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écrits du sous-sol 地階から
12 juin 2015

disparues épilogue

 DISPARUES épilogue

Le café fermait. Weber tenait à peine debout, mais refusait que je l'aide à rentrer chez lui. Ma proposition semblait l'effrayer, comme s'il n'avait pas eu de maison, comme s'il avait vécu sous les ponts. Ou bien craignait-il d'avoir rencontré le Minotaure, et que je le dévore - enfin! - dans mon sombre dédale, mon labyrinthe? Il finit pourtant par céder. Je ne pus cependant le convaincre de prendre un taxi, que d'ailleurs j'aurais été en peine de régler. Nous marchions dans la nuit, sous les réverbères. Les trottoirs luisaient comme après la pluie. Il habitait assez loin de Saint-Germain, derrière la gare Montparnasse. Quand nous fûmes presque arrivés, il me dit de « foutre le camp ». Je fis mine de lui obéir. Je le suivis, en réalité, quelques mètres derrière lui. Il dépassa le dernier numéro de la petite rue où il disait habiter. Il prit la grande avenue, pénétra dans la gare immense. Je le perdis de vue presque tout de suite, sans comprendre comment cela était possible. S'était-il dissous dans la lumière blafarde ? Ou bien caché dans quelque recoin ? Saoûl comme il était, j'aurais pu le suivre de bien plus près encore. Je m'en voulais. Mais il réapparut le lendemain soir, devant son whisky-coca. Je lui ai demandé ce qu'il faisait si tard, la veille, gare Montparnasse, alors qu'il habitait la rue Cels. Etait-il bien sûr d'avoir fréquenté les cours d'économie de Paris-IV ?

Il convint que rien, rien du tout, n'était très sûr. Etait-ce sa faute, argumenta-t-il, si j'avais mauvaise mémoire ? D'ailleurs, qu'est-ce qui prouvait que ce n'était pas plutôt lui qui avait du mal à se souvenir de moi ? Etais-je donc, à son avis, un personnage si important ? Et il me récita, dans la foulée, un extrait d'une dissertation, que, disait-il, j'avais rédigée six ans auparavant. J'y comparais la sociologie politique de Weber avec celle de Schumpeter. Cela ne me disait rien, il aurait pu inventer cet extrait comme le reste. Ce n'était, selon toute vraisemblance, qu'un passage du cours que fréquentait Manilia, oui, de ce professeur alcoolique que je ne connaissais pas.

Faute de les revoir, je n'ai pu demander ni à Tec ni à Manilia ce qu'ils savaient au juste de ce Gabriel, qui disparut lui aussi. En tout cas, il ne venait plus au café de Saint-Germain. S'était-il dissous un soir dans son verre de whisky-coca, comme un personnage d'un roman de Queneau ? Etait-il rentré dans les ordres, comme le prétendit, avec un certain sérieux, le patron du café, qui d'ailleurs se souvenait à peine de ce client ? J'ai cherché Gabriel en vain dans les autres cafés du quartier. Peut-être m'étais-je attaché à lui. J'ai même téléphoné à la Compagnie où il disait travailler. Ils n'avaient jamais entendu parler de lui. Un imposteur, voilà tout. Mais pourquoi s'était-il intéressé à moi, à Manilia, à notre pauvre aventure ?

Il y a pourtant un point sur lequel Gabriel n'avait pas menti. Il avait fréquenté la Sorbonne dans les années 90. Je l'ai aperçu à la télévision, dans un film d'archive. Il ne faisait que passer, derrière des étudiants qu'on interviewait. C'était bizarre, il était vêtu d'un bleu de chauffe. Comme un ouvrier. Y avait-il, quelque part, une image, une ombre, de la même espèce, et qui portait mon visage ?

Je me souviens encore d'une chose, à propos de celui qui se faisait appeler Gabriel. Il avait sa théologie à lui. Quand il avait bu. Ce n'était pas bien clair. Le temps était selon lui un effort du Malin pour détruire l'être, la création. Mais ce n'était pas si simple, ajoutait-il. Dieu surplombait le temps afin d'en extraire l'être. Son être à Lui, Dieu. On pouvait comparer Dieu à la mémoire, mais une mémoire qui soutient le temps, qui l'empêche de sombrer dans le néant, dans la nuit absolue. De son côté, sans le temps qui le maintenait en éveil, Dieu lui-même ne vaudrait guère mieux. Au fond le Diable existait pour réveiller Dieu. Dieu sauvait l'être du temps, et le temps sauvait Dieu du néant. Ils étaient quittes, et il fallait partir, parce que le café allait fermer. Juste le temps de finir son verre.

 

Je ne suis plus rien. J'ai perdu mon nom avec mes derniers souvenirs et mes dernières espérances. Ne me restent que des manies, par exemple celle d'attendre, près de la fenêtre, leur venue. Mais je ne sais plus la venue de qui. Des sbires ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Peut-être des fantoches, à qui je donnais un visage, un rôle, qu'ils jouaient ensuite comme ils pouvaient. Et puis j'ai voulu rompre d'avec eux, revenir à la réalité. J'en avais assez de ce jeu. Je me suis retiré dans mes appartements. Ils étaient vides. Les souvenirs ne prennent guère de place, vous savez.

On m'avait dit qu'un jour ils viendraient me libérer, qu'ils m'appelleraient à eux. Ils me donneraient les clefs de leur monde de misère et de saleté. Je devais régner sur eux mille ans, et puis je pourrais à nouveau me reposer. Ne plus être autre chose que ce regard qui tombe d'une fenêtre sur la ville. Ah mes murs blancs. Mais je me trompe. Ce ne sont pas mes murs. On m'a conduit, de nuit, sans que je m'en rende bien compte, dans ce lieu qui ressemble à ma maison. C'est une mascarade. Je m'y suis habitué, voilà tout. Au fur et à mesure, je perdais la tête, la parole, l'usage de mes jambes. J'aurais dû me révolter. Mais je hais les révoltés. C'est que j'ai été un chef. J'avais peur de tout, et pour cette raison je voulais tout maîtriser. J'avais peur des microbes, de la nourriture et des poisons qu'on aurait pu y mêler. Le temps passait, et je ne vieillissais guère. Ils en étaient étonnés.

Il y eut tant de rumeurs à mon sujet. J'avais signé un pacte avec le diable. Je n'existais pas, je n'étais qu'une image. Je me moquais de tout. J'étais indifférent à mes charges. Ils finirent par se lasser de moi. Je suis parti. Ou plutôt je suis resté chez moi, je m'y suis enfermé. Je ne venais plus les voir. Quelques sbires me gardaient, me nettoyaient, me nourrissaient. Au début, j'ouvrais parfois la télévision. Mais je ne pouvais supporter qu'avec difficulté les émissions que cette humanité de fange concoctait. Il aurait fallu les anéantir par le feu, donner naissance à un homme neuf. Afin qu'à cet âge d'or, à cet âge d'humanité, succédât un âge de fer. C'était au-dessus de mes forces. Surtout, je n'en avais pas le courage. Je préférais dormir. Ni loin ni près d'eux. Nulle part. Ah, ne plus être. Oui qu'ils m'opèrent une fois encore, et que je meure. Est-ce possible ? Mais n'ai-je pas vieilli, tellement vieilli, moi qui me croyais hors des temps parce que j'avais tant de mémoire ?

Mais j'entends crier mon nom dans le couloir. Une femme hurle, comme si on l'égorgeait. Mes sbires, enfin, ils vont me délivrer ! Ils poussent ma porte. Non, ce ne sont pas eux. Du moins je ne le crois pas. Ils me parlent d'aventures que je n'ai jamais vécues, d'un livre que je n'ai pas écrit. Qui sont ces fous ? Je ne me souviens pas d'eux. Ils se disent mes amis. Je me retourne dans mon lit, l'aiguille de l'intraveineuse se perd parmi mes draps. Vont-ils me laisser tranquille ? Ils veulent m'enlever. Comme si je valais encore quelque chose. Pourtant, vous arrivez à temps, faux sbires, mauvais djinns, même si je ne suis pas tout à fait mort. Vous ignorez sans doute que mes sbires, les sbires véritables, que vous n'êtes pas, ont, ainsi que de la vermine, gangrené cet hôpital. Mes sbires, chers cancrelats ! Vous avez bien travaillé. Cet hôpital est miné. Bientôt, tout va sauter, et nous mourrons tous. Sbires et mauvais djinns mêlés. Ah, vilains drôles, que psalmodiez-vous encore ? Ignorez-vous que je gagne toujours ? Je suis libre, désormais, de tous vos enchantements. Tellement libre que j'en meurs. C'était peut-être le prix.

 

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écrits du sous-sol 地階から
  • Confiné dans mon sous-sol depuis mai 2014, j'ai une pensée pour tous les novices du confinement! Mais comme j'ai dit souvent, tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre...
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