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écrits du sous-sol 地階から
12 juin 2015

disparues I

DISPARUES A quoi bon pleurer sur mon sort ? Mugir ? Meugler ? C'est vrai, je ne suis pas un Minotaure comme les autres. Faut-il que je m'en attriste ? Je me suis perdu en un labyrinthe immense, mais qui sent le renfermé. C'est ma mémoire, ma satanée et somptueuse mémoire d'exilé ; et c'est elle qui me différencie d'eux tous. Qui saura m'y retrouver, alors que je m'y perds moi-même ? Et puis, quand je dis ma mémoire, ce n'est qu'une façon de parler. Je ne sais pas bien à qui elle appartient. Comment vous expliquer ? Je me souviens d'événements qui n'ont guère de place dans ma vie. Et ils n'appartiennent pas non plus à la ligne, à l'ordonnancement général de mon existence. Car après tout, ma mémoire aurait pu se contenter de souvenirs qui sans se rattacher à tel ou tel moment précis de mon existence ne feraient cependant pas tache à ce point dans le décor. Des souvenirs qui me ressembleraient, des souvenirs de guerre si j'étais militaire, de pays lointains et de navires si j'étais marin. Mais ce n'est pas cela, pas du tout. Lorsque j'étais plus jeune, je croyais posséder un don de double vue, je pensais me souvenir, en réalité, de l'avenir. Mais je dus bien admettre qu'il n'en était rien. Rien ne m'arrivait. D'ailleurs, je le répète, mes souvenirs n'ont rien à faire dans mon existence. Ils se rapportent à un passé que je n'ai pas vécu. Peut-être est-ce celui d'un autre ? Et pourtant ils ont bien quelque chose de familier. Je me souviens, tout est lourd de réalité, et tout est lointain. Le passé, quoi. Mais moi je n'aurais jamais agi comme je le faisais dans ces souvenirs. Etaient-ce des rêves ? Ils n'en avaient pas l'extraordinaire. Et puis, dans les rêves, on ne se souvient pas, on vit quelque chose qui vous arrive. Ou semble vous arriver. Mais je crois posséder la clef de l'énigme. Certes, je ne rêve pas. Je me souviens de mes rêves. Je me souviens de désirs pris au piège.

Où suis-je à présent ? J'aimerais le savoir. Je ne sais que peu de choses. J'ai été roi, puis on m'a oublié. Il me restait quelques fidèles. Mes sbires. Je les appelais ainsi, par tendresse. Ils venaient de suite, comme par magie. C'est bien fini, cela aussi. Depuis peu. Mais fini.

Cet endroit ressemble à un hôpital, et c'est tout autre chose. Parfois, une femme en blouse blanche me regarde dans les yeux, me demande de parler, de parler de ma vie d'autrefois. Qui est-elle ? L'ai-je connue ? L'ai-je aimée ? Elle me prend, je crois, pour un autre. Ce n'est pas parce que je ne peux plus marcher qu'il faut me parler comme à un enfant. J'ai voulu aller vers les hommes, vers la vie. Vers les femmes aussi, et peut-être s'en souvient-elle. Mais c'était impossible. A cette époque déjà il y avait tant de murs entre le monde et moi. Ils ne l'ont pas voulu, pourtant c'était à eux, et à elles aussi, de ménager une brèche. Du moins je le crois, et le meilleur de mes sbires, celui qui venait souvent me voir, naguère, était d'accord avec moi. Il ne manifestait jamais aucun désaccord, il est vrai. Que lui est-il arrivé ? Personne ne me répond quand je pose la question. Je crois, car il m'arrive à moi aussi de croire, je crois que mes souvenirs, comme je dis, sont le seul moyen qui me reste de me mêler encore au monde, aux villes, aux femmes et aux hommes. Qu'elles sont ternes, à propos, les vies d'aujourd'hui. De tout ce que je leur ai donné, voilà donc ce qu'ils ont fait. Un clapier, dont ils sont les fermiers et les lapins. Mais pourquoi m'attrister ? J'ai signé tous les papiers. J'étais irresponsable, me disait mon fils. Qu'il se débrouille. Quand on a donné, on ne revient pas sur son don. Et puis c'était pour lui que j'amassais toutes ces richesses. Moi, je ne pouvais pas en jouir. J'ai toujours été un rêveur, un spéculatif. Un paresseux, diraient mes ennemis s'ils se souvenaient de moi. Je ne vivais pas parmi les choses, pas même au milieu des idées. Seuls me plaisaient le ciel et ses nuages. Et puis la musique, ah oui, la musique. A présent, elle m'écorche les oreilles. Ah la petite radio nasillarde de l'infirmière. Il faudra que je me renseigne, c'est sans doute interdit par le règlement de l'hôpital. Puisque c'est un hôpital, me dit mon voisin de lit. Service d'hépatologie. Le foie m'a trahi. Ce foie que j'aimais tant donner aux miens, afin qu'ils s'en nourrissent.

Que c'est affreux de vieillir et de perdre la tête. Où sont tous mes enfants, pourquoi ne viennent-ils jamais me voir ? Mais ce serait, comme d'habitude, pour se disputer et me crier dans les oreilles. Même si je suis plus qu'à moitié sourd, cela me déplaît. Oui, me déplaît. Après m'avoir, je l'avoue, tant amusé. Je préfèrerais avoir auprès de moi mes sbires. Mais où sont-ils ceux-là ? Depuis que j'ai abandonné ma fortune à mes enfants, je n'en entends plus parler. Ils protestaient de leur fidélité, ils n'en avaient qu'à mes pourboires. Pour boire, c'est bien le mot, car ce qu'ils buvaient sec. Et n'importe quoi, pourvu que cela soit fort. Whisky, pastis, tequila, vodka, gin. Cela aussi me plaisait, mais je ne le leur disais jamais. Peut-être aurais-je dû. J'ai donc des regrets, maintenant ? Ce que j'ai pu vieillir, ces derniers mois. Est-ce que ce sont des mois ? Ah, tout l'argent que j'ai pu leur donner, de la main à la main, pour les remercier de leurs services ! Quand j'étais riche. S'ils pouvaient m'aider à mourir. Mais mon fils ne veut pas, et les médecins non plus. Alors, souvenons-nous.

 

I

 

Je me souviens d'un miroir vide, où j'essayais de lire mes traits. J'étais encore un jeune homme à l'époque, j'avais peut-être vingt-cinq ans. Peu importent les dates. Je me vois assis à une table de café dans la banlieue nord-est de Paris. Le comptoir est tout en longueur, parce que les ouvriers d'une usine, qui a fermé depuis longtemps, s'y tenaient debout avant l'embauche. Autrefois. C'est ce que m'a dit le patron, en tout cas. Je ne connaissais pas le mot « embauche », mais il m'avait frappé par sa limpidité. Le zinc du comptoir est lui aussi resplendissant, même si les tables et les chaises sont plutôt minables. Du formica orange, bien écorné. Je suis avec une collègue de bureau. C'est une dame dont je vois encore le visage avec précision, il est un peu dissymétrique, parce qu'il lui manque beaucoup de dents du côté gauche. C'est du moins ce que je supposais à l'époque, je ne suis pas allé vérifier. Il est sûr que cette légère disgrâce donne à cette dame, déjà mûre, un air de maladresse, sinon de bêtise. Nous regardions ensemble, comme si c'était la première fois que nous ouvrions les yeux, le paysage hétéroclite de la banlieue. Il m'a toujours étonné parce que je suis né dans le centre de Paris, une ville ordonnée et administrée, où je me sentais, il est vrai, un peu prisonnier. Je crois que j'étais alors victime d'une sorte d'illusion. Je cherchais un dessein dans le désordre de la Seine-Saint-Denis, comme si, en somme, elle avait obéi à une logique comparable à celle du centre. Comme si c'était une seconde ville accolée à la première, et non une banlieue. A ma décharge, c'était surtout une époque, je m'en rends compte à présent, où j'étais attentif aux détails, aux traces. Je me croyais capable de retrouver la vie qui leur avait donné naissance. C'était que je désespérais de rencontrer la vie dans la vie, je veux dire dans le présent. Je m'étais pourtant marié, j'avais déjà une fille. Laura. Comme si cela pouvait changer quelque chose. Laura, larva, petite larve. Ce n'était pas ta faute bien sûr, ni celle de ta maman. Mais je ne pouvais pas t'aimer. Il faudra que tu l'acceptes. Tu peux te révolter. Cela ne changera rien. Et je déteste les révoltés, sache-le. Il faut tout accepter, ou bien partir.

La dame faisait des remarques, dont le projet général était d'améliorer, par l'esthétique du quartier, la vie de ses habitants. Elle voulait raboter les tours, et fabriquer des rues où les gens pourraient se rencontrer, partager. L'idée me semblait bizarre, et en même temps convenue. Cela me troublait, mais donnait un peu d'intérêt à cette conversation, qui m'ennuyait. Peut-être aussi que la dame me faisait penser à ma mère. Ma mère non plus, je n'ai jamais bien compris ce qu'elle essayait de m'expliquer. Elle y revenait souvent, et je ne comprenais pas davantage. Il était souvent question de devoirs envers elle, que je négligeais, qu'elle refusait de m'expliquer, parce qu'il fallait que je comprenne de moi-même. Très bien, disais-je à Maman, attendons que cela vienne, et que je te comprenne. J'attendais, cela ne venait pas, je n'en étais guère affecté. Maman, attendait aussi, mais dans une sorte de fièvre. Elle est morte avant que je comprenne. Je crois bien qu'à la fin elle attendait encore. Maintenant j'ai compris : elle avait un grain. Comme on dit.

Je comprends tout de même un peu mieux ce que dit la dame ; aussi je me sens parfois obligé de lui répondre. j'aimerais qu'un tiers vienne se joindre à nous, et me soulage d'une partie de cet effort. Pourtant, le babil de la dame soutient ma propre méditation, je regarde dans les directions successives qu'elle m'indique, d'un mot parfois, souvent d'un geste. Peut-être que ce que les gens appellent partager, ce n'est que cela ? Ou bien suis-je fait différemment des autres ? Une armée de tours surtout m'intrigue. Pâles sur fond de nuages elles me font penser, avec leurs fenêtres innombrables, à toutes ces vies qui de loin font masse. De près elles sont parfaitement distinctes, un peu comme les pièces d'une mosaïque. Quel en est le dessin ? Mais ces tours sous les nuages, précisément. La nuit elles s'illuminent et le train qui passe en contrebas, c'est encore moi. C'est le matin et je vais travailler, en compagnie la dame, ma collègue et ma voisine. Madame Sonya. Puis nous prenons le métro, et de nouveau le train, à Saint-Lazare. Nous allons à Courbevoie, près d'autres tours encore, celles de La Défense. Si tôt son visage me paraît moins bête. Il est plutôt mélancolique. Est-ce bien utile à cette heure-là ? Je me sens tellement étranger à elle que j'en jouis. Je me rends compte à présent qu'elle personnifiait pour moi, non pas Paris, mais l'agitation à laquelle, au fond, cette ville est indifférente, parce qu'elle appartient aux flâneurs et aux oisifs. A ceux qui se souviennent d'elle. Les autres ne font qu'y passer, deux fois par jour, entre leur télévision et leur bureau. Et moi, je suis l'un de ces autres. Je songe à mon épouse, à ma petite fille, à Laura, à qui je viens de donner, en guise de petit déjeuner, des céréales amollies dans le lait. Parfois, cela suffit pour que je me sente mieux. Mais c'est rare. Ce matin, Laura ne voulait avaler que ce que, moi, je lui donnais à la cuillère. Je n'en éprouvais aucun plaisir. Les femmes m'effrayent, au fond, avec leur manie de tout ramener à la nourriture. Laura était donc déjà une femme.

« Elle régresse », diagnostiqua pourtant mon épouse. Je ne sais plus comment elle s'appelait. Quelque chose comme Fabienne, ou Corinne. Elle était institutrice. J'avais souvent envie de les frapper, mais je ne le faisais pas. Qu'est-ce qui me retenait ? J'avais parfois l'impression qu'il me manquait quelque chose. Je ne savais pas bien ce que je cherchais. Elle, l'institutrice, elle pensait que c'était Dieu. A mon avis, ce mot ne veut rien dire. En tout cas, il ne me dit rien. Je sais, je suis un monstre. D'autres que moi sont nés sans cette évidence, mais ils ont la politesse de dire que ça leur manque, qu'ils comprennent, même s'ils ne croient pas. Moi, je n'y comprends rien. Ca me manque aussi, bien sûr. Pas Dieu, mais le sens de ce mot dont ils se gargarisent. Ah, les cons, tout de même ! Il y a autre chose que je ne comprends pas. La révolte. Elle me met en colère. Peut-être que je suis révolté contre les révoltés.

Ma femme venait d'être titularisée. C'est un fait, et je m'y accroche. Sans doute l'espoir de me conférer, à force de mémoire, un peu de consistance. Au fait, vous l'ai-je dit, ma collègue à l'air bête (mais si, mais si) s'appelait Sonya. Sonya Mièle. Nous éditions le journal d'une chaîne de supermarchés, avec les prix et les photos des articles mis en vente. Tous les ans, au mois de mai, le patron, Monsieur Valardi, organisait une « petite fête », comme il disait, dans la cour, à l'ombre des buildings noirs, bleus, argentés. Il y avait du foie gras et du champagne, et même un peu d'herbe. Les femmes portaient des vêtements plus légers que d'habitude. Elles commençaient par refuser de boire, avant de céder. Certaines finissaient par fumer un peu. Je regardais leurs jambes, leurs seins, mais je n'essayais pas de les courtiser. On me disait que j'étais trop sage pour quelqu'un de mon âge, mais ce genre de remarque ne m'a jamais fait ni chaud ni froid. Voilà au moins une indifférence que ma femme n'a jamais songé à me reprocher. J'étais donc un monstre. Les choses occupaient plus de place dans ma vie que les gens. Ce n'est pas exactement cela. J'étais attentif aux lieux, aux coïncidences, j'essayais parfois de les retrouver. Une fois, j'ai roulé toute une journée en voiture pour vérifier la couleur d'un bloc de pierre sous une statue. Je ne faisais rien de ces observations. Il n'y avait d'ailleurs rien à en faire, me dit ma femme. Je n'étais pourtant pas un maniaque. Je ne tenais pas registre de mes lubies, de mes exaltations. Je les oubliais à mesure. Peut-être essayais-je par là de me réveiller de ma torpeur, mais pour tomber dans une sorte d'admiration ahurie devant ce qui n'en valait pas la peine.

Ma femme avait pensé un instant faire de moi un peintre, puisque je parlais tant des nuages, des tours, des pierres. Avant la naissance de Laura, la larve, elle m'avait conduit en Italie. A Rome. J'avais pensé la plaquer là. On m'avait parlé d'une sirène, à Osti, que je n'ai pas su trouver. Je refusais d'entrer dans les Eglises. Ma femme me disait qu'il y faisait frais, bien plus frais que dans les cafés où je l'attendais. Je buvais des vermouths, des bières, du vin blanc et du rosé. Jamais mon urine n'avait senti aussi bon. Etait-ce dû à la chaleur ? Elle me ramenait saoûl à l'hôtel.

Cela ne suffit pas à la décourager. Elle m'avait acheté un chevalet, des pinceaux, des tubes de peinture. Je ne sus rien en faire. Puis Laura est née. Ma femme ne s'occupait plus de moi, ni moi d'elle. Elle ne s'en rendait pas compte. Je crois bien que je ne l'ai jamais aimée, mais j'avais tant de mal avec les femmes que je fus d'abord content de l'avoir trouvée. Qu'est-ce que je lui reprochais pourtant ? Peut-être de m'aimer, de se soucier de moi, de me demander de penser quelque chose, d'avoir des opinions, d'éprouver pour elle des sentiments qui ne venaient pas. Elle me rappelait ma mère, elle aussi. Moi je ne crois que ce qui est démontré. Allez donc démontrer un sentiment ! Et puis elle plaçait en moi des espoirs. C'est ça que je ne pouvais pas admettre. Si elle m'aimait tant, elle n'avait qu'à m'accepter tel que j'étais. Un paquet de viande, avec des bras ballants, qui ne faisait rien, ne bricolait pas, ne lisait pas, ne pensait rien. Et alors ? Je crois que même ça, ça ne lui déplaisait pas. Elle pouvait m'attribuer les intentions qu'elle voulait, comme si j'avais été un animal familier. Tellement familier qu'on lui prête une forme humaine. Elle, en tout cas, elle ne me fut jamais familière, et jamais je ne l'adoptai. C'est peut-être sa peau trop rose qui me la rendait antipathique. Je l'avais baisée, je m'étais installé chez elle, et elle avait cru que je l'aimais. A quoi cela tient, tout de même. Et puis elle me parlait du bon Dieu. Parfois des anges. Une institutrice ! Oui, chez elle, elle avait mis partout des images d'anges, les ailes déployées, des garçons, des filles, même des angelots qui flirtaient entre eux. Ridicule. Elle disait que c'était de l'art. Ils étaient un peu fadas, à la Renaissance.

Je ne regardais jamais la télévision. Pour beaucoup de gens, et d'abord mon patron, c'était là l'essentiel de mon caractère. Je me souviens cependant avoir cherché à comprendre, lorsque j'étais enfant, le secret de la transmission des images. J'aurais mieux fait, selon ma femme, de m'intéresser à celui de l'origine des bébés. Elle était volontiers moqueuse, elle me disait des choses comme celle-là, dépourvues de signification. Ainsi elle n'appréciait pas que je contemple indéfiniment la tranche de mes livres, au lieu de les lire. J'en possédais dix-sept, en comptant les deux tomes du Cervantès. « C'est bien la peine d'apprendre à lire aux mômes... » disait-elle. C'était absurde. Je n'étais plus un môme, et ce n'était pas à moi qu'elle enseignait la lecture. Et puis, j'avais une licence d'histoire, ce n'était pas si mal. A l'époque. J'aimais aussi conduire ma Renault rouge sur les routes et dans les rues de la banlieue. Je n'aimais ni la Province ni la campagne. J'allais rarement à Paris, je trouvais le centre trop petit, et puis j'avais l'impression de tout y connaître par cœur. Je rêvais d'un Paris vingt fois plus vaste, qui irait jusqu'à Melun. Un Tokyo parisien, en somme. Souvent, en Banlieue, je m'arrêtais dans un quartier ou une Cité HLM inconnus, je descendais me mêler aux habitants. Indiscernable. Je vivais de leur vie, tellement semblable à la mienne. Nous étions interchangeables, et pourtant ils étaient noirs aux Ulis, arabes à Clichy ou à Saint-Denis, jaunes au-delà de Noisy-le-Grand. Pourrais-je le faire sans danger aujourd'hui, avec ma vieille peau blanche et ma tête de juif américain ? « Mais que cherche-tu à la fin, me disait ma femme, tu n'es pas bien avec nous ? » Ce n'était pas cela, mais il ne fallait surtout pas qu'elle m'accompagne. A ses côtés, j'aurais été quelqu'un. Le charme aurait disparu. Nous aurions été un jeune couple, quelque part où il n'avait rien à faire. Seul, j'avais trouvé, exilé, le pays de l'exil. Il me restait encore à m'y découvrir, dans la peau d'un de ses habitants, ou dans le reflet d'une vitrine. J'avais vu une fois, à Colombes, un type qui ressemblait beaucoup à mon frère, mort dans un accident d'avion quand j'étais enfant. Il était le commandant, il avait dix ans de plus que moi. Je lui ressemble maintenant, me disait ma mère, l'uniforme en moins. J'avais voulu rattraper le type et lui parler, mais je n'avais pas osé. Je ne l'ai plus jamais retrouvé. Peut-être a-t-il déménagé. De toute façon, c'était idiot, ce ne pouvait pas être mon frère. Mais sait-on jamais ? Mes parents m'avaient dit que mon frère s'était installé dans le pays au-dessus des nuages. C'était donc pour cela qu'il avait appris à piloter le grand oiseau blanc à hélices, couvert de lettres sombres. J'essayais d'imaginer à quoi ressemblaient les maisons et les rues de l'autre côté des nuages. C'était un paysage de neige, avec des routes en caoutchouc. On y vivait dans des péniches, qui par temps pluvieux voguaient dans le ciel. Où mon frère avait-il garé son avion ?

Je finis par comprendre qu'on m'avait menti, mais c'est peut-être à cause de cet avion que j'aime les objets fabriqués par les gens, pleins de gens, mais inhumains. Les buildings, le métro, les routes, les Banlieues. Mais peut-être que sans l'accident et la mort de mon frère Tilbur, j'aurais été exactement le même, après tout. En ce sens, je suis le frère de celui que j'aurais été, si Tilbur vivait encore. En tout cas j'ai inventé, pour que mes collègues, et quand j'étais plus jeune mes amis, acceptent ma tournure d'esprit, que j'étais bouddhiste. Pour excuser mon indifférence à tous leurs récits, je disais que j'avais des absences. Je trouvais fades leurs passions, toujours un peu refermées sur elles-mêmes, comme des vieilles filles qui rêvent qu'on les enlève. J'étais assez fier de cette expression, mais elle me valut de me faire traiter à mon tour, tout marié que j'étais, de vieux garçon. Nous nous étions mariés à la mairie des Lilas, quartier qui contraste avec ceux qui l'entourent en ce qu'il ressemble à une petite ville. Certes, je ne les apprécie guère, les petites villes, sauf quand elles sont transportées par quelque génie de la lampe au milieu d'une mégalopole où elles n'ont que faire. Je voyais dans Les Lilas un second Montmartre, sans touristes ni butte, mais avec sa station de métro. Depuis mon mariage, quand j'avais le temps, mes promenades me conduisaient souvent de la poste de Bondy, au-dessus de laquelle nous habitions, jusqu'à la mairie des Lilas. J'y allai même une fois à pied, ce qui m'épuisa mais me rendit fier. En voiture, je poussais beaucoup plus loin. Je tournais tout autour de Paris, je passais au pied des tours de Bobigny et d'Aubervilliers, je roulais parmi les immeubles en ruine et les villas de Sait-Ouen ou de Gennevilliers, je traversais Suresnes, Nanterre. Je me retrouvais à Saint-Cloud, à Sèvres, à Ivry. Je n'étais en rien plus riche, je me perdais bientôt dans les rues de Montreuil, et puis enfin, comme un pélerin Jérusalem, je retrouvais les rues des Lilas, sa Mairie aux formes d'un très ique hôtel de ville, son nom surtout, qui embaumait ma journée. Il me fallait souvent toute une matinée, ou davantage, pour boucler cet Odyssée, et cela inquiétait ma femme. Si je lui parlait tant des Lilas, où nous nous étions mariés, n'était-ce pas que je désirais épouser une autre femme qu'elle en secondes noces ? Quand j'étais enfin à la maison, quand je regardais, pensif, la poste en contrebas au lieu de m'inquiéter de Laura, elle me demandait si j'avais déjeuné, et où cela. « A la Défense, répondais-je invariablement, avec les collègues qui travaillent aujourd'hui. » Et c'était vrai, elle le vérifia une fois auprès de Sonya Mièle. « Elle est jalouse, ta femme ? » s'inquiéta Sonya. Il me sembla que la niaiserie de son visage déteignait jusque sur son inquiétude.

 

Je crois bien que ce que je cherchais dans le labyrinthe des rues, dans les murs des bâtiments, c'était une brèche, pour sortir de moi-même, de cette froideur que je finissais par sentir et qui me transissait. Un vendredi après-midi que j'observais de la petite place l'étonnant clocheton de l'hôtel de ville des Lilas (je n'arrive plus à me souvenir de sa forme exacte) quelqu'un là-haut me fit un geste, avec insistance. Les vitres sales m'empêchaient de voir qui. J'aurais pu entrer et demander qui c'était, mais timide, je détestais par dessus tout ces lieux où l'on est toujours mal accueilli si l'on ne respecte pas les voies et les procédures administratives. L'Administration pouvait-elle avoir prévu un formulaire en rapport avec ma requête ? Mais pouvait-elle ne pas y avoir pensé ? Après tout, rien que le fait que le geste soit parti de la mairie aurait conféré à mon initiative une dimension réglementaire. J'aurais répondu à une invite qui, de fait sinon de droit, émanait de l'Administration même. Mais il était évident qu'avec de tels discours, je me serais fait rire au nez, ou bien conduire au poste de police. J'eus l'impression, en tournant les talons, de prendre la fuite. A mon âge, je croyais encore, me dis-je, aux contes de fées, rédigés dans le des arrêtés municipaux. Sans doute quelque employé de la mairie avait-il voulu se moquer de moi. Ou bien, ce qui était encore le plus vraisemblable, avais-je eu la berlue. Mais ce signe, peu importe qui l'avait envoyé, devait bien avoir un sens ? Sinon, pourquoi m'obsédait-il ainsi ? Il est vrai qu'il avait quelque chose d'obscène, c'était un bras levé en l'air, avec mollesse, sensualité presque. Me disait-il de venir, ou bien de partir ? Peut-être était-ce un signal, qui s'adressait à quelqu'un d'autre, par exemple aux occupants d'un immeuble voisin. Oui, c'était la seule explication rationnelle, mais j'étais certain, au fond de moi, qu'il n'en était rien, que non seulement ce signe s'adressait à moi, mais que je l'attendais depuis longtemps sans rien en savoir. De quelles choses minuscules est donc faite la vie des gens, et à quoi ne va-t-on pas s'accrocher ? Je ne pus m'empêcher de revenir sur cette place, sinon chaque jour, du moins un jour sur deux. J'essayais en vain de percer du regard la crasse de la fenêtre, de traverser le mur. Autrefois, je me contentais de constater que l'Hôtel de Ville était toujours là, et rassuré je rejoignais en deux ou trois pas ma voiture. A présent, j'espérais sans me l'avouer attirer l'attention des gens de la mairie, peut-être du Maire lui-même. Une jeune femme est sortie de la Mairie, elle m'a regardé, l'air de rien. Elle avait quelque chose d'extraordinairement lubrique. Ce n'était pas ce genre d'aventure que je guettais. M'étais-je donc imaginé trouver dans le bâtiment de l'hôtel de ville un ascenseur qui me conduirait au pays des nuées ? J'ai essayé de sourire à la fille de la Mairie, sans y parvenir, et j'ai fui vers ma voiture rouge. Je sentais son regard peser sur ma nuque, comme celui d'une folle. Ma femme et ma fille m'attendaient à la maison, comme d'habitude. J'avais peur qu'elles aperçoivent sur mon col de chemise la brûlure, en forme de baiser, de ce regard. Avais-je peur d'elles ? La vie qui les animait n'était plus, pourtant, qu'un simple reflet. Une existence larvaire. Ou bien, c'était moi, au contraire, qui me mouvais auprès d'elles comme un homme, ou plutôt un enfant, qui, exilé dans la rue et le froid, se mire dans une vitrine, joue à saisir avec ses mains d'ombre des objets véritables. Les aliments dont il a faim.

Le lendemain matin, tandis que je me rendais au travail en voiture (j'avais délaissé depuis quelque temps le train, et Mme Sonya), je songeais que j'en avais assez de cette vie, qu'il y avait quelque chose de faux dans le personnage qu'elle m'avait fabriqué. Je n'en voulais pas à ma femme, dont j'avais encore oublié le nom, mais il fallait tout quitter, comme on rature une page. Je n'avais pas, il est vrai, l'excuse d'une maîtresse, ou d'une Lolita, pour abandonner ma fille. Et aussi ma femme. Personne ne comprendrait, mais ce n'était déjà plus mon affaire. Quelles explications trouveraient-elles ? De quoi m'accuseraient-elles ? Curieux comme une accusation constitue déjà, au fond, une excuse. Voilà ce que je me disais. Et encore que cela ressemblerait à une fugue. A mon âge. Pour aller où ? Personne dans ma famille, à part ma mère, n'était jamais allé bien loin de Paris. La Province était pour nous une sorte de terre étrangère, nous aimions la France, mais elle s'arrêtait à Paris. Nous étions demeurés des exilés d'Europe centrale, et des prolétaires, nous avions peur de la France des abbayes et des cathédrales, des Rois et des Duchesses, des Seigneurs et des paysans, dont nous parlaient les livres de l'école primaire. Mes parents avaient lentement apprivoisé le dix-huitième arrondissement, et moi le reste de Paris, ainsi que sa banlieue. C'était un travail interminable d'arpenteur ; alors la lointaine Province, c'était pour les vacances. Il me faudrait pourtant me rendre n'importe où, nulle part, à Angers, à Poitiers. Ou bien à Aurillac. Ces villes n'étaient pour moi que des noms et c'était précisément pour cette raison que je pensais à elles. Je me les représentais à la fois plus petites et plus grandes qu'elles ne l'étaient. Plus petites, car je n'imaginais pas qu'elles s'étaient entourées de banlieues immenses. Sporadiques mais immenses à parcourir à pied. Plus vastes, car plus tard il me fallut du temps pour m'habituer à traverser leurs centres en quelques pas. J'avais de l'argent pour tenir, enfin un peu, deux cent mille francs, la moitié serait pour elles deux. Les abandonnées. Je leur laisserais aussi la voiture, c'est important. Moi, je prendrais un vélo, afin que le voyage me semblât plus long.

Comment les choses se sont-elles passées exactement ? Je triche un peu, je relis mon journal intime. J'en tenais un pour me convaincre que j'avais bien une psychologie, mais je n'y trouve que des faits, et des idées bizarres. De toute façon, les événements ne jouèrent guère de rôle particulier dans notre rupture. J'avais déjà pris la décision, le reste coula de source, même si elle essaya de m'attendrir. D'abord tout sembla comme avant, mais le miroir était vide depuis longtemps. Dans son langage, elle me dit que, sans doute, je ne l'aimais plus. Cela ne ressemblait pas à ce que je ressentais, mais c'était une traduction passable. Allais-je lui dire que je ressemblais à un ascète, ou à un saint, le merveilleux en moins ? On peut quitter les gens pour Dieu, mais pour son ombre ? Plus rien ne me faisait envie. On me dit que j'avais rajeuni, et je me sentais plus vieux que jamais.

Elise, oui, elle s'appelait Elise. Elle me faisait les mêmes reproches que d'habitude. Elle se plaignait de son prénom, comme si c'était ma faute. Je lui ai proposé de l'appeler autrement, si elle voulait, et cela l'a rendue furieuse. Qu'avait-elle donc compris ? Elle me trouvait « nul », mais « au sens littéral du mot ». Cela n'arrangeait rien. Elle m'aurait voulu ambitieux. Comme si on pouvait tirer de la fierté de vendre des yaourts. Mieux vaut encore les fabriquer, même si c'est moins bien payé. J'étais, selon elle, lâche, et médiocre, cela d'ailleurs comme tous les hommes. Mais dans mon cas, c'était bien pire, je n'avais aucune personnalité. Elle s'était laissée prendre à mon physique. Elle trouvait particulièrement significatif qu'aucune femme, en dehors d'elle, n'était jamais tombée amoureuse de moi. Aurait-elle préféré le contraire ? Sans doute pas, mais elle avait l'impression d'avoir épousé un fantôme. Et encore, un revenant, au moins, a été autrefois quelqu'un. Cela me convainquit qu'il valait mieux partir sans rien lui dire. J'ai d'ailleurs manqué le lui dire, ce qui aurait été assez illogique. Bien sûr, Laura, c'était un autre problème, et j'essayais de ne pas y penser. Comme j'étais fatigué de tous ces reproches, et qu'au fond j'étais d'accord avec elle, je lui ai demandé d'arrêter. Elle me gâchait mon dimanche. Je lui ai même dit : « Et voilà, encore un Dimanche de gâché ».

J'ai noté la formule dans mon journal, mais je m'en serais souvenu sans cela. Je crois.

Bon. Il y a tout de même quelque chose que je n'ai pas encore osé vous dire. Mon projet me fit éprouver un sentiment qui m'étonna, m'épouvanta même. La cruauté. Ma fille vint jouer à la dînette avec moi, elle étala ses petites assiettes et ses petites timbales sur le canapé. Je jouai avec plaisir, pour une fois, en songeant à sa tête quand je ne serais plus là. Du coup, je n'avais plus du tout envie de jouer avec elle, je la plantai là. C'est curieux comme les autres pères aiment leurs enfants, comment font-ils ? Quel âge avait-elle à propos ? Trois ans, me dit Elise. Ma question semblait l'excéder, et je comprenais bien un peu pourquoi. Elle ne m'aimait pas pour ce que j'étais. Elle haussa les épaules, elle parla de Martien. Ca ne m'affectait pas trop, parce que ce jour-là la méchanceté me procurait une sorte de consistance. Peut-être est-ce là la raison du mal sur terre, et pas le diable, comme on le dit. Parce que je leur voulais du mal, et surtout à ma fille, se créait entre nous un semblant de lien charnel ; ce n'était vraiment pas le moment. L'habitude pesait déjà assez lourd. Je ne comprends pas comment certains peuvent se quitter à cause de l'habitude. Sans doute leur énergie est-elle sans commune mesure avec la mienne. Ils désirent.

Il fallait aussi quitter Valardi, mon patron. Cela au moins ne me demanderait guère de courage. Ses manière m'irritaient plus encore que celles de ma femme. Il n'avait pas son pareil pour parler en termes mystiques d'un yaourt aux fruits exotiques dont il fallait faire la réclame. Il aimait aussi répéter que nous avions su rester nous-mêmes. Il ajoutait d'une voix grave, après une pause de plusieurs secondes, comme s'il lui avait fallu tout ce temps pour arriver à cette conclusion, que c'était « une chance ». Je n'osais pas lui demander à quoi il faisait allusion. Quand donc avions-nous été indépendants ? N'avions-nous pas, depuis l'origine de la boîte, sous-traité la publicité pour les supermarchés R ? Quelle était alors cette identité qu'il avait su préserver, tout en la mettant, avec l'audace d'un condottiere, en danger ?

Ce jour-là, Valardi voulait que je prenne une photo, parce que le photographe en titre était malade. Il fallait faire prendre la pose, une fausse coupe de champagne à la main, à un affreux gandin, à qui l'on avait prêté un costume crème, un trois-pièces. Pour se donner l'air plus jeune qu'il ne l'était, il s'était rasé les tempes et la nuque. Son profil était celui d'un embryon, dont il avait la pâleur. Son petit doigt se courbait étrangement sur la coupe, peut-être par nervosité. Valardi le fit sourire, et ce fut pire. Je pris quelques clichés. Je demandai au patron où il avait trouvé ce type. Il se contenta de me dire que ça ferait l'affaire, ce n'était pas une campagne d'affichage, juste une petite photo dans le dépliant à côté d'une choucroute alsacienne. Une choucroute géante. C'était très pressé, et il n'avait trouvé personne d'autre. Je lui ai demandé si les magasins R n'allaient pas protesté. Il risquait de leur donner la nausée, à leurs clients. Et ce serait encore moi qui devrait calmer la dame de chez R. Il rit. Il était sûr qu'ils ne diraient rien du tout. J'ai quand même remarqué qu'il était moins lyrique que d'habitude.

Dans le studio de photo au plafond trop bas, le gandin faisait une sorte de tache blanchâtre. La lumière des spots ne tirait de lui aucun éclat, elle semblait au contraire s'y absorber, avec un petit bruit mat. Du moins, j'éprouvai le besoin de claquer la langue. Cela fit une sorte de « ploc », comme une plaisanterie qui tombe à plat. « Hein ? » fit le gandin. « Et bien tu vois, me dit Valardi, il n'est pas si terrible, il parle. Tu le paies et tu le renvoies chez lui. Pour les autres photos, on verra plus tard. »

C'est sur la route de Pontoise à Argenteuil que je me suis senti vraiment seul. Ce n'était pas mon chemin, je sais. J'ai vu quelques boutiques le long d'une nationale, une boulangerie, un café, une « sécurithèque », alors je me suis arrêté. Je suis allé au comptoir du café, pour me sentir appartenir à l'humanité. Ça a eu plutôt l'effet inverse. C'était peut-être cela que je cherchais. Une grosse fille, une Indienne je crois, servait à boire. Peut-être qu'elle ne parlait pas le français. J'aurais pu essayer de lui parler anglais, mais l'idée ne m'est pas venue. Je me suis demandé ce que je foutais là, et je suis ressorti sans rien commander. Ca n'a même pas eu l'air de l'étonner. Ce jour-là, j'ai quand même été content de retrouver l'appartement, et la vue imprenable sur la poste. Je me sentais presque chez moi. Je ne sais pas pourquoi je suis incapable d'habiter un lieu. J'ai toujours l'impression que mes meubles appartiennent à quelqu'un d'autre, et les murs, et l'espace même qui sépare la chaise où je suis assis de la porte qu'il me faut fermer pour être tranquille, ne plus entendre les pleurs de Laura. Dedans, je me sens encore dehors. Je dois être trop conscient que l'appartement n'est séparé de la ville que par une mince cloison, quelques vitres. Cependant, parce que j'étais résolu à partir, à être dehors pour de bon, parce que je regrettais déjà cette vie qui était encore la mienne, je trouvais l'appartement, ce jour-là, confortable, accueillant. Petit, mais accueillant. Ma résolution ne dépendait plus de moi, et je le savais. Elle s'était faite à mon insu, elle avait durci tandis que je roulais. Je ne pouvais plus rien y changer. J'étais en route, une pierre lâchée du haut d'un pont et qui ne rebroussera pas chemin. Il fallait expliquer ça à Elise. J'ai dit à notre fille d'aller dans sa chambre, Elise m'a demandé ce qu'il y avait encore, mais elle a laissé faire. Je lui ai dit que j'allais partir, que c'était irrévocable, qu'elle n'y était pour rien, ni personne d'autre. C'était comme ça. Je ne pouvais même pas lui dire que je ne l'aimais plus. De ce côté-là, il ne s'était rien passé. Elle en valait bien une autre, elle était jolie. Elise articulait des mots en forme de cri, mais cela ne faisait guère de bruit. Elle était très digne. Elle parlait de rivale, de lassitude conjugale, d'un jeu que je jouais et auquel je m'étais pris. Je lui faisais penser au membre d'une secte. La comparaison me déplut, parce qu'elle me semblait assez juste. Je lui ai dit que peu importait le nom qu'elle voulait donner à ce qui m'arrivait, elle pouvait parler de secte, de lassitude, de ma nature, dans tous les cas c'était la réalité qui reprenait ses droits. J'avais essayé de vivre avec elle, et ça n'allait pas, je ne voulais pas voir plus loin. Elle m'a rappelé mes serments d'amour. Je n'étais plus le même. J'étais donc un imposteur, selon elle ? Elle n'a plus su quoi dire, sinon répéter qu'au début, je n'étais pas comme ça, que j'étais même tendre. Elle m'énervait. Je ne sais pas de quel début elle voulait parler. Bientôt, j'en étais sûr, elle me dirait qu'elle m'aimait. Et après ? Pourquoi les gens éprouvent-ils le besoin de se convaincre qu'ils aiment ? Il est vrai que les autres se sentent davantage en sécurité que moi. Ce n'est pas que je manque de courage, mais j'ai souvent l'impression d'être un escargot qui a perdu, de par quelque faute obscure, sa coquille. Une limace, en somme.

J'essayai de la mettre face à ses contradictions. Elle voulait que je revienne avant d'être parti. Non, il fallait me laisser essayer. Après, on verrait. Elle voulait que je la quitte pour de bonnes raisons, ou du moins des raisons. Mais ne m'en fallait-il pas aussi pour rester ? Voulait-elle que je lui dise exprès des méchancetés, par exemple qu'elle était trop vieille maintenant ? Non, ce n'était pas ça, ce n'était qu'un exemple en l'air, mais sinon, aurait-ce été une excuse recevable ? Aurait-ce été mieux que rien ? Je m'échauffais.« Et ta fille ? » me dit-elle. Je voulais l'instant d'avant lui dire le fond de ma pensée, qu'avec elle, ma femme pourtant, je me sentais dehors. J'avais cru que cette impression disparaîtrait avec l'habitude, et je m'étais trompé. Peut-être était-ce dû à son type, trop nordique, avec ses cheveux blonds et ses yeux clairs, presque bleus. Mais je n'en étais pas sûr, peut-être que je ne supportais pas qu'une vie se mêle à la mienne, voilà tout. Oui, j'avais eu le tort de penser m'habituer, rentrer dans le rang, et cela m'était impossible. Pourquoi considère-t-on sa femme, une femme comme les autres après tout, comme, précisément, sa femme ? C'était une question. Mais elle, elle me parlait de notre fille, alors que rien que le mot « notre » me hérissait le poil. Je lui ai dit que Laura, je m'en fichais, mais j'avais quand même un petit frémissement du côté de l'œil gauche. Cétait comme porter les larmes de quelqu'un d'autre. En tout cas, elle n'a plus rien dit, elle est allée à son tour s'enfermer dans la chambre à coucher, notre chambre. J'étais tout de même troublé, je n'étais plus si sûr de moi, plus si sûr que dès que les autres s'en mêlent, tout devient faux. Je ne voyais même plus ce que je voulais dire par là. Peut-être n'était-ce qu'une formule, après tout. L'appartement lui-même m'était-il si étranger ? Les yeux fermés, je n'avais qu'à tendre la main pour y trouver mes livres, mes disques, là où je les avais toujours rangés.

Je ne sais plus combien de temps cela a encore duré. Je me rendais, comme avant, à mon travail, je regardais la télévision et je dînais en famille. Je dormais dans le lit d'Elise. Je lui faisais l'amour. Dans le dos, comme à une femme dont on n'a pas l'habitude, et qui vous intimide. Cela a continué pendant des semaines, des mois même. Peut-être Elise espérait-elle sans le dire que je lui reviendrais. Je me souviens de la date de mon départ, un 10 mai. C'était une journée ensoleillée, encore un peu fraîche, comme un début d'été ou d'automne. Valardi avait décidé, comme toujours au printemps, d'une «petite fête». Le signal en avait été la reconduction du contrat avec les supermarchés R. Il avait fait installer les tables et les chaises de plastique blanc dans la cour, où l'herbe pousse entre les dalles de pierre. Il y avait du vin blanc, quelques bouteilles de mousseux pour ceux qui aimaient cela, des quiches et des petits fours, du café et du thé dans de grosses bouteilles thermo. Elles sont faites d'acier et de plastique noir. Il faut appuyer sur un bouton tout en versant. Les hommes portaient de beaux costumes, noir ou bleu pétrole, et les femmes des chemisiers et des jupes de couleur vive, mais très sages. Nous pouvions nous compter, nous étions une vingtaine. On parlait du travail, un peu, et aussi des vacances, de politique, pour dire que l'on n'en faisait pas. On se moquait de nos clients, les hommes et les femmes de la distribution. Que n'auraient-ils pas fait pour que nous baissions encore nos tarifs ? Valardi jouait les hommes distingués pour singer la vulgarité d'un Directeur d'achats. « Voyez-vous, lui avait dit cet homme, pourquoi pensez-vous que nous faisons appel à vos services ? En raison de votre talent ? Pour vos beaux yeux ? »

Et l'homme, la cinquantaine bien avancée, se serait tourné vers sa secrétaire, une femme au physique très avantageux, selon Valardi, qui esquissait de la main sa plastique. Pour bouffonner, Valardi aurait alors évoqué les voies divines, impénétrables. L'autre, agacé, avait conclu : « non, vous avez le contrat parce que si nous faisions nous-mêmes le travail, ça nous coûterait plus cher. » Et comme s'il s'agissait d'un message à double détente, il avait ajouté : « il n'y a pas d'autre raison, me suis-je bien fait comprendre ? »

Valardi trouvait tout particulièrement ridicule que le bureau des supermarchés R soit, non dans une des tours de la Défense, mais coincé dans une sorte de souterrain, à deux pas d'une succursale de la chaîne. Il concluait, pince-sans-rire, qu'en matière d'économie, on ne plaisante pas, surtout quand il s'agit d'argent.

Je lui ai dit que moi aussi j'avais une déclaration à faire, et il m'y a autorisé, à condition que je sois drôle et que cela ne dure pas trop longtemps. Il regrettait que les jeunes comme moi aient si peu d'humour par comparaison avec leurs aînés. Il s'étonnait que tant de chefs d'entreprise leur reprochent leur paresse, ou leur manque de sérieux. Selon lui, c'était exactement l'inverse. Mes collègues l'écoutaient en silence, un silence fait pour partie d'admiration, pour partie de méfiance. On le trouvait très élégant, brillant, mais aucun de nous ne voulait se donner l'air d'un courtisan. Et puis les uns éprouvaient de la crainte, les autres avaient leurs ambitions. On craignait enfin, en étant trop servile, ou au contraire trop distant, de sembler démodé. Valardi ne manquait jamais de nous rappeler que la lutte des es était morte, qu'elle n'avait même jamais existé, en tout cas dans la publicité. Y avait-il, ajoutait-il avec la délectation d'un Dandy, de la lutte des es dans les romans de Proust ? Cette remarque impressionnait, comme une preuve d'autant plus décisive que personne ne la comprenait bien. Le moment était venu de ma déclaration. Valardi était un peu sec avec moi depuis quelque temps, et c'était ma faute, mais il fit un geste de théâtre pour me laisser la parole. Les conversations s'arrêtèrent, j'expliquai qu'il me fallait partir, que je démissionnais. J'allais changer de vie, je quittais également ma femme et ma petite fille. Ils étaient horrifiés. Ils me faisaient penser à de vieilles marionnettes, à qui on annoncerait qu'elles allaient être remisées. Pour toujours. C'était une idée idiote, puisqu'ils vivaient de leur vie propre, et que mon départ n'y changerait rien. S'inquiétaient-ils pour moi ? Cette idée n'était-elle pas, quand on y réfléchit, aussi absurde que la première ? Contrairement à Elise, ils ne me demandaient pas pourquoi je partais, mais ce que je deviendrais. Valardi dit quelque chose comme « merci de me gâcher ma fête. » Plus tard il ajouta encore « ça c'est bien vous, ça. »

J'ai éprouvé de la gêne, une sorte de malaise. Pas pour lui, mais à l'idée de m'être donné en spectacle. Sonya Mièle, elle, ouvrait grand la bouche. Elle finit par y fourrer deux canapés au chorizo. Elle but, et se mit à glousser. C'était insupportable. Elle était persuadée qu'il y avait une femme derrière tout ça. Les autres parlaient de révolte, d'adolescence tardive. Je leur disais, comme d'habitude, ma haine des révoltés. Ils ne m'écoutaient guère. Ils avaient leurs idées, comme Sonya, et ils s'y tenaient. Tout comme elle.

Je bus à mon tour. Le blanc n'était pas fameux, il avait un goût de souffre. Je suis parti sans attendre la fin, ils se débrouilleraient sans moi. Ils reconstruiraient à leur façon mon passage parmi eux, et puis ils m'oublieraient. Mon départ les troublait, c'était normal, ils avaient beau se plaindre plus souvent qu'à leur tour, ils avaient fini par se convaincre qu'ils étaient aussi bien dans leur boîte qu'il était possible. A l'ombre des tours de la Défense, me disais-je, en psalmodiant presque. Ils m'avaient pris pour un révolté. Ça au moins, c'était drôle.

Je suis parti lentement, en essayant de ne penser à rien. Il ne fallait surtout pas que je me retourne. Derrière moi, les tours de la Défense s'effondraient, écrasant dans leur chute des milliers d'inconnus. Et aussi mes collègues. D'abord, elles s'étaient effritées, à la manière d'une vieille photographie. Bientôt tous ces gens s'abîmeraient dans le néant. Je me demandais si je n'étais pas une sorte de terroriste. Ou bien je m'imaginais, à tort sans doute, que les terroristes me ressemblent, qu'ils ne critiquent pas le monde. Simplement ils ne peuvent pas supporter que quelque chose existe. Peut-être n'ont-ils pas conscience que le temps emporte tout, de toute façon, alors...

Je me disais encore que lorsque je reviendrai un jour à la Défense, je n'y trouverai plus rien de ce que j'y avais connu. Que c'était mieux ainsi. On ne revient jamais nulle part. Sinon dans ses souvenirs. Et encore. Il était plus de cinq heures de l'après-midi, et je ne savais pas où diriger mes pas. Alors j'ai pris le métro. Je me souvenais qu'un jour, tout près de Paris, garçons et filles nous nous étions rendus à un bal. J'avais quatorze ans, peut-être quinze. Je n'avais pu supporter le spectacle des danseurs et des danseuses. Ni la musique. Surtout l'idée qu'ils n'avaient rien d'extraordinaire, que c'étaient des filles et des garçons semblables à nous. Semblables à moi. Non loin de là, des jeunes que je ne connaissais pas regardaient du haut d'un pont une roue de moulin tourner. Je ne sais quelles inclinations les faisaient se serrer les uns contre les autres. Il y avait parmi eux quelques filles, très brunes. Des étrangères, sans doute. Je m'étais placé tout à leur gauche, et ils n'avaient rien dit. J'étais à une distance raisonnable, quelques centimètres peut-être, de la plus proche. Je sentais dans mon bas ventre des aspirations confuses, qui me faisaient mal. Et il y eut cet appel, pour la première fois. Je voulais être seul, que personne ne hante mes pensées, ni mes sentiments. Un instant, l'hypothèse de l'existence de Dieu traversa mon esprit, et elle le désespéra.

 

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écrits du sous-sol 地階から
  • Confiné dans mon sous-sol depuis mai 2014, j'ai une pensée pour tous les novices du confinement! Mais comme j'ai dit souvent, tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre...
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