches, les autres les regardaient faire.

Ainsi, Dalbans se souvenait de moi. C'était un hasard, bien sûr, mais un hasard inespéré, qui devait bien signifier quelque chose. Je ne sais pas trop quoi. Il m'a dit que c'était parce que je n'avais pas tellement changé en dix ans, et que j'avais une manière singulière de regarder les gens, comme si je souriais sans bouger les lèvres. Il était bien plus chaleureux qu'autrefois, comme soulagé d'un poids. Etait-ce celui du communisme ? Ou bien était-ce une impression, due à son amaigrissement ? Je lui dis, pour plaisanter, que c'était la première fois qu'un souvenir se rappelait de moi, et il a souri. Cela m'a enchanté, parce que les gens ne comprennent pas toujours mes plaisanteries. J'ai ajouté alors que, souvent, je ne me reconnais pas les gens que je rencontre dans la rue, tellement mes souvenirs d'eux ont vieilli.

Il a ri. Il m'a averti d'une voix grave qu'il avait pourtant lui-même énormément changé. Je lui ai dit que cela se voyait, mais que pour l'essentiel, son visage était le même. Souvent, en vieillissant, un visage un peu gras se met à ressembler à la tête d'un mort, à cause de la puissance de son ossature. Son visage à lui s'était émacié, mais la proportion entre ses traits était demeurée la même. « Et puis, ajouta-t-il, il y a ma casquette. » Il a remarqué encore que souvent deux anciens amis n'ont plus rien à se dire, mais que parfois, au contraire, la relation repart sur des bases nouvelles, justement parce que la simple idée que l'on se connaît déjà facilite les choses. « Et c'est un peu absurde », ajouta-t-il. J'ai évoqué, sans trop y croire, la nostalgie, le désir impossible de demeurer le même qu'autrefois, en tout cas d'affirmer la solidarité avec ce que l'on a été, même si on ne l'est plus du tout. Et puis parfois l'acharnement d'une ancienne connaissance à voir en vous l'homme d'autrefois finit par vous le rendre sympathique et familier, même si on l'avait, en réalité, totalement oublié. N'arrive-t-il pas qu'une femme cède à l'empressement d'un homme parce que soudain elle a la certitude qu'il est bien celui qui l'aime ?

Je disais cela par dérision, à cause de Roberta, et de mes obsessions érotiques à son endroit. Ou son envers. Elles n'avaient pas grand chose de romantique. Mais il le prit au premier degré, et il me sourit. Mon enthousiasme commençait à me fatiguer, et je lui ai demandé ce qu'il devenait. « Chrétien », répondit-il. Cette réponse me fit de l'effet, et je ne sais ni lequel ni pourquoi. Sans doute qu'il me manquait à moi aussi quelque chose, sinon Dieu du moins une croyance quelconque. J'en avais un besoin aigu, quoique voilé de mille manières. Croire, et que Roberta me laisse l'aimer, à défaut de pouvoir m'aimer. Qu'elle se réchauffe à mon amour, même de loin pour ne pas se brûler les doigts. Et moi, voulais-je me réchauffer à la croyance d'un autre, comme le vieillard réchauffe ses espoirs au spectacle d'enfants en train de jouer ? J'ai demandé à Dalbans comment cela l'avait pris, la religion. « Comme ça », dit-il en claquant des doigts. Et il m'a payé mon anisette. Lui en avait déjà pris trois, qu'il régla aussi. Il m'a invité à assister avec lui à un débat entre trois personnages, un prêtre, un pasteur et un rabbin. Mais il était encore un peu trop tôt. Il fallait donc, pour patienter, boire quelques verres de plus. Je n'avais rien à perdre, j'ai accepté, pour ne pas le perdre de vue en fait, pour ne pas me retrouver seul après ma visite chez Falley. Je lui ai demandé, à propos de curés et de pasteurs, s'il était catholique ou protestant. « Plutôt catho », m'a-t-il répondu en riant, « c'est plus facile pour un Stal. Mais tu as raison, la plupart des convertis ont un petit côté protestant. »

Comme je ne voyais pas ce qu'il voulait dire, il m'a expliqué que beaucoup de convertis viennent au Christ par un itinéraire personnel compliqué, un véritable dédale, une sorte de « lutte avec l'ange », et que cela c'était plus protestant que catholique. On a parlé du marxisme. Je lui ai dit que j'étais devenu marxiste davantage par la lecture et la réflexion que du fait d'une révolte, ou de la propagande du Parti. Etais-je dans ce cas un Protestant du marxisme ? Non, selon lui, c'était la révolte qui faisait le Protestant. Comme le nom l'indique. Lui, il ne se révolterait plus. Plus jamais. On ne se révolte que contre la mort, et ça ne sert à rien. En tout cas, je n'avais pas cette image-là des protestants. Mais comme je n'y connaissais rien, je me suis tu. J'ai préféré finir mon verre.

Nous avons tant bu, ce soir-là, que nous ne nous sommes pas rendu compte que l'heure du « débat multiconfessionnel » (il ne fallait pas dire œcuménique, d'après Dalbans) avait passé. Cela ne faisait rien, tous les mardi, le débat, interminable, reprenait. Nous n'aurions à attendre qu'une semaine, jusqu'à la prochaine séance. D'ailleurs, je commençais, l'alcool aidant, à me replier sur moi-même, à oublier Dalbans, les arcanes de sa conversion, ou même mon propre semblant de vocation religieuse. Je l'ai dit, je sortais de chez le juge, qui m'avait lu quelques beaux articles de lois, d'où il ressortait qu'il pouvait très bien, s'il le voulait, déclencher une enquête et m'envoyer en prison. Roberta, c'était clair, était derrière lui. C'était d'elle que mon sort dépendait. J'étais sa chose, plus que jamais je lui appartenais. C'était terrifiant, et délicieux.

Je crois que c'est l'affaire des souterrains de l'hôpital Saint-Louis qui a décidé Roberta, et son mari, à me prendre au sérieux, à faire intervenir leurs relations contre moi. Ce n'était pas ma faute, mais depuis que j'avais revu Maman à Saint-Pierre-des-Corps, les sous-sols m'attiraient. Mais cette excuse ne vaut pas grand chose. Maman était morte depuis peu à cette époque, c'est bien avant que j'ai dû aller la voir près de Tours, quand j'habitais encore en Alsace. La preuve, il m'avait fallu changer de train, traverser Paris en métro de la gare de L'Est à la gare Montparnasse, marcher dans les interminables couloirs de la station de métro Montparnasse-Bienvenüe. Ce fut donc un très long voyage. Il est évident que depuis Paris, avec le TGV, je serais arrivé à Tours en à peine plus d'une heure.

Tant que je m'étais contenté de suivre Roberta dans la rue sans jamais l'aborder, de lui téléphoner en prenant soin de raccrocher avant qu'elle ne réponde, de lui envoyer des fleurs pour qu'elle les jette de ses mains, Roberta n'avait pas réagi. Peut-être ne me voyait-elle pas traverser sa vie comme un spectre le parvis d'une église. Et puis ce devait être une femme courageuse, qui ne prenait pas peur facilement. Je n'avais de toute façon rien qui inspire l'effroi, j'étais insignifiant, voilà tout. Et pauvre. Et qui sait si Roberta n'était pas un peu flattée ? Mais là, c'est sans doute la passion qui m'aveugle. Je n'étais rien pour elle qu'un tracas inutile, et son indifférence était sa façon de me le faire sentir. Voulait-elle même me faire sentir quoi que ce soit ? Mais pourquoi alors m'adresser tous ces signes, à la bibliothèque ? Je m'étais mépris, j'avais mal interprété. C'était peut-être cela qu'elle voulait que je comprenne.

Un soir que je rôdais autour de Saint-Louis, y cherchant son ombre, j'ai vu deux clochards pousser la grille d'un soupirail, ménagé dans un mur ancien de l'édifice, du côté du Canal. Je les ai vu pénétrer dans les entrailles du vieil hôpital. J'étais fasciné par ce spectacle, d'autant plus irréel qu'ils ne prêtaient aucune attention à ma présence. Alors, je les ai suivis. J'avais entendu parler des troglodytes de Paris, qui parcourent les anciennes carrières, ou les égoûts, de galerie en galerie, de salle en salle. Je fis, à tort, le rapprochement. Mais au fond je dus surtout m'imaginer que c'était une manière de me rapprocher de Roberta, sans qu'elle n'en sût rien. C'était un temps où mon désir était trop plein de psychologie. Oui, un temps où j'avais encore une psychologie. Je voulais m'introduire de nuit dans le quotidien des dames, hanter leur psychê via les lieux qu'elles hantaient elles-mêmes. Je voulais regarder, non pas sous leurs jupes, mais sous celles de leur existence. Mais qu'il faisait noir dans les souterrains de Saint-Louis. Je me serais perdu, ou j'aurais rebroussé chemin, si mes deux guides n'avaient pas fait un raffut formidable. Je m'orientais d'après eux, au son. Peut-être est-ce ainsi qu'Orphée trouva l'entrée des enfers, guidé par les gémissements abominables du chien Cerbère. Ou ceux des damnés. N'est-ce pas la même chose ? Sans cette rumeur affreuse, il se serait perdu, soyez-en certains, malgré les sons fascinants de son instrument. Mon voyage a sans doute duré moins longtemps que le sien. J'ai tourné à gauche, et je me suis rendu compte que je progressais dans un lieu d'une nature nouvelle. Ce n'était plus un enfilement de caves et de murs défoncés, c'était un véritable couloir. Il y eut un escalier, apparemment en bon état. Les clochards, malgré leur boîtier électrique, trébuchaient tous les deux pas. Je les avais presque rattrapés. Ils ne s'étonnaient pas de ma présence, ils me considéraient sans doute comme l'un des leurs. Un initié. Nous étions maintenant dans un second couloir, éclairé par une minuterie. Ils ont poussé une porte et j'ai vu tout un peuple rassemblé sous la lumière blanche qui tombait de l'ampoule électrique. C'était une salle grande comme une pièce. Tout le monde était occupé à manger, ils tenaient la nourriture dans leurs mains, ou même l'avaient déposée par terre. Ils étaient une bonne dizaine et, chose horrible, ils trouvaient cette nourriture, de la viande, de l'omelette, des légumes, le tout mêlé mais encore reconnaissable, dans des bennes à ordures, sagement rangées contre les murs. J'en ai compté quatre, inégalement remplies. J'ai d'abord pensé que l'administration de l'hôpital faisait exprès de ne pas brûler tout de suite ses déchets, afin que ces gens puissent y puiser. « Qui c'est, lui ? », a fait un grand blond avec un chien. Les autres ne se préoccupaient pas de moi, ils n'étaient pas jaloux de leurs mystères. J'ai hésité, et puis, malgré mon dégoût, j'ai partagé leur repas. La mauvaise odeur ne venait, pas comme je l'avais cru, des bennes. Ce n'était pas mauvais, mais c'était froid. Ils se plaignaient qu'il n'y ait rien à boire, que personne ne pensait jamais à amener des bouteilles. Ils disaient que c'était meilleur qu'à la soupe populaire, et qu'on ne risquait pas de se faire ramasser par les « bleus ». L'un estimait qu'il était plus digne de se nourrir ainsi, par soi-même, plutôt que de mendier, et les autres semblaient d'accord. La plupart parlaient beaucoup, leur élocution n'avait rien de particulier. D'autres cependant, au phrasé plus confus, se querellaient perpétuellement, semblaient toujours sur le point d'en venir aux mains, sans qu'on comprenne bien l'enjeu de ces disputes. Une femme en particulier était aussi saoûle qu'on peut l'être sans perdre conscience. Deux hommes ne la quittaient jamais, et ils semblaient une même personne en trois. Elle portait un pantalon côtelé, qu'elle ne pouvait pas boucler parce qu'il était trop petit pour elle. Dès qu'un de ses deux compagnons essayait de la serrer de plus près encore, elle se mettait à hurler des injures obscènes. Mais peut-être étaient-ils, en réalité, impuissants. Je me rendis compte que, de face, elle ressemblait à Roberta, qu'elle en était, avec ses cheveux gris en boule, comme la caricature. J'ai voulu me rapprocher d'elle, lui parler, mais elle a poussé un cri strident. Ses deux amis m'ont alors toisé, avec une fixité dans l'attention qui n'était plus humaine. C'était celle de deux chiens de garde.

D'autres se taisaient, et mangeaient dans leur coin. Certains dormaient déjà. A l'écart également, une femme vêtue de noir, de type asiatique, choisissait avec soin des steacks, qu'elle empilait, après les avoir sommairement essuyés à l'aide de mouchoirs en papier, dans une gamelle d'allure exotique. Je me suis dit qu'elle fournissait des restaurants, ou qu'elle en tenait un. Nous n'étions pas si loin de Belleville. Je lui ai posé la question, et elle m'a jeté un regard aussi bref que farouche. Avec ses ongles acérés et ses bras maigres mais musculeux, elle n'avait pas l'air commode. Je n'ai pas insisté. J'ai connu par la suite d'autres femmes asiatiques, jamais si faciles qu'on le croit. J'ai connu aussi d'autres pasteurs que le pasteur Meyer. C'est curieux comme la vie se répète. Pourtant ce n'est jamais la même chose. Il en va comme de la musique. Elle semble tourner toujours autour de la même idée, et elle ne l'exprime jamais, peut-être parce qu'elle ne la connaît pas. Elle a la tête vide. Pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ? Vous ne connaissez même pas Meyer. Pas encore.

Ce qui rendait particulièrement désagréable le local aux ordures de Saint-Louis, ce n'était pas seulement l'odeur de ses occupants, ni leur insistance, entre deux disputes ou deux ronflements, à expliquer qu'ils avaient été, avant leur chute, des gens comme les autres, mieux que les autres, et qu'ils l'étaient encore. Non, c'était que la minuterie s'éteignait à intervalles réguliers, très courts me semblait-il. Or, pour que l'un d'entre nous se décide à la rallumer, c'étaient d'interminables conciliabules, des récriminations, des injures, des coups même. J'eus peur d'être frappé à mon tour, et je serais parti, si je n'avais été terrorisé à l'idée de me perdre dans le labyrinthe obscur que je venais de traverser. Et puis la fausse Roberta me fascinait, et m'horrifiait. Un grand Arabe essaya de coincer le mécanisme de la minuterie avec un lacet de chaussure. En vain. Selon ma montre, il était plus d'une heure du matin. Je me demandais si le temps que mesurait ma montre avait cours ici aussi. Beaucoup dormaient, mais leur sommeil ne semblait en rien les libérer, ni les reposer, au contraire il était comme l'expression la plus claire de leur accablement. Bientôt, tous renoncèrent à la lumière. Certains piétinaient encore dans le noir, ils heurtaient des corps, étalés au milieu du local, ou les murs. La nuit était zébrée par la lueur des briquets, des boîtiers électriques, et par les disputes, brèves, mais toujours recommencées. C'était entêtant, c'était insupportable. Ils étaient pourtant peu nombreux à être restés là, beaucoup s'étaient esquivés, la femme asiatique, vêtue de hargne et de nuit, la première.

Saint-Louis, ai-je rêvé tout cela ? Non, un rêve ne peut pas sentir si mauvais des pieds. L'obscurité m'oppressait, comme si elle était faite d'une matière particulière, comme si elle ne faisait qu'un avec cette odeur. Je la confondais encore avec les murs, et il me semblait qu'ils étaient en train de se refermer sur moi, que j'y serais bientôt pris comme un insecte au cœur de l'ambre. J'avais également l'impression que le plafond était plus bas qu'il ne l'était, je craignais de me cogner la tête en me réveillant, et pour cette raison, je ne voulais pas dormir. Et puis j'avais peur de mes compagnons, des rats également, qu'on entendait (ou bien était-ce mon imagination ?) trottiner. On dit que la salive empoisonnée des rats endort la douleur, à la façon d'une drogue, et empêche de sentir leurs morsures. Quelqu'un alluma la minuterie. La fausse Roberta avait relevé son chandail. Je voyais l'un de ses seins, très gros et très laid. N'était-elle qu'un travelo ? Un clochard beuglait. Je m'étonnai de l'absence d'écho. Etait-ce dû à la consistance poreuse, terreuse, de l'obscurité dans laquelle nous étions plongés ? Nous étions six en tout. Six rats humains. Mais d'autres, peut-être, dormaient plus loin encore des hommes, dans ces boyaux et ces caves où je craignais tant me perdre. Disparaître.

Je finis pourtant par m'assoupir, car je rêvai. Je veux dire pour de bon. C'était comme un rêve ménagé au cœur d'un autre. Mais qui rêvait le rêveur ? Je roulais le long d'immenses marches de granit, dont j'observais, tout en tombant, le grain serré et délicat. Pour mieux voir, je voulais ouvrit grands les yeux, mais il me semblait que quelque poids, considérable, pesait sur mes paupières. Je ne dus pas dormir très longtemps. Le malheur veut que nous ne nous souvenions que des rêves interrompus. Y en a-t-il d'autres ? Comment le savoir ? On me secouait. J'étais dans un local à ordures, banal, où des gens en blouse forçaient à se réveiller et à se lever des hommes mécontents et puants. Un homme un peu dégarni, un médecin, pour se donner bonne conscience, nous prenait la tension, l'un après l'autre. Devant la fausse Roberta, qui maugréait des insanités, il hésita, comme frappé d'une pensée équivoque ; puis il l'ausculta comme les autres. Quand ce fut mon tour, je le laissai me passer le tensiomètre autour du bras, puis je lui dis « quelle heure est-il, Docteur Cordoue ? »

Il grimaça. C'est, je crois, à cause de cette plaisanterie qu'il a porté plainte et que Falley m'a convoqué. il m'a pourtant fait des confidences, comme à une connaissance. Sa femme lui avait parlé de moi. Peut-être qu'il ne pouvait s'exprimer qu'en termes mondains ou en termes médicaux. Les autres registres lui étaient langues étrangères. Cela faisait plusieurs nuits qu'il se voyait obligé de faire la chasse aux « passagers clandestins » de l'hôpital, comme il disait. Comme si son service n'était pas assez épuisant. Il espérait pour moi que je n'avais pas consommé de la nourriture servie aux malades. Etait-il possible que je n'aie jamais entendu parler de germes, de microbes, de virus ? Voulais-je risquer ma vie ? J'ai eu envie de lui répondre que lui aussi, après tout. Qu'est-ce qui m'empêcherait de l'étrangler avec son stéthoscope ? Par exemple. Au lieu de ça, je lui ai parlé de la femme en noir, qui à mon avis ravitaillait les restaurants du quartier. Il a soupiré, il a regardé du côté du sosie de Roberta, et il m'a demandé ce que je trouvais à sa femme. Il s'est repris, et il a fait la liste de ses griefs contre moi. Harcèlement, effraction, vol, tentative d'adultère. Le juge aurait l'embarras du choix. C'est idiot, mais je me suis dit qu'il n'était vraiment pas très fort en droit. Je me suis dit aussi que mon affaire d'amour devenait sérieuse. Enfin.

Cordoue ne s'y connaissait pas en droit, mais il avait des relations. Il ne fallut que deux ou trois semaines pour que je me retrouve dans le bureau de Falley. Il me lut quelques articles de loi, d'où il ressortait que je risquais au bas mot dix mois de prison, sans préjudice d'une grosse amende. Et puis, très vite, je me suis retrouvé dehors, sur un quai de Seine familier, île de la Cité. Il était dix-sept heures, l'heure à laquelle j'aime boire, au café. Je ne me souviens pas du visage du Juge, seulement de son nom, de son complet noir ; il parlait de derrière un moniteur d'ordinateur, d'un modèle déjà ancien. Que me disait-il ? Je ne sais plus trop. Heureusement, il y a le cahier rouge. J'y ai écrit que « notre entrevue fut comme une messe, toute de rituel, à quelques mètres de Notre Dame. La belle Roberta vaut-elle une messe ? Le juge m'a parlé de harcèlement, par divers moyens, téléphoniques et épistolaires. Il n'a rien dit des bouquets de rose, il manquait sans doute d'un adjectif. Harcèlement floral. Il n'a rien dit non plus de l'épisode de Saint-Louis. Peut-être ne le comprenait-il pas. Il plissait son front de manière extraordinaire, dans tous les sens à la fois. Cela faisait mal à voir, et je baissais les yeux. »

J'ai voulu faire des effets de , me donner un petit air détaché. C'était, je pense, pour dissimuler mon désarroi, ma honte. Devant qui pourtant pouvais-je avoir honte ? Je n'avais plus depuis longtemps d'existence sociale. Falley lui-même, avec ses formules juridiques, alambiquées et cinglantes comme des coups de fouet, me méprisait trop pour que je retrouve, sous son regard indifférent d'inquisiteur, forme humaine, et d'abord un visage d'homme. Mais peut-être que la honte n'a rien d'humain, que l'on se sent, dans la honte, en train de se décomposer. De perdre la face, ou ce qui en restait. Mais si je dis cela, c'est qu'il y a eu, depuis, ces jeunes, qui m'ont enlevé dans leur voiture, et qui m'ont frappé si violemment que j'y ai perdu l'œil gauche.

Je devais être troublé, tout de même, après ma visite chez Falley. Ou bien ce sont tous les pastis que j'ai bu avec Dalbans, dans la foulée. J'ai rempli mon journal de travers. J'ai laissé des pages en blanc, j'y suis revenu ensuite et je les ai remplies. En plus j'ai oublié de dater, comme si c'était un temps où le temps avait cessé d'exister. Je ne m'y retrouve plus. Qui sait ? J'ai peut-être été convoqué plusieurs fois chez Falley, et je l'ai oublié.

La semaine suivante, en tout cas, je suis allé avec Dalbans à la conférence du père Quichon. Il y avait aussi le pasteur Meyer. C'était d'ailleurs dans la salle de réunion d'une association de l'Eglise Réformée, dans le douzième arrondissement, non loin de la gare de Lyon. La bâtisse était curieuse, elle ressemblait à un immeuble bourgeois qui, saisi par quelque fièvre, se serait pris pour une cathédrale gothique. Une cathédrale de fonte et de verre, alignée là, sans dépassement ni renfoncement, le long du trottoir, à côté des autres immeubles, de la même hauteur qu'eux. Dans la salle, il y avait aux murs des affiches, qui parlaient des immigrés et des sans-papiers. Le Rabbin n'avait pas pu venir, il était souffrant. Les deux autres l'ont excusé. Il n'y avait pas beaucoup de monde, peut-être une vingtaine de personnes.

Le père Quichon a été tout à fait brillant. Et dialectique. Il a prouvé l'existence de Dieu par Auchwitz. Dieu est mort, mais pour ressusciter. Dieu est mort jeudi, il ne pouvait rien pour les damnés d'Auchwitz. Auschwitz, c'était un vendredi. Dieu n'a ressuscité que samedi. Dimanche, selon certains témoignages, il est monté au ciel. Ou bien lundi. De toute façon, pour vendredi, c'était râpé. La concierge était dans l'escalier.

D'ailleurs, c'est le Christ qu'on a tué à Auchwitz, c'est Dieu qu'on a gazé. Jeudi. Non, vendredi. Les Juifs ont ressuscité en Lui, et les Tziganes. Samedi. Mais ils ne le savent pas encore. Peut-être vont-ils se réveiller. Dimanche. A Saint-Pierre des Corps.

Je ne m'y retrouve plus. J'ai dû confondre les jours de la semaine.

J'ai demandé au père Quichon si Dieu était vraiment mort, au moment d'Auchwitz, s'il ne pouvait vraiment rien faire. Pas le Fils, il avait sans doute raison, mais peut-être que le Père ? Avec patience, il m'a expliqué que Dieu n'était pas tout-puissant, puisqu'il s'était limité en l'homme. Par amour. Cet amour, c'était le Christ. Le Mal, lui, venait des hommes. Et du Diable. C'était le Christ, sacrifié par les Juifs.

Quichon a eu peur que je me méprenne. Il ne voulait pas dire que les Juifs avaient mérité Auchwitz. Certains l'ont dit, et c'étaient des salauds. Mais Dieu ne peut pas tout faire. Il a besoin des hommes. Il n'y a pas à le regretter. Dieu, ce n'est ni Superman ni le plombier. Cela a fait rire, et, content, il a cligné des yeux. On commençait à me regarder de travers, et il a fait un geste pour apaiser sa troupe. Meyer a pris la parole, mais il n'a pas dit grand chose. Cela m'a étonné, d'autant qu'il regardait souvent, tout en parlant, dans ma direction. Ou bien était-ce Dalbans qu'il fixait ainsi, à qui il faisait de véritables clins d'œil ? Selon Meyer, le christianisme n'était pas une religion du livre. L'expression était musulmane. Non, Dieu est en l'homme, pas dans l'écriture, car Dieu s'est fait homme. Pas dans l'Eglise, en tout cas pas dans l'Eglise visible. Mais il y en a une autre. Clin d'œil dans ma direction. Le sacrifice du fils de Dieu complète celui du fils d'Abraham, que Dieu a commandé pour mieux le refuser. Nouveau clin d'œil. « Ainsi Dieu est une affaire entre Dieu et Dieu, entre l'homme et Dieu, entre Dieu et l'homme. Pas l'Homme en général, mais l'homme. L'homme en particulier, et, aussi bizarre que cela puisse tonner, je veux dire sonner, Dieu en particulier. »

C'était la péroraison, c'était déjà fini. Je m'étais attendu à ce que les deux hommes de Dieu débattent, manifestent du moins quelque désaccord. Il n'en était rien. Chacun, de son côté, inventait Dieu, tout à son aise. Le physique de Meyer, surtout, était étonnant. Il ressemblait aux photos des vieillards sublimes et secs du 19ème siècle. Moins Victor Hugo que Schweitzer, et plus encore Nietzche. Un Nietzche au poil blanc, magistral et sobre, fébrile et maître de lui. Après avoir répondu à une ou deux questions, à peine la séance levée, le pasteur Meyer, en quelques enjambées, est venu près de moi, et m'a mis la main sur l'épaule. Il voulait me parler. « En particulier. » C'était peut-être le début d'une amitié, mais je n'en étais pas sûr, et pour cette raison je ne me suis pas interrogé sur sa nature. C'est de là que tout le malheur est parti. Je suppose. J'aurais pu me dire que ce pasteur était homosexuel, comme souvent les gens un peu mûrs, Aragon par exemple... Mais c'est un fait que Meyer ne m'a jamais fait la moindre proposition. De cet ordre du moins. Je ne sais même pas s'il prêtait quelque intérêt à l'existence des homosexuels. En général, je veux dire. D'ailleurs, à l'entendre, ce n'était pas moi qui l'intéressait, mais Dalbans. Pas son corps, son âme. Mais c'était peut-être plus dégoûtant encore. Par certains côtés, le pasteur me faisait plus penser au diable, à l'adversaire, qu'au bon Dieu, qu'il prétendait servir. Je dois le dire, quand il s'agissait d'agripper sa proie, le mystère d'autrui, disait-il, aucun scrupule, aucune décence même, ne pouvait le faire hésiter. J'admirais d'ailleurs cette résolution, sans vouloir y reconnaître la funeste passion.

C'était un homme moustachu, grand mais un peu voûté, étonnamment bien mis par ailleurs, même s'il avait quelque chose de débraillé, qui tenait sans doute à l'âge. Il était en effet bien plus vieux que le Docteur Cordoue, ou même que le juge. Contrairement à eux, il semblait ne tenir que de lui-même son autorité, même s'il expliquait que c'était par humilité qu'il se tenait ainsi courbé. Il se dit enchanté d'apprendre que j'avais vécu en Alsace, et il me fallut du temps pour qu'il comprenne, ou plutôt admette, que je n'étais pas pour autant Alsacien. Il m'a alors regardé droit dans les yeux, et son regard noir flambait. Seulement, il n'était pas sûr du tout que c'était moi qu'il sondait ainsi. N'était-ce pas, en fait, un truc de comédien, voire un trait de son anatomie, aussi indifférent et indépendant de lui que l'épaisseur de ses sourcils ?

Il me demandait si je travaillais, où j'avais vécu, ce que j'y avais fait. Comment j'avais connu Dalbans, et ce qu'il était alors. Cela ne le gênait pas que Dalbans fût là, à deux mètres. Il débattait de chaque détail, mon travail d'autrefois, par exemple, à la récupération des déchets, comme s'il s'agissait d'une question qui touchait à ses convictions les plus intimes, à sa foi, même. Et pourtant, il était bien sûr qu'il n'en avait rien à faire, je ne veux pas dire seulement objectivement, mais subjectivement. Il semblait tellement au-dessus de tout cela. Je crois qu'il posait toute ces questions par une sorte de nécessité, plus physique que spirituelle. Sa soif de comprendre elle-même devait se réduire à ça. Mais il ne fallait pas le lui dire, car il était, je le sentais, capable de terribles colères, qui le feraient bientôt ressembler à un criminel, ou à un fou.

Le format de cet homme me pesait déjà. J'étais, face à lui, si insignifiant, si léger. Mais une légèreté qui pesait lourd comme le plomb. Comme la honte. J'essayai de penser à Roberta, comme on se raccroche à un talisman. Il parlait beaucoup, et tout dans son comportement revenait à dire que, pour lui du moins, les paroles étaient inutiles. Il s'imaginait sans doute que son regard lui suffisait pour percer les carapaces et « comprendre ». Il prononçait ce verbe comme s'il devait clore toute discussion. Il s'exprimait, quand il le voulait, avec clarté, mais la plupart du temps ses phrases finissaient par s'emmêler, elles s'ouvraient vers l'infini et trébuchaient sur des trivialités, où s'achevait enfin leur cours. Puis cela reprenait, ainsi que les vagues de l'océan. Peut-être comptait-il sur son verbe pour hypnotiser les gens et se les soumettre. C'était aussi le sens de cette main qui pesait un peu trop lourd sur l'épaule de ses interlocuteurs. Mais il ne voulait pas seulement hypnotiser, il s'agissait d'apprécier, et de déprécier, la valeur de ceux dont il parlait, comme de ceux à qui il parlait. Un maquignon, me dis-je. Elle devait me hanter quelques jours, cette main, ou son fantôme, comme si elle m'avait brûlé la peau.

Pendant cette cérémonie de possession, les gens partaient, la salle se vidait. Dalbans lui-même m'a salué, derrière le dos de Meyer. Il m'a semblé plus narquois que d'habitude. Peut-être n'était-ce que l'amusement que provoque immanquablement, chez les Catholiques, leur petite différence d'avec les Protestants. Finalement, Meyer m'a comme emporté dans la rue, et m'a proposé de faire avec lui une partie du chemin, à pied. Je marchais sans fatigue, comme dans un rêve. Comme quelqu'un qui tombe, et qui rêverait qu'il marche, qu'il court. D'ailleurs, il m'obligeait à parler beaucoup, comme pour me faire oublier le chemin. Il trouvait que je n'avais pas dit grand chose de moi. Qu'avait-il dit, pourtant, de lui-même ? Je crus me tirer d'affaire en lui expliquant que d'une certaine manière, je n'existais pas vraiment. Mais cela justement, disait-il sans s'étonner ni me prendre pour un fou, l'intéressait, méritait explication. Comment en étais-je arrivé à cette conclusion ? Voulais-je dire par là que je me sentais neuf, ou au contraire vieux, hors d'usage ? Quels avaient été, auparavant, mes horizons, mes convictions ? N'était-ce pas cela qui faisait l'homme, infiniment plus que sa psychologie, que son caractère, ou que ses origines ? D'ailleurs, avais-je encore de la famille ? Je me souviens qu'à aucun moment il ne s'intéressa à mes convictions religieuses, ce que, à tort ou à raison, je trouvai curieux pour un pasteur. Je me suis dit encore que lorsqu'il écoutait, il perdait de sa fébrilité, ses yeux devenaient fixes mais son masque se détendait. Cela ne durait d'ailleurs pas longtemps. Tout en marchant à grands pas, m'entraînant dans son sillage, il faisait des gestes, brusques et harmonieux comme ceux d'un chef d'orchestre. Chaque partie de son corps semblait vivre d'une vie autonome, et même douée de capacités propres d'attention ou d'action. Peut-être était-il habitué à ce que les gens se confient à lui plus facilement ; toujours est-il qu'il manifesta un peu d'irritation, voire de découragement. Tout changea quand nous nous mîmes, comme portés par la conversation, à causer de Dalbans.

C'était sa conversion qui l'intriguait, disait-il. On ne s'étonne pas que lors du procès d'un honnête homme devenu criminel on débatte avec gravité des raisons et des causes de cette métamorphose. C'est qu'alors chacun, y compris le plus obtus, sent qu'il s'agit du mystère du Mal, et de la liberté. «Mais, selon moi, tout changement dans la vie d'un homme, même infime, relève de la même énigme. Et ne m'objectez pas qu'il serait tout aussi étrange qu'un individu demeure très longtemps le même. Vous iriez alors, sans vous en rendre compte, dans mon sens.»

Honnêtement, je me suis demandé s'il ne s'intéressait pas plus au mystère du temps qui passe qu'à celui de l'humanité. Peut-être ne le savait-il pas. De toute façon, il n'était pas vraiment question de discuter avec lui. Pour me moquer de lui, j'ai évoqué, à propos de Dalbans, la Grâce. Meyer a fait un grand geste d'impatience et de dénégation. J'étais totalement en dehors du propos. Notre conversation était profane, et il y tenait. Il ne parlait que de l'homme Dalbans, pas de l'ange qu'il y avait peut-être en lui. Ne trouvais-je pas que Dalbans était un assez beau nom pour un ange ? « On dirait des ailes qui s'ouvrent. »

Je n'entendais pas ça dans ce nom, Albans était sans doute une petite ville du Midi. Il me demanda ce qu'il pouvait y avoir de commun au communiste et au chrétien, qui expliquât l'un et l'autre. La casquette de marinier, lui dis-je sans hésiter. Il tiqua. Il me demanda depuis quand exactement je connaissais Dalbans. Nous traversions le boulevard Voltaire. Je lui dis que j'avais manqué le moment crucial de la vie de Dalbans, celui de la conversion. Meyer était excité, ses mains tremblaient. Il me faisait de plus en plus penser à un biographe fou. Sa manière académique de s'exprimer, peut-être. La nuit tombait, les réverbères s'allumaient automatiquement, le ballet des phares des voitures commençait. Il ne faisait pas froid. Nos chemins divergeaient, je n'en étais pas mécontent. Il allait vers la République, vers le centre de Paris, moi, m'indiqua-t-il, je ferais mieux de longer le Boulevard Richard Lenoir, sous lequel coule le canal Saint-Martin.

Je l'ai revu souvent. J'en ai perdu du temps avec lui à essayer de comprendre Dalbans. Tout cela pour arriver à des lieux communs, sur le communisme, sur la psychologie humaine et la liberté. En fin de compte, cette tâche, infime pourtant, comprendre un individu assez quelconque, le dépassait. Mieux aurait valu s'attaquer à une personnalité plus forte. Peut-être. Et il me demandait, comme si cela allait de soi, de retrouver les anciens de la section des Ternes, et surtout de convaincre Dalbans de les revoir. Comme je me rebellais, en fait parce que je ne voyais pas comment faire, ni à quoi cela pouvait bien servir, il prenait sa voix de commandement, ou bien me suppliait. Il insistait, comme s'il y tenait plus qu'à toute autre chose au monde, et l'instant d'après, il n'en avait rien à faire. Il me téléphonait, et nous marchions ensemble dans Paris, dans les parcs, nous entrions dans les cafés. Jamais il ne m'invita chez lui. Aurais-je accepté de m'y rendre ? L'été se consuma ainsi, ce fut l'automne, puis l'hiver. Il emplissait si bien mes journées que je ne revoyais plus Dalbans. De son côté, l'homme à la casquette ne se manifestait pas non plus. Meyer finit par se rendre compte de l'absurdité de la situation. Il en fut très affecté. Il traversait, comme tous les passionnés, de terribles phases de découragement et de mélancolie. Alors, il disparaissait, il restait terré chez lui, couché toute la journée. Il m'en parlait sans honte, mais il refusait qu'on le voit dans cet état. Je l'y vis cependant au moins une fois. Nous devions aller ensemble dîner au restaurant chinois, avec les baguettes et le thé au jasmin. J'allai l'accueillir à son arrêt de bus. Je voulus lui parler, comme d'habitude, de Dalbans, et il me rabroua. Qu'avait-il à faire, à foutre, de pareil animalcule ? Dalbans lui arrivait-il seulement à la hauteur des orteils ? Lui, il ne songeait plus qu'à la musique sacrée, aux orgues. Il s'était acheté quelques bons enregistrements de Bach, de Charpentier. Son âme voguait dans les cieux, tout près du Père. Ah qu'il serait bon de mourir, d'oublier le monde, les rues grises de Paris. Il pleuvait, et il se tenait debout sous la pluie fine, plus droit que d'habitude. Je le plantai là. Je ne pouvais rien pour lui. D'ailleurs, il ne me voyait plus. Il faisait penser à un Roi. En exil. Un Roi grevé de difficultés respiratoires. Peut-être était-il habitué à un air plus pur que celui de Paris. Celui qu'on respire de l'autre côté des nuages, me dis-je.

Il parlait souvent de la signification de son entreprise, usant et abusant des mots de « liberté », de « personne », de « mystère ». En revanche, il ne semblait guère se poser de questions sur lui-même, je veux dire sur ce qui pouvait bien l'attacher d'une manière aussi singulière à son entreprise, et à Dalbans. Pourquoi, après tout, n'allait-il pas le voir, pour discuter avec lui ? Les deux hommes se connaissaient, ils gravitaient dans les mêmes cercles. Or Meyer semblait éviter Dalbans, en tout cas éviter de lui parler. Si le Pasteur ne cherchait pas à expliquer son obsession, il pouvait disserter longuement, par gros temps, de son absurdité. Alors il s'apitoyait, il se prenait lui-même en pitié. C'était insoutenable. Je préférais encore quand il prétendait prendre de la hauteur, rompre tout lien avec les hommes et avec la vie.

Désormais, il parlait de lui-même comme d'un « pauvre vieux ». Ou d'un « pauvre fou ». Au début, cela n'arrivait que rarement, et même jamais. Puis l'exception fut la règle. Je n'osais plus l'abandonner, j'avais peur qu'il fasse une bêtise. Notre relation devint plus intime. il refusait toujours que je vienne chez lui, mais je le laissais entrer chez moi, dans cette chambre sous les toits où il tenait à peine. Il contemplait, sans rien dire, les roses que j'achetais en souvenir de Roberta, sans plus oser les lui envoyer.

Il me faut dire encore quelque chose du Pasteur, même si cela ne plaide guère en sa faveur. Je me rendis compte, à la longue, que Meyer, tout Alsacien et protestant qu'il fût, était à peu près aussi paresseux que moi. Il ne faisait rien, il ne semblait attaché à aucun lieu de culte, il n'écrivait rien. Il allait, une fois par semaine, « débattre », près de la gare de Lyon, et il y lisait toujours le même texte. Heureusement, ce n'était jamais le même public.

Je finis par me décider à aller voir les pauvres bougres du PC, ou ce qu'il en restait. Au début, Meyer ne voulait pas m'accompagner, mais je lui ai fait comprendre que je n'y allais que pour lui. Bien sûr, il ne devait pas se présenter comme Pasteur, mais comme un camarade d'une autre paroisse. L'idée lui plut, il peaufina même son personnage. Il était délégué CGT des imprimeurs d'images pieuses. A Lourdes. Cela le faisait rigoler, car il aimait se moquer des Papistes. Par souci de vraisemblance, il renonça à se dire délégué syndical au Vatican, ou membre du Parti communiste clandestin dudit Etat. Il n'imitait pas assez bien l'accent italien. J'eus quelques craintes, mais dès qu'il eût bu sec, d'une traite, son Ricard, les survivants de la cellule des Ternes, cinq ou six profs et cheminots à la retraite, le considérèrent comme l'un des leurs. C'était un dimanche de janvier, ils ne se servaient plus du local que pour y boire, jouer à la belote, parler de l'avenir, c'est-à-dire de leurs regrets. Quand ils étaient bien saoûls, ils se prenaient pour Staline, Roosevelt, Churchill. Alors ils refaisaient Yalta, et dix de der, je te prends la Pologne. Je reconnus, dans deux de ces vieillards, des amis. J'avais vendu l'Humanité-dimanche avec Dîb, le cheminot kabyle, et Sières, un bourgeois, cadre supérieur chez Renault, dont le beau-père avait été longtemps député communiste de Paris. Je connaissais moins bien un ancien professeur de musique, qui avait conservé d'autrefois son air rêveur et ses cheveux longs. Je me souvenais pourtant de lui, pour l'avoir une fois entendu expliquer une obscure plate-forme du Parti, après quelque défaite électorale. Assis à côté de lui, il avait pris la parole juste après Dalbans. Puis la discussion avait roulé sur l'autogestion et le modèle yougoslave. Ce jour-là, il y avait moins de cheminots et de bourgeois que d'habitude, ils étaient remplacés par de jeunes postiers.

Ils avaient perdu leur public, et étaient contents de notre venue. Un vieux en chemise à carreaux nous raconta longuement je ne sais quelle révolution. Peut-être était-ce le Nicaragua. Marchais l'y avait envoyé former les masses au matérialisme dialectique. Une bien belle science. Il y avait les riches, les Américains, les sionistes, et bientôt ils seraient chassés du monde des vivants par le prolétariat en armes. Tous dans des camps, bien fait, au goulasch. Il avait fait le coup de feu avec les contras, niqué de belles muchachas des deux camps. Même des Indiennes, qui lui avaient refilé la syphillis. Il y avait un traître au gouvernement. Un Juif. Comme par hasard ! Il avait pu le démasquer, parce qu'il prétendait avoir vécu comme réfugié à Paris, mais croyait qu'on fêtait le 14 juillet et le 1er mai place des Fêtes. En fait le type n'avait jamais connu que New York et Tel Aviv. Les prisons de Managua, ça l'a changé de la Banque internationale, concluait-il enfin. Les autres, pendant qu'il parlait, se frappaient la tempe de l'index. Le gars n'était qu'un ancien mécano, dans un garage de Colombes. J'ai reconnu enfin le fou, c'était Couiet. Couiet Alzheimer. Il hantait autrefois la Bibliothèque de Beaubourg, il couvrait sa table de vieux numéros de l'Huma. Les soirs de déroute électorale, il ne pouvait arracher les yeux du poste de télévision qu'on installait pour l'occasion dans le local de la section. On ne le laissait d'ailleurs jamais parler trop longtemps.

On discuta des anciens, de tous ceux qui étaient morts, ou qui avaient quitté le Parti. Ils ne faisaient pas bien la différence. Rapidement, j'en vins à Dalbans. Je fis mine de tout ignorer de sa conversion. Ils me l'apprirent et guettèrent sur mon visage la surprise. « Qu'est-ce qui lui a pris ? » dis-je. « C'est un traître, il faudrait lui plonger la gueule dans une bassine d'eau bénite » fit Couiet de sa voix éraillée. Les autres haussèrent les épaules, firent des moues. Ils n'en finissaient pas de lamper leur pastis. Cela semblait mal parti. Mais non, après un silence, ils se mirent à parler du Dalbans d'autrefois. Selon le professeur de musique du conservatoire, Dalbans donnait l'impression d'être fait d'une seule pièce. Il était taciturne et ne parlait pas d'autre langue que celle du Parti. Mais qu'est-ce qui se passait à l'intérieur du bonhomme ? Allez donc savoir. Dès qu'on lui posait une question, il prenait sa voix de commandement et vous envoyait paître. Ah, il avait de l'autorité, il ne se laissait pas emmerder longtemps.

C'était un temps, commenta Sières, où il fallait savoir se surveiller. C'était aussi un temps où on distinguait plus mal qu'aujourd'hui ce qui était discours officiel et pensée propre. On ne s'opposait pas comme aujourd'hui à l'idéologie, à la propagande, aux mots d'ordre. On ne les tournait pas en dérision.

« Oui, et bien moi, dit Couiet, un beau jour, j'ai fait taire Maurice Thorez. Le gros Momo en personne. C'était un jour qu'il déprimait. Il disait qu'il n' y aurait jamais la révolution. Jamais. Le prolétariat français n'avait rien entre les jambes, ni dans la tête. J'étais jeune. Je l'ai traité de Social-traître, de collabo, d'apatride trotskyste. Il ne m'en a pas voulu. Il m'a souri. Je lui avais remonté le moral. Il s'est dit que tous les prolos de France étaient fabriqués sur le même modèle que moi. Mais, à présent, je me dis que c'est lui qui avait raison. Tous des dégonflés, tous des petits bourgeois. »

Sières gloussa. Puis il reprit. Ceux-là même qui osaient discuter les diktats du Parti le faisaient du point de vue des intérêts du Parti, ou de la e ouvrière. Mais Dalbans ne discutait jamais rien. On aurait dit qu'il ne pensait rien. Il gueulait, c'était tout. Ca prouvait qu'il n'était pas si à l'aise dans sa peau de permanent.

Quand même, selon le musicien, il lui arrivait de laisser percer son découragement. Une fois, au moins, il avait craqué. En pleine réunion de la section, qu'il présidait, bien sûr, il avait hurlé que, place du Colonel Fabien, les Copains chiaient dans la colle. On parlait alors de mettre à pied la moitié des permanents. Il faut les comprendre, l'argent ne rentrait plus dans les caisses.

L'histoire avait en effet fait du bruit à l'époque. Mais ce n'est pas cette version là que je connaissais. Lors d'une école du Parti, sorte de cours du soir de formation politique, une des dernières peut-être à avoir eu lieu, un étudiant de « langues O » lisait la Pravda. Il en traduisait, dévot et rigolard, des extraits. L'article parlait du soutien indéfectible des Afghans à l'Armée rouge. Alors Dalbans lui avait ordonné de ranger son canard. Dans ma version, c'étaient les Soviétiques qui chiaient dans la colle, pas le PC français.

La vraie question, objecta Sières, n'est pas là. Qu'est-ce que c'était le communisme de Dalbans ? Il ne s'agissait quand même pas seulement de toucher un salaire à la fin du mois. Dalbans avait été garçon de café avant de faire de la politique. Il aimait parler de son père, formidable ouvrier des années 20, renvoyé de toutes les boîtes parce qu'il y fondait des syndicats, et qui pourtant trouvait toujours de nouveaux employeurs, parce qu'il savait faire tous les métiers. Il avait les mains d'un dieu. Ce qu'il aimait par dessus tout, c'était la mécanique, et aussi le travail du bois, Faubourg Saint-Antoine. Dalbans était un vrai Parisien, mais il n'avait pas l'habileté de son père. Ses mains à lui, il les gardait dans ses poches. La plupart du temps.

Peut-être, hasarda Dîb, que c'était pour ça qu'il portait toujours une casquette.

On rit. Mais ce n'était pas si idiot, même si c'était incompréhensible. On place sa fierté où on peut. On est ouvrier par les mains, ou bien par la casquette. Et puis, avec les mains dans ses poches, Dalbans ressemblait à un tronc d'arbre. A un totem. La casquette soulignait ce que cette verticalité avait d'incongru. Encore une fois, c'était le point qu'on ne pouvait s'empêcher de mettre sur le i. C'était sa couronne de Roi fainéant. Je leur appris que Dalbans avait gardé sa casquette, la même apparemment. Mais il ne me semblait pas avoir aussi souvent qu'autrefois les mains dans les poches. En tout cas il s'en servait pour avaler son pastis. Ils rirent. Couiet, heureux de leur joie comme un idiot du village, se mit à chanter « au cul, au cul, aucune hésitation. »

On le mit dehors. C'était une habitude. Presque une coutume. J'avais vu Dalbans faire la même chose avec la vieille gardienne du local de la section. Elle avait dit à une jeune recrue, un postier, que personne ne le prendrait pour un communiste, avec ses airs de petit pédé... gé. Qu'était-elle devenue ? Personne ne se souvenait d'elle, à part moi. Ils me dirent que je me trompais, que ma mémoire me jouait des tours. Il n'y avait jamais eu de gardien, ni de gardienne. Cette femme était sans doute la concierge d'un immeuble voisin. Beaucoup étaient des réfugiées de la guerre d'Espagne, des Rouges.

Pendant tout ce temps, Meyer s'était tu. Il écoutait avec attention. Il prenait même des notes sur son journal. Je reconnus les pages saumon du Figaro. On eût dit qu'il présidait un procès en béatification. Ou en sorcellerie. A présent tous s'interrogeaient sur la première vocation de Dalbans, le communisme. Sières s'essayait à une comparaison avec le football. Dalbans était né dans le camp des ouvriers et des rouges, il y avait les siens et les autres, les ennemis, les Bourgeois. Et puis les traîtres, les socialistes. Mais il haïssait par dessus tout les gauchistes, ces petits-bourgeois qui avaient le toupet de se prendre pour la e ouvrière, alors qu'ils passaient le plus clair de leur temps dans les bistrots du quartier latin et les amphis.

D'autres, comme le musicien, parlaient d'une fibre utopiste. Dalbans était colérique, c'est vrai, et très sec. Il avait l'esprit militaire, mais il n'était pas haineux. Pas du tout. Il espérait que l'Humanité deviendrait une communauté fraternelle, soudée par le travail. Chacun n'aurait plus en tête que de soulager la misère des autres. Et puis la misère elle-même, à la fin des temps, disparaîtrait. Il serait alors temps d'inventer autre chose. La différence entre le mien et le tien serait oubliée, la mort deviendrait presque supportable. Car, disait maintenant le musicien, Dalbans avait une peur panique de la mort.

Est-ce que Meyer se rendait compte lui aussi qu'ils inventaient Dalbans à mesure, qu'ils le peignaient à leur image, qu'ils ne savaient rien de celui qu'ils avaient cotoyé pendant des années, et qui n'avait d'ailleurs rien fait pour se rendre moins opaque ? Quand j'y réfléchis, moi je me dis que la révolution qui s'est opérée en Dalbans est là. Il était opaque, et il a voulu, un jour de désespoir, devenir transparent. Transparent aux autres, pour commencer, ressembler à un livre ouvert, où quelqu'un aurait écrit des mots comme Amour, Paix, Salut. Et puis collé des chromos du Christ. Peut-être aussi s'était-il vu tout à coup privé de ses haines, parce qu'une idéologie en avait balayé une autre, parce qu'il n'était plus possible de parler de lutte de es, de dire du bien de l'Armée rouge et d'arborer un drapeau de sang. Plus possible de militer pour que la France quitte l'Otan pour le Pacte de Varsovie. Alors, Dalbans s'était ouvert. Mais comme on essaie de happer de l'air en pleine crise d'asthme. Ouvert, mais pour se refermer aussitôt. Oui, je crois que le drame de Dalbans, c'était qu'il avait besoin de parler la parole des autres, qu'il avait besoin d'horizons en carton-pâte, qui lui semblaient plus beaux que les vrais. Une question de goût. De mauvais goût. J'en reviens à mon idée de transparence. Peut-être avait-il surtout besoin d'être transparent à lui-même. N'étant pas doué pour l'introspection, il lui fallait s'emplir de sentiments et d'idées stéréotypées, dont le vide ne lui apparaissait pas. Ou bien ne le gênait pas.

Bon. J'invente tout autant que les autres. Au moins je garde ça pour moi. Peut-être en dirai-je un mot à Meyer, afin de le sortir de son accablement.

Revoilà Couiet, tout penaud. Il promet de faire taire Alzheimer. Si on ne le chasse plus. Sières ne s'interrompt même pas pour lui, il continue à pérorer, moitié sérieux, moitié plaisant. Il prétend maintenant que Dalbans détestait les théories. Il n'était mu que par le désir. Il aurait voulu que tout le monde soit ami, que tous se tapent sur l'épaule, en frères. Il haïssait les Bourgeois, mais c'était parce qu'ils ne se mélangeaient pas. C'était cette morgue qu'il détestait, bien avant qu'il s'agisse de richesse et de partage. C'était pareil pour « les histoires des intellectuels ». Elles le crispaient, et il se faisait encore plus lourd, plus autoritaire. Il avait tellement peur qu'on tombe dans le débat d'idées. Au lieu d'agir, disait-il. Par malheur, l'action se réduisait pour lui à coller des affiches et les timbres des cotisations. Ou écouler les vignettes de la fête de l'Huma, mais ce n'était qu'une fois par an. Etait-ce cela la Révolution ? C'est pourquoi il a fini par s'éloigner du Parti, à l'approche de la soixantaine.

J'ai pris la parole, pour dire que mon copain Sières me semblait, non certes plus proche, mais moins loin de la vérité que le musicien. Je me suis expliqué, même si Meyer me regardait avec réprobation. Un Utopiste, Dalbans ? Mais un jour qu'une petite postière s'exprimait dans les termes même que venait d'utiliser le musicien, Dalbans s'était moqué d'elle au point qu'elle s'était enfuie en pleurant. Que lui avait-il dit ? « Gnagnagna, maintenant, ça suffit, arrête tes conneries. » Il avait également fait taire des chômeuses qui s'apitoyaient un peu trop sur leur sort et l'empêchaient de parler. « A votre âge, leur avait-il dit, on ne pleure pas. On se bat. »

Tout cela n'aboutissait à rien. Sières prétendit que ce n'était que des paroles en l'air, qu'il ne fallait en tirer aucune conclusion. Dalbans ne parlait que sous le coup de la colère, et il n'exprimait jamais de regrets. Mais il avait bon fond. Et puis, c'était la fin, le mur de Berlin allait tomber, il le pressentait. C'était un malin. Il n'y croyait plus, il devenait de plus en plus irritable. Le musicien reprit l'image du mur. Dalbans était un mur, plein de lézardes invisibles.

Personne n'avait le courage de parler de la conversion de Dalbans, dont ils n'avaient rien vu, rien su. Ils n'arrivaient déjà pas à se mettre d'accord sur la nature de son premier engagement ! Du moins, personne ne mettait en doute la sincérité de cet engagement, ni même celle de sa conversion. N'était-ce pas étonnant ? On aime tant d'ordinaire dire du mal des absents. Je me suis dit que c'était le principal enseignement de cet entretien. Malgré ses colères d'adjudant, Dalbans inspirait la sympathie. On disait qu'il était bourru, et cela n'allait jamais plus loin. Ses colères passaient pour de la franchise, rachetaient ses silences et sa langue de bois. On ne lui connaissait aucun vice, aucune ambition. A vrai dire, on avait du mal à lui prêter quelque fin que ce soit. Il existait, voilà tout, d'abord comme permanent du Parti, puis comme Catholique fervent. Comme permanent, il ressemblait à une pierre. Comme Catholique, à une lumière un peu mièvre, qui n'éclaire pas très loin, ne réchauffe personne. Cela restait de l'ordre de la nature, et des choses, qui ne mentent pas, mais s'ignorent elles-mêmes. J'appris encore que Dalbans n'avait jamais été marié.

Meyer semblait rêver. Sans doute n'écoutait-il plus. Sa présence libérait pourtant les esprits, déliait les langues. Il orientait parfois le débat, avec aisance, d'un mot. Mais c'était inutile. Personne ne savait rien. Bien sûr, chacun avait retenu du passé quelque bribe ; elle ne rimait à rien. Alors chacun, sous prétexte d'expliquer, se raccrochait à ses propres conceptions, resservait aux autres et à soi-même de la mauvaise psychologie, glanée dans les magazines ou à la télévision. Si on avait interrogé Dalbans sur son propre cas, il aurait parlé de Grâce, de Révélation. Cela n'aurait pas été plus vrai, ni plus faux. Pas étonnant que le pasteur se méfiât autant de la théologie.

 

A la suite de cet épisode, Meyer se fit rare. Sans doute restait-il prostré chez lui à méditer son échec. Il s'était cru capable de sonder les cœurs et les reins. Il s'était repu de chimères. Il avait voulu ramener à l'unité les deux Dalbans successifs. Ils s'étaient réfractés à l'infini dans le regard de ses anciens compagnons. Meyer à son tour se dédoublait. La face qu'il tournait vers la vie chavirait. Elle n'arrivait pas à se consoler de la difficulté qu'il y a à comprendre. Mais un autre visage de Meyer, plus secret, gagnait en sérénité. Son œil invisible s'envolait vers les infinis vagues, où il finirait, à force de paresse et d'inaction, par s'anéantir.

Une après-midi, je revis Dalbans au Cafédu Palais. C'était comme si ma proximité avec Meyer l'avait chassé loin de moi. A présent que l'emprise du Pasteur se défaisait, il réapparaissait. Il accepta de bonne grâce de me parler de lui, et de Dieu, à condition que je lui parle de Roberta. En bon chrétien, il avait résolu de m'aider. Pour cela il fallait qu'il me comprenne. Lui aussi ! Décidément, c'était contagieux. Moi, je commençais à le regarder comme un imposteur, un criminel qui pour des raisons incompréhensibles voulait se faire passer pour celui qu'il avait assassiné. Il faut dire qu'il ne portait pas sa casquette. J'hésitai presque à lui serrer la main. Je le lui dis, sur le ton de la plaisanterie. Il me répondit qu'il n'avait en commun avec Dalbans que son enfance, et le célibat. Pour le reste, il était un autre. Grâce à Dieu. Peut-être aussi au Ricard, et à quelques joints. C'était bon pour le PIB de la porte Saint-Martin. Encore un Saint. Si cela m'aidait à comprendre, je pouvais l'appeler Dal-Bien.

Pourquoi rejetait-il à ce point ce qu'il avait été ? Etait-ce un sentiment de culpabilité ? Qu'avait-il fait de si mal, après tout ? Il me regarda dans les yeux, comme un ancien drogué en veine de confidences. Heureusement pour moi, j'étais trop jeune, me dit-il, je ne l'avais pas connu à l'époque où il était le plus exalté. Il ne pouvait alors entendre un discours de droite sans rêver de mettre la France, et le monde, à feu et à sang. Il voyait fleurir partout les tribunaux révolutionnaires comme des pâquerettes au Printemps. A présent, les mêmes discours lui inspiraient de la pitié. Qu'il est malheureux, l'homme aveugle à Dieu, à l'amour. Il me parla de la hiérarchie des anges, de Michel, de Gabriel, des Chérubins. C'était Gabriel son préféré. Je me suis rappelé qu'il évoquait ainsi, autrefois, en des termes un peu moins mystiques il est vrai, les hiérarques soviétiques, qu'il savait identifier à merveille les décorations et les uniformes de l'Armée rouge, et les carlingues des Mig.

Il me dit encore que si je voulais le comprendre, je ne devais pas faire de psychologie. Surtout pas. Il avait d'abord mis ses pas dans ceux de Marchais, et puis il avait changé le mauvais maître pour le bon, la barbe de Lénine pour celle de Jésus. Il ne fallait pas chercher plus loin. « C'est la guerre des étoiles, ton truc », lui dis-je. Il était vexé. Pour me rattraper, j'ajoutai que la haine ou l'amour, c'était peut-être secondaire, tant que l'essentiel demeurait. Il attendait, intrigué. Oui, lui dis-je, l'essentiel, l'idée de Justice. Je trouvais que mes paroles sonnaient faux, mais lui n'était pas de cet avis. Cela le faisait réfléchir, au contraire. Ainsi, même Dalbans, qui voulait ne plus rien avoir de commun avec celui qu'il avait été, hésitait à l'idée que le vieil homme soit mort tout à fait. Dalbans, Dalbien. Quelle rigolade, quand on y pense. Mais qui peut dire où finit l'homme, où commence la grimace ? Je lui ai parlé des vieux de la Section des Ternes. Cela leur ferait plaisir de le revoir. Qu'avait-il à craindre ? Il ne retomberait pas dans ses idées d'hier. Dalbans semblait hésiter. C'était presque gagné. Bien sûr, il devait répugner à se voir confronté à un passé qu'il rejetait de toutes ses forces. Mais la crise était passée. Il en était comme d'une maîtresse qu'on a passionnément aimée, mais qu'on peut désormais revoir sans risques. On la trouvera bien vieillie, ou au contraire pas si mal conservée. Peu importe, ce n'est pas elle qu'on a voulu revoir, c'est l'homme qu'on a été, et qui maintenant est mort pour de bon. On est triste, mais il fallait dire adieu au cadavre. Je pensais tout cela, et tout à coup je me suis rendu compte qu'il ne s'agissait pas de Dalbans. Seulement de Roberta et de moi. Ou plutôt de moi et de Roberta. Alors, mon amour se révolta, il ne voulait pas mourir. Il fallait que je la revoie, même si je devais en mourir. Pourquoi m'étais-je embarrassé de Meyer, de Dalbans, de toute cette Religion qui m'était, me semblait-il, étrangère ? Allais-je succomber à la même maladie que Dalbans ? Mais non, je me servais de Dalbans comme d'un remède homéopathique. Il m'épargnait la peine de tomber en dévotion, parce qu'il en présentait un visage outré, ridicule, et au fond désespéré. Il parlait du bien. Dalbien. Mais qu'avait-il fait ? Dalrien. Quelqu'un en moi, un étranger sans doute, était pourtant tenté de l'imiter. Cette idée me révolta. Quoi, un juif, tenté par la plus mièvre des religions, celle du Christ, avec ses bons sentiments qui voltigent autour de lui comme autant d'angelots, d'éros châtrés ? Qu'était-ce qu'un Chrétien, sinon un Juif qui n'aurait plus supporté l'éloignement de Dieu ? Mieux valait encore aimer Roberta. Me considérer comme une partie infime et méprisable de sa personne, une goutte de sa sueur, son crachat. Tout ce qui était elle, et que pourtant elle rejetait. Merci Roberta, ô, ma douce et sainte salope, si âpre au vrai croyant ! Amen. Oui, laisse-moi te blasphémer, puisque tu n'entends rien à mes prières. Et puis, je le sais, mes blasphèmes non plus ne t'atteignent point. Alors...

Je téléphonai, tout fier, à Meyer, pour lui annoncer la prochaine visite de Dalbans à la section des Ternes. Il ne décrocha pas, j'enregistrai un message sur son répondeur. Quelques minutes s'écoulèrent, avant qu'il ne me rappelle. Il était furieux. Ce n'était pas du tout ce qu'il avait demandé. J'ai raccroché. Ce vieil imbécile commençait à me courir sur le haricot. Comme on dit. Qu'est-ce qu'il voulait au juste ? Recréer Dalbans à sa guise, sans jamais lui demander son avis ? Dans son délire, s'imaginait-il donc posséder un laboratoire, où il clonait les gens et les panachait, comme on fabrique des cocktails ou de la pâtisserie ? Plutôt des cocktails, vu son penchant pour l'alcool. Il lui avait monté au cerveau. Je n'avais plus que des fous autour de moi. Des gens qui rêvent, et ne font jamais rien. Mais cela valait mieux, après tout, que la solitude.

Dalbans ne fut pas mal reçu. A part Couiet, qui refusa de lui serrer la main, et qui, de colère, jeta par terre le plan de l'arrondissement, que j'avais toujours vu suspendu au mur. Il voulut le piétiner, mais Dîb l'en empêcha. Couiet alla se terrer dans un coin. Il avait peur, le fier héros alzheimerien.

C'était une belle après-midi, froide mais ensoleillée. Dalbans demanda qui lui avait succédé. On lui répondit que le Parti n'avait plus les moyens de se payer un permanent. D'ailleurs, les tâches se réduisaient à peu de choses. Balayer le local une fois par semaine, coller quelques affichettes en période électorale. Et puis, avec le vieil ordinateur de la section, on avait pu bazarder le matériel typographique. « L'ouvriérisme a dû en prendre un coup » commenta Dalbans. Il ne s'en réjouissait pas, loin de là. « Eh, Couiet, ajouta-t-il, avant ta maladie de Parkinson, tu n'étais pas ouvrier du livre ? » Mais Couiet ne s'en souvenait pas. « Tu confonds le camarade Parkinson avec le camarade Alzheimer », dit doucement le musicien. J'ai pensé que lui aussi aurait fait un bon chrétien.

- Et toi, a-t-il enchaîné, comment es-tu passé du camarade Marx au camarade Jésus ?

- Tu veux dire, Milò, répliqua Dalbans d'un ton chagrin, de Marchais et Brejnev au Christ ?

- Tu as fait de mauvaises rencontres, ou quoi ? Ah, les femmes ! rigolait Sières.

- Après tout, dit le musicien d'un ton conciliant, le Christ était le premier communiste. Après Platon.

Dalbans haussa les épaules. Il reprenait quelque chose de son air bourru d'autrefois, et tout le monde en était content. Même Couiet, sans doute, puisqu'il ne disait plus rien. Il y avait de la magie dans ce moment-là. En tout cas de la douceur. Dalbans accepta de dire quelques mots. Il avait compris que nous, ses anciens compagnons, nous étions prêts à l'écouter. Mais avait-il quelque chose à nous dire ? Je craignais que non.

« Je n'ai pas rencontré Dieu, si vous voulez savoir. Ce n'est pas non plus une secte qui m'a mis le grappin dessus. Un jour, j'en ai eu marre de la révolte, de la révolution. Nous voulions changer le monde, et il ne changeait pas, en tout cas pas dans le sens que nous voulions. Et puis, le désirions-nous vraiment ce changement ? Je continuais à faire ce boulot, sans plus y croire. C'était malhonnête. Changer le monde, changer la vie. Comme si on n'allait pas tous crever. »

 

- Admettons, dit Sières. Ça n'explique pas le christianisme. Tu aurais pu rentrer chez toi, et basta.

- Il y a plusieurs choses. Un jour, je suis rentré dans Notre-Dame, pour voir. Je n'avais rien à faire, plus d'argent, pas de travail. Je déambulais dans Paris, comme pris au piège. Il y avait de la musique, de l'orgue. Toi, Milò, tu devrais comprendre ça. Je me suis senti si petit. Tout ce que j'avais fait dans la vie ne signifiait plus rien. Je n'étais qu'une mouche perdue à la surface d'un grain de sable. Une mouche mongolienne. C'était horrible. je me suis dit qu'il devait bien y avoir une réponse, une solution de cette énigme, cachée quelque part. Je veux dire... Pourquoi fallait-il que je souffre, si je ne valais rien ? Qui paierait pour moi le prix de cette souffrance ? Car il y avait quelque chose à racheter. J'en étais sûr. C'était la foi qui me venait, j'ai mis une semaine pour le comprendre.

- C'est vrai, fit Dîb, que tu n'as plus tes mains dans les poches !

Je le lui avais dit, mais il n'avait pas voulu le croire. Dalbans voulut s'expliquer davantage. Mais cela devenait de plus en plus obscur. Il parlait de la solution de sa propre énigme, d'une formule écrite dans le ciel, et qui était davantage lui-même qu'il ne l'était. Il avait besoin de connaître sa mesure exacte. Il se sentait osciller entre le néant et l'infini, sans jamais pouvoir rejoindre ni l'un ni l'autre. Et puis il s'était dit que le Christ sans doute connaissait son chiffre. Lui n'avait plus besoin d'y penser. Il pouvait vivre, aimer. Et puis, surtout, ne plus haïr, ne plus se révolter. La terre était revenue sous ses pas. Elle était bleue. Pas comme une orange. Comme le ciel.

« Quand tu dis que tu as ton chiffre là-haut, tu penses à une sorte de compte en banque ? » C'était Sières qui s'était exprimé ainsi. Il le regretta, le charme était rompu. Dalbans dit cependant encore quelques mots. Il s'en prenait au matérialisme. Il ne savait plus ce qu'était la matière, il ne l'avait jamais su. La vieille table de bois blanc, si familière, lui semblait inaccessible. Les couleurs étaient des sourires peints sur l'écran de sa nuit intérieure, la fameuse conscience, qui ne valait pas mieux que la matière. Selon lui. Seul était vrai l'amour. L'Amour.

Couiet éclata d'un rire, qui se prolongea longtemps. Dalbans nous dit que c'était la preuve que, lui, avait compris. Puis il s'adressa au musicien, Milò. La musique ne venait-elle pas d'ailleurs, n'était-elle pas un chiffre à la fois clair et incompréhensible, comme ses paroles ?

« Ailleurs, ailleurs... C'est vite dit. D'où ? Tu m'embêtes avec ton Dieu. La musique, c'est la musique. C'est une suite de sons qui découpent le temps, y dessinent des figures, des ronds, des spirales. C'est un jeu de symétries, de monotonie et de surprise. On prend un thème, et on joue avec, c'est comme la dentelle. De la dentelle découpée dans le temps. Il n'y a rien de moins mystérieux que la musique. Ce n'est pas un doigt tendu vers Dieu comme une bite vers une chatte ! »

Cela s'envenimait. Je suis intervenu, j'ai dit qu'après tout, ils étaient d'accord. Que la musique fasse signe vers Rien, ou vers Tout, cela revenait peut-être au même. L'important, c'était le signe.

J'avais dit n'importe quoi, la première chose qui me passait par la tête. Ils ont ri. Dalbans et moi, nous faisions la paire. Dalbans ne voulait plus parler de Dieu. Ni Milò de musique, d'ailleurs. Il dit qu'il s'était arrêté trop longtemps sur le petit pont de bois, qu'il allait bientôt céder, et qu'on se retrouverait tous à l'eau. Puisqu'on parlait d'eau, il était temps, conclut Sières, de se mettre au Ricard.

On alla au café-tabac d'en face, qui vendait aussi des journaux. Le patron n'en revint pas. Ce jour-là, personne n'acheta l'Huma. On but du pastis, de la bière, même des jus de fruits et de la vodka ; la vodka, en faisant des clins d'œil. Dalbans leur dit qu'il ne reviendrait plus. Ils étaient tristes, même Couiet. Je me suis dit qu'il ne vivrait plus longtemps. Il avait traversé la rue à pas minuscules. Cela lui avait pris un quart d'heure.

Depuis cette belle journée, il s'était mis à pleuvoir sans discontinuer. Trois jours déjà. Je restais calfeutré dans ma chambre, près du radiateur. Un matin, Meyer vint frapper à ma porte. Il avait perdu de sa superbe. C'est qui explique sans doute que je lui ai manifesté de l'humeur. Cela la rendait d'ailleurs peu excusable. C'était de la lâcheté, c'était le coup de pied de l'âne. Et puis je regrettais de lui avoir dit autrefois où j'habitais. Meyer respirait mal. Les six étages, de l'asthme peut-être. Mais n'était-ce pas un prétexte de vieux maniaque pour se dire fatigué et s'allonger sur mon divan ?

Je le laissai faire. Il jérémiait. Rien n'allait, rien ne collait, il ne comprenait pas. Il voulait parler, je pense, de Dalbans. Mais ses propos prenaient, à son insu, une résonance étrange, et générale. Il parlait de la Révolution, il se demandait ce que c'était encore que ce machin. Qu'inventerait-on, la prochaine fois ? Il penchait pour la transmutation génétique de l'être humain. Ah, ce serait beau. Ou bien l'Humanité se mettrait à attendre l'arrivée des Martiens dans des vaisseaux bourrés d'entrées gratuites au stade de foot. Je lui ai rappelé qu'il était Pasteur, et que c'était son fond de commerce. Quoi donc ? L'espérance. A propos, pourquoi m'avait-il mal parlé au téléphone ? Comme tous les vieux saligauds, il prétendait ne pas se souvenir, que ce n'était pas grave. Il était couché tout habillé, avec son pardessus coquille d'œuf et ses chaussures bien cirées. Comment faisait-il donc avec cette pluie ? Il se redressa. Il retrouvait sa fébrilité. Tremblait-il même un peu ? A son âge, ce n'était pas bien étonnant. Mais quel âge avait-il au juste ?

Il en avait assez, me dit-il, de l'espérance, des faux idéaux. Je lui demandai ce que cela pouvait bien lui faire. Il n'en revenait pas, me dit-il, de cette faculté qu'avait l'Humanité de se mentir. En grand et en petit. Parfois, ils s'imaginaient qu'inventer de petites choses, c'était sans conséquence. D'autres fois, au contraire, ils croyaient que l'immensité du mensonge finirait par le transformer en réalité. C'était tout aussi stupide. Du vent. Il martelait ses phrases, il frappait du poing dans le vide. Je pensais, moi, aux voiles du désir, que gonflait ce vent, et cette colère. Sans doute que lui, il ne mentait jamais ? Non, me répondit-il. En tout cas, il essayait de voir les choses en face. Il n'y arrivait pas toujours.

« Je me demande bien pourquoi l'Humanité, continuait-il, se peint le Diable comme un menteur. Le Prince des illusions. Et puis, elle brûle ceux qui disent la vérité, parce que cela la désespère. »

Ne croyait-il donc pas que le désespoir était un mal ? N'avions-nous pas, tous, besoin de grandes choses ? Il me dit que les grandes choses étaient aussi dérisoires que les autres. L'océan que l'on traverse, ce n'était qu'une cuvette de chiottes. L'Himalaya, un bouton de fièvre sur le visage bleu de la Terre. Je lui fis remarquer qu'on pouvait tout aussi bien dire l'inverse, qu'une charogne était un monde pour la vermine qui y habite. La pluie, dehors, redoublait. On sentait le froid et l'humidité s'insinuer dans ma chambre.

« Et on l'a dit, soyez-en sûr, on l'a dit. Pauvres idiots. Ils se vengent. Même leur piété est une vengeance. » J'essayais de comprendre. Trouvait-il que les hommes avaient un orgueil démesuré ?

Il se leva. « Démesuré ? Laissez-moi rire. Minuscule, comme tout le reste. » Il me regarda. « Toi, par exemple, que désires-tu ? Coucher avec une femme, que dis-je, une oie, une truie, qui porte des jupes et refuse de les relever, des pantalons, et refuse de les baisser. Espoir minuscule, mais que tu serais bien en peine de satisfaire. Tu voudrais ne pas renoncer, te révolter. Mais tu n'as même pas le pouvoir de t'obstiner ! »

Je pensai le mettre dehors. Cela non plus, je n'en avais pas le courage. Je lui dis que peut-être que mon amour pour Roberta était sans force, peut-être même était-il mort, mais Roberta elle-même ne pourrait pas faire que je ne l'aie pas aimée. « Beau viatique, répliqua-t-il, tu ne peux pas faire non plus qu'elle t'aime ! Il me semble que c'est plutôt là l'essentiel ! Ou bien me diras-tu que de toute éternité, tu es celui qui l'aime, et elle, celle qui ne t'aime pas ? Que cela fait de vous, au ciel, un couple ? »

« Pourquoi pas ? », lui dis-je. Car c'était bien ce que je pensais. Il me rit au nez.

Et lui, n'était-il pas aussi las que moi, et que tous les autres ? S'exceptait-il du lot, et par quel miracle ? En effet, me dit-il, à son âge, il n'entreprendrait plus rien. Il ne désirait qu'une seule chose, dormir, guérir de ses insomnies. Disparaître aux yeux du monde. Il n'avait besoin de personne, pas même de moi.

Dans ce cas pourquoi venait-il me déranger ? Chez moi ? Moi aussi j'aurais aimé dormir, et jusqu'à midi.

Il me répondit comme s'il était la proie d'une colère folle, et pourtant rien dans son comportement extérieur ne répondait à l'idée qu'on se fait de la fureur. Il articulait posément, mais ses mots venaient de loin, comme s'il égrenait un article de foi. Quand maintenant j'y repense, je me dis que c'était à cause de l'habitude de tenir des sermons. Moi ou personne, me dit-il, c'était la même chose. Venir chez moi ou aller nulle part, c'était pareil. J'étais un zéro, ma vie se réduisait à quelques échanges organiques. Autrefois mille fleurs naissaient de la fange. Elles appartenaient à qui les cueillait. Les fleurs avaient fané, restait la fange. C'était moi, et l'époque à laquelle j'appartenais. Oh, ce n'était pas ma faute. Tout le monde ne pouvait pas avoir eu une vie formidable comme la sienne. Très jeune, il avait voyagé, en Europe et en Orient. Il s'était imprégné du monde, il avait étudié le passé, l'histoire. Il fut ainsi la splendeur de Byzance, cernée par les Maures. L'agonie dorée de l'Italie. Alors, en comparaison, que valait donc ma vie ? Il me pressait de répondre.

De fait, son délire mélancolique et poétique rendait plus étroits encore les murs de ma chambre, couverts d'une lèpre grise qui dévorait le papier peint. Etait-ce cela, le salpêtre dont parlent les vieux livres ? Le Pasteur me tentait. C'était d'autant plus insupportable qu'il n'avait rien à me proposer, qu'il ne me proposait rien. « Eh bien, Pasteur, il est l'heure de préparer le déjeuner. Soyez gentil, rentrez chez vous. »

Il me reprocha si vivement mon impolitesse que je me résolus à partager avec lui ma boîte de cassoulet et la dernière bouteille de gin. Je l'avais assis sur un tabouret, car je n'avais pas de chaises, ni même de table. L'alcool améliorait grandement son humeur. Il plaisantait, répétant comme un idiot qu'il y avait des Dieux même dans les chambres de bonne. Cela faisait des heures qu'il buvait, verre après verre, et je ne savais plus comment me débarrasser de lui. Il était, ce jour-là, collant comme un vieil homosexuel. Il but tant qu'il finit par s'endormir sur son tabouret. Je l'aidai à se coucher sur le canapé. Quand il se réveilla enfin, c'était déjà le début de la soirée. Je fus pour la première fois frappé par son embonpoint. Il est vrai que je ne l'avais jamais aperçu débraillé à ce point. Pour le sortir de chez moi, j'eus l'idée d'aller avec lui dîner dans un bistrot, un bistrot aussi éloigné que possible. En fait, nous n'allâmes pas plus loin que la Bastille, à quelques stations de métro de chez moi. Il commanda d'abord deux grands cafés, pour dessaouler, disait-il. Pour voir comment il réagirait, je lui demandai s'il était homosexuel. Il ne se démonta pas, ni même ne se vexa. Il était tout ce qu'on voulait qu'il soit. Il ne parlait plus que par énigmes, depuis quelque temps. Il me demanda de lui parler de Roberta, de la décrire, de dire ce que je ressentais encore pour elle. Est-ce que je l'aimais assez pour lui vouloir du bien, pour vouloir qu'elle soit heureuse sans moi ? J'ai baissé la tête, et il a ri. Puis il m'a dit qu'il avait quelque chose à me montrer, Cela tombait bien, c'était dans ce quartier. Une idée sembla lui traverser l'esprit et le pousser à regarder sa montre. « Ce n'est pas l'heure » dit-il enfin.

Je me rendis compte qu'il retrouvait de l'ascendant sur moi. Je n'y pouvais rien, il fallait m'y résigner. Et puis je sentais que je serais bientôt débarrassé de lui. Après le dessert et le digestif, il paya, alluma un cigare sans m'en proposer, puis me dit que je pouvais rentrer chez moi. Il reviendrait me chercher. Il n'était cependant pas interdit que je discute encore quelque temps avec lui, comme deux bons amis.

Essayait-il de jouer avec moi comme le pêcheur qui donne du mou à sa proie ? Je n'ai pu m'empêcher de penser qu'avec une autorité comme la sienne je n'aurais pas eu de mal à venir à bout de Roberta. Et lui prenait son temps, me faisait parler des femmes. J'admis que je les connaissais mal. Mais, selon moi, je n'étais pas sans expérience amoureuse. J'avais l'expérience de l'amour déçu, et ce n'était vraiment pas rien. Il crut que je plaisantais, et rit de plus belle. Pour un Pasteur, il n'était pas charitable.

« Non, non, ce n'est pas cela. Mais vous me rappelez tellement la théorie de la prédestination ! Dieu, comme la femme, élit ses victimes. Il faudra vous y faire. Dites-vous que c'est sa façon à lui de vous aimer. »

Je lui parlai de ce soir, je l'avais à peu près oublié, ou errant sous les fenêtres de Roberta, je la vis dans sa cuisine illuminée. Je voulus me rapprocher d'elle, je pénétrai dans sa cour malgré le digicode, m'engouffrant à la suite d'une voisine, qui n'osa pas protester. J'étais là comme au fond d'un puits, une femme chantonnait, peut-être était-ce elle. J'ai longtemps erré dans les couloirs de sa résidence, sans parvenir à trouver sa porte. C'était une suite de bâtiments plus modernes que je ne l'avais cru. La cour, toute en longueur sous un vitrage semblable à une serre, faisait penser à une rue intérieure, avec un trottoir, et des arbres en pot. La nuit tombait. Je ne m'étais en rien rapproché d'elle. On ne l'entendait plus chanter. D'ailleurs, ce n'était sans doute pas sa voix, mais une femme plus âgée qu'elle. J'avançais péniblement, en proie à une fatigue soudaine. Presque une paralysie. Soyons franc. Je fus bien soulagé quand enfin je retrouvai Paris, et ma solitude.

Quand j'eus fini ce récit, le Pasteur, de nouveau, éclata de rire, sans retenue aucune. Puis il m'avoua, comme chatouillé, qu'il avait de son côté beaucoup de succès avec les femmes. Je m'en doutais un peu. Très jeune, presque encore un enfant, il avait été initié à l'amour par une étrangère, une Mexicaine, dont le mari était représentant de commerce. Plus tard, ses fidèles lui tombaient dans les bras. Il aimait aussi fréquenter les prostituées. A l'entendre, il les couvrait d'or, grâce à la petite fortune que lui avait léguée une bigote, qui n'avait pas voulu pécher avec lui de son vivant. A son âge encore, il collectionnait les veuves, parfois beaucoup plus jeunes que lui. Il estimait faire beaucoup de bien à toutes ces femmes. Ce n'était cependant qu'un passe-temps. Il était si désœuvré à Paris. Pourquoi la hiérarchie l'avait-elle chassé d'Alsace ? Il lui restait ses articles de théologie ou d'exégèse, et puis une ou deux conférences la semaine. Parfois beaucoup moins. Il se rendait de temps en temps en Allemagne, ou encore à Prague.

J'ai laissé Meyer au restaurant, et je suis rentré seul. On frappa à ma porte, vers dix heures. Ce n'était pas Meyer, mais Dalbans. Il était trempé. Il voulait juste me dire qu'il ne croyait déjà plus en Dieu. Que pouvais-je y faire ? J'ai descendu avec lui l'escalier, pour le raccompagner. Je ne voyais pas d'autre manière de lui manifester ma sympathie. Les mots auraient été ridicules. L'escalier grinçait. Je me suis dit qu'un jour quelqu'un passerait à travers, tant il était en mauvais état. Il fallait remonter les six étages. J'avais perdu de mon souffle, à force de rester cloîtré chez moi, à ne rien faire d'autre qu'attendre que la pluie cesse. Devant ma porte, au dernier étage, Meyer était là.

Quel était encore ce truc ? En toute logique, j'aurais dû le croiser dans l'escalier. Il me semblait à présent avoir entendu des pas peu avant de descendre avec Dalbans. Meyer avait-il fait une halte aux vécés du cinquième ? Et dans quel but ? Satisfaire un besoin, ou bien me mystifier ? Je pris le parti de feindre de n'avoir rien remarqué. Je me dis à présent que j'ai oublié une troisième hypothèse, qui était sans doute la bonne. Depuis quelque temps, Meyer ne parlait plus de Dalbans. Sans doute avait-il reconnu sa voix, venant de chez moi, et voulu éviter de le rencontrer. Mais pourquoi, alors que cet homme l'avait tant intrigué ?

Meyer m'a pris par le bras, et nous sommes sortis dans la nuit, sous la pluie. Nous passions par des rues étroites, mal éclairées. Il y avait un nombre incroyable de cafés et de restaurants exotiques, où on voyait des hommes et des femmes, surtout des hommes, manger, boire, danser. Nous n'étions que deux ombres, parfois aveuglées par le halo d'un réverbère. Aux côtés du Pasteur, marcher était facile, et c'était tout juste si je sentais la pluie. Les bistrots se firent plus rares, on voyait le génie de la Bastille, illuminé, marcher sur les toits noirs.

Combien de temps avions-nous cheminé ? Une heure ? Davantage ? Mais nous étions arrivés. Sous le porche éclairé d'un hôtel, Roberta se disputait avec un autre homme que son mari. Le malheur, ou bien l'amour, déformait son beau visage. C'était insoutenable. Meyer m'a donné quelque chose. C'était froid, et carré. « Tue-la » me dit-il. C'était un revolver.

Elle s'est effondrée. Son compagnon ne comprenait pas. Meyer me dit que c'était mon tour, à présent. J'étais d'accord avec lui, mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas. Je tremblais de tous mes membres. Gentiment, il m'a pris l'arme, ouvrant ma main comme celle d'un enfant. Je n'ai pas résisté. Il m'a fait mettre à genoux. Ma cervelle dut gicler, dans la nuit, sur le trottoir détrempé.

 

Un instant seulement, il me sembla me confondre avec le Pasteur, être lui. J'ai cru aussi sentir Roberta, ou son spectre, se pencher sur mon cadavre. J'en fus heureux. L'avais-je réellement tuée ? Je m'en moquais. Mais voilà que ce bonheur ne me touchait déjà plus. Ce n'était plus la nuit. Tel un ballon rempli d'hélium je cinglais vers les cieux. A peine les avais-je atteints qu'il était temps de plonger. Ma piscine était pleine de nuages.

 

 

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écrits du sous-sol 地階から
  • Confiné dans mon sous-sol depuis mai 2014, j'ai une pensée pour tous les novices du confinement! Mais comme j'ai dit souvent, tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre...
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