Nostalgie de la paranoïa
Il n'y a pas dans la paranoïa que de la peur, que du délire de persécution. Il y a encore l'idée qu'il faut supprimer l'altérité, et la liberté, des autres, que ce qu'ils ont de mieux à faire, c'est de se faire instrument sans âme. Le parano dépersonnalisé par sa maladie dépersonnalise les autres sans s'en rendre compte.
Ainsi, le résistant n'est pour le paranoïaque que partie prenante d'un complot, il n'a pas d'âme, pas plus que le bon exécutant, l'esclave qui vous évite de vous salir les mains. Et inversement, cela est mieux connu, ce qui est pour l'homme - sinon normal, sinon lucide - qui souffre d'une autre folie, pur hasard, ou mécanique, sera pour le parano l'expression d'un sombre dessein, par exemple la volonté de vous humilier, de se moquer de vous, en tout cas de vous nuire. Ainsi si une lettre arrive à notre parano sans timbre, et s'il doit payer une taxe, il ne pensera même pas une seconde que le timbre s'est décollé, ou que son correspondant est distrait, ou gaga... Non, il est clair pour lui qu'on voulait lui nuire, il montera sur ses grands chevaux: "dans toute l'histoire de notre association, de notre entreprise, de notre administration voici un comportement sans précédent!"
On pourrait le prendre pour un radin, mais non, il ne juge pas le fait, anodin, mais l'horrible intention, tournée bien sûr contre lui et son impériale superbe. N'est-il pas, en somme, le roi du monde?
C'est au fond que tout sujet autre ne peut que nier le paranoïaque, exhiber son fond clownesque, sa folie. Il a peur d'être vu, percé à jour, ridiculisé. Préfère-t-il la masse indistincte à l'individu? Mais elle aussi bruisse de menaces, elle peut à chaque instant se liguer contre son maître s'il ne sait la terroriser, l'atomiser, au moins détourner sa colère contre l'un des siens. En même temps, autrui n'est qu'annexe de son âme, de ses obsessions, il est narcissique, mégalomane...
La paranoïa, profondément antipolitique, est toute politique.
En ce qui me concerne, je regrette de ne plus être qu'un parano très inconstant et intermittent: le monde me paraît désormais si incohérent et absurde! C'est sans doute qu'un délire est en somme la recherche d'un remède à lui-même. Enlevez le délire, il ne reste que la maladie, c'est-a-dire la lucidité.