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écrits du sous-sol 地階から
15 août 2022

Humboldt, humanité, individualité et religion

WILHELM VON HUMBOLDT : Humanité, individualité et religion.

 

Il s'agit de mon article de 2001, publié dans L'enseignement philosophique

 

Henri DILBERMAN

Lycée Montaigne - Mulhouse

 

Anthropologie symbolique et culture de soi.

Wilhelm von Humboldt (1767-1835) est le frère aîné du célèbre géographe et explorateur Alexander von Humboldt. S'il a eu sans doute une vie moins aventureuse que son cadet, on ne saurait pour autant réduire son existence à l'élaboration d'une œuvre écrite. Nous ne faisons pas là seulement allusion à son rôle politique et diplomatique au service de la Prusse, ni au caractère inachevé de la plupart de ses textes. Hanté par l'idéal grec de la culture de soi, Humboldt a travaillé toute sa vie à élargir son humanité, c'est-à-dire à développer ses dispositions propres en s'affrontant aux plus hautes productions de l'esprit humain, cela afin de dégager sa personnalité profonde de la gangue des circonstances et des besoins immédiats. Ce n'est que dans cette perspective morale que l'activité intellectuelle trouve toute sa signification. La culture est fondamentalement rencontre entre différentes identités, individuelles ou collectives ; dans ce commerce, chacun stimule, affine et complète ses propres dispositions. Il ne s'agit donc pas de réfracter un objet dans une forme a priori, ni d'y lire un simple moment du déploiement systématique de quelque sujet universel. On comprend alors que Humboldt ait pu avant Martin Buber développer, sinon une philosophie, du moins une linguistique philosophique du Je et du Tu ; ou encore explorer avant Dilthey le thème de la compréhension historique par opposition à l'explication. Une individualité n'est pas, en effet, le produit de divers mécanismes, ni la somme de particularités positives disparates, mais le fruit d'une création, un pur commencement, quand bien même elle s'inscrit dans la continuité historique en reprenant des éléments donnés. Elle enveloppe donc une forme, que l'on ne peut appréhender qu'au travers d'une synergie de toutes nos facultés mentales. Par opposition aux besoins immédiats, mais aussi sans doute pour éviter l'assimilation pure et simple de la réalité humaine à l'organisation biologique, Humboldt appelle « spirituel » [Geistig] tout ce qui se rapporte à cette forme (qui est en même temps une force créatrice). Il ne s'agit d'ailleurs pas de nier ascétiquement la matière ou le désir, mais de les constituer en support de notre personnalité vraie, spontanément orientée vers l'expression de l'Universel. Nous parlerions sans doute là de sublimation. Humboldt voit dans ce processus d'exaltation de nous-mêmes une dimension symbolique, au sens d'une médiation expressive entre l'Idéal et le sensible.

De 1785 à 1808, cette soif de confrontation au phénomène humain a conduit Humboldt à des recherches dans des domaines en apparence aussi variés que l'étude de l'Antiquité, la religion, la politique, la théorie de la culture de soi, la politique, l'anthropologie, ou encore la différence des sexes. Il s'est aussi frotté à deux génies : Schiller, dont il devient l'ami en 1794, à Iéna, et Goethe. Il a voyagé, enfin. La lecture de Hermann und Dorothea de Goethe est pour lui l'occasion de développer une philosophie esthétique. Au contact de ces deux grands poètes, semble aussi se développer en Humboldt un souci accru de la chose écrite. Dans le Paris du Directoire, il essaie d'initier les Idéologues (en particulier Cabanis et Destutt de Tracy) à la philosophie de Kant, et prend ainsi conscience du fossé séparant les intellectuels des deux nations. En Espagne, il découvre la civilisation basque, en laquelle voit un reflet de l'unité organique et esthétique de la Cité grecque. De 1802 à 1808, Humboldt est légat de Prusse auprès du pape, ce qui lui permet d'avoir accès aux documents des Jésuites expulsés d'Amérique latine, mais aussi de se plonger dans l'antiquité classique.

En 1808, Humboldt revient en Prusse après la défaite d'Iéna, et participe à sa reconstruction en tant que directeur de la section des cultes et de l'instruction. Il fonde la nouvelle université de Berlin (1809-1810). L'Université ne doit pas être pas la traduction d'un système philosophique donné une fois pour toute (comme chez Schelling ou Hegel), ni même d'un système conçu comme un organisme encore incomplètement développé (Fichte). Habitée par la conception humboldtienne de la culture et de la communauté spirituelle, comme procès infini, non normatif, de perfection de soi, elle est un lieu de recherche où règne l'égalité entre les étudiants et les professeurs, chacun stimulant les autres par sa propre activité. De 1810 à 1813, Humboldt est ambassadeur à Vienne. Lors du congrès de Vienne, il défendra contre la France vaincue une ligne assez dure. Ambassadeur à Londres en 1817, il y rencontre Franz Bopp et a accès à de nombreux documents concernant les langues indo-européennes. Redevenu ministre en 1819, il se voit renvoyé du Ministère et du Conseil d'Etat sous la pression du chancelier Hardenberg, représentant de la réaction et adversaire politique de Humboldt. Il se retire alors dans son château de Tegel, près de Berlin, et se consacre jusqu'à sa mort à l'étude du langage et à la réflexion linguistique. Il apprend ainsi un nombre déconcertant de langues vivantes ou mortes, ce dont Chateaubriand se moquera. Par le biais de l'étude du sanscrit, il s'initie également à la pensée indienne. Il lit dans la Bhagavad-Gîtâ (1825-1826)une expression originale de la sagesse universelle, interprétation perspectiviste que Hegel, dans son compte rendu du texte de Humboldt, condamnera implicitement en s'en prenant à la pensée indienne elle-même. La pensée indienne, selon Hegel, ne sort pas de la position substantielle, de l'affirmation de l'identité de l'esprit, inséparable de la négation de la liberté subjective. Elle est donc à l'opposé de la philosophie européenne. Le comparatisme mène à des rapprochements vagues et formels s'il ne s'enracine pas dans le système de la Science, qui permet de saisir chaque culture comme un moment dialectique du déploiement de l'Absolu. Le contenu de la pseudo-moralité indienne se ramène à nier toute liberté, à enraciner l'individu dans sa caste, comme dans une différence naturelle. Humboldt, quant à lui, a plutôt été sensible à la similitude des attitudes stoïcienne et indienne, voire kantienne, à leur noble distance au cœur de l'action. Michel Hulin, censeur plus explicite que Hegel, remarque cependant que l'interprétation de Humboldt, philosophiquement invertébrée, est plus ouverte aux différents aspects de la Bhagavad-Gîtâ que la lecture de Hegel, aimantée par son propre système.

Ces quelques notations biographiques donnent sans doute l'impression d'une existence assez dispersée, comme si la vie et l'œuvre de Humboldt manquaient d'un centre de gravité. Il est tentant de voir en lui une sorte de touche-à-tout, ou plutôt, comme disent les Allemands, de « spécialiste de tout », c’est-à-dire de fragmenter son œuvre selon ses centres d’intérêts successifs : la religion, la Bildung, la politique, l’art, l’histoire, la langue enfin. Cette perspective, si elle permet de reconnaître quel étonnant précurseur et inventeur de concepts fut Humboldt, est pourtant trompeuse. Jusque dans sa dernière œuvre, posthume, Sur la différence de construction des langues, connue sous le titre d’Introduction à l’œuvre sur le Kavi1, Humboldt entend bien rattacher le domaine qu’il étudie à une dynamique universelle, celle de l’effort de l’humanité pour s’extérioriser et se totaliser dans le temps et dans l’espace. Cette dimension a été morale avant d’être spéculative, comme on le voit dans les œuvres de jeunesse. Plus tard, en tant qu’explorateur infatigable de l’ensemble du phénomène humain, Humboldt n’a cessé de mettre en lumière, derrière l’action et la pensée des individus, l’existence de formes collectives qui les sous-tendaient, qui étaient selon lui autant d’essais de l’Absolu pour se manifester de la façon la plus adéquate et la plus vivante possible. Humboldt n’est donc pas un structuraliste avant la lettre. Non seulement les formes grammaticales, loin de constituer une sorte d’axiomatique contingente, doivent être rattachées à la vie, à la spiritualité et à la sensibilité qui leur confèrent leur singularité, mais encore il faut prendre au sérieux l’effort universel de tous les peuples pour rattacher leurs institutions à quelque croyance religieuse. Mieux, il faut mettre en évidence la spiritualité là où on ne la voit guère en général : dans le langage. Une langue n'est pas d'abord un instrument utile dans la perspective des besoins naturels. Dotée d'une personnalité propre, elle est au contraire ce qui permet à un groupe d'hommes de dépasser son environnement immédiat, de prendre conscience des besoins de l'esprit, de se tourner poétiquement vers la transcendance. Ainsi, toutes les formes culturelles, et plus encore leur soubassement linguistique, manifesteraient dans le temps, et surtout dans l’effort pour unir les différents moments du temps, le déploiement d’une activité qui surplombe le temps, cette menace de dispersion de soi autant que cette condition de manifestation.

 

Humboldt dépasse le « structuralisme » avant même sa constitution, parce qu’il ne se contente pas d’une analyse transcendantale du phénomène humain, parce qu’il l’interprète à la fois métaphysiquement et psychologiquement, comme on vient de le voir. Le phénomène humain symbolise l’Absolu, mais ce symbolisme n’est pas un reflet extérieur à la chose, il est l’activité même de l’Absolu, ce pur dynamisme.

 

Libéralisme ou nationalisme ?

 

On ne peut alors que s’étonner qu’en 1792 le jeune Humboldt ait pu développer une critique libérale de l’Etat, cela dans son Essai sur les limites de l’action de l’Etat. L’Etat n’est-il pas, selon la leçon hégélienne, l’affirmation concrète de la communauté nationale, une affirmation autrement plus solide et plus évidente que la langue, ce milieu évanescent ? S’agit-il alors d’un simple péché de jeunesse, ou encore suffit-il d’invoquer le cours de l’histoire, par exemple l’apogée et le déclin du rationalisme abstrait, individualiste et cosmopolitique ?

Mais, d’une part, si Humboldt est devenu le philosophe du langage que l’on sait, c’est qu’il a lu dans l’évanescence du son une affinité avec la liberté et la transcendance de la pensée. Aussi structurée que soit la grammaire d’une langue, elle n’a de valeur qu’en tant qu’elle conditionne la parole, cette pure création. On est donc loin de la reddition sans condition au nationalisme : la Nation ne saurait en tout cas se construire au prix de la négation de l’individualité, car elle est en soi une réalité spirituelle et créatrice, irréductible aux contraintes positives, aux institutions. En tant que lien invisible, la Nation sous-tend la vie individuelle et collective sans la brimer. N’oublions pas que la Nation allemande existait alors en dehors de l’Etat. La réputation de Humboldt selon laquelle il serait brumeux, marcherait sur des nuages, s’explique avant tout par cette attraction pour tout ce qui est selon lui une forme réelle mais qui s’enracine dans l’intériorité et la transcendance ; tout ce qui se manifeste moins dans les buts conscients ou les réalisations solides que dans le style, le coloris. Tout enfin qui ne peut vraiment être décelé que par la sensibilité esthétique.

 

D’autre part, L’Essai sur les limites de l’Etat ne s’en prenait pas à l’arbitraire au nom de l’individu atomique mais afin de favoriser l’éclosion d’une libre communauté, où chacun nourrirait sa propre puissance créatrice de celle des autres. Il en allait comme de la fleur selon Goethe, née de la conjonction de différents organes de la même plante. La communauté était la solution d’une aporie métaphysique : l’humanité ne peut se déployer qu’en se morcelant en une pluralité d’individus, et donc en se perdant comme unité. L’individualité n’est pas pour autant une apparence ou un égarement. Chacun se développe à partir de son caractère propre, mais il peut accueillir en lui-même l’altérité de l’autre, élargir sa propre humanité. Apparaît ainsi une réalité nouvelle, totale, la communauté, née du commerce de chacun avec chacun. La communauté positive est la manifestation d’une communauté plus profonde, l’unité dernière de l’humanité. En découvrant la société, l’histoire et surtout la langue, Humboldt ne rompra donc pas totalement avec ses conceptions politiques, ou anti-politiques, de 1792, à la fois aristocratiques et libérales, voire anarchisantes avant la lettre. Chacun, en parlant, ne fait qu’obéir à cette poussée vers l'homme en soi et en autrui, à l’origine de toute communauté vraie, poussée qui consiste à exprimer d’un même élan sa personnalité singulière et l’Universel. Dans le Tout comme dans la partie, c’est le même Absolu qui s’affirme et se totalise sans se clore jamais. Autrui influence mon propre développement, et j'influence le sien, à la fois parce qu'il exprime le même Universel et parce qu'il l'exprime différemment. Tout rapport fusionnel mettrait un terme à cette dynamique.

 

Il y a pourtant une différence, et de taille. Dans L’Essai sur les limites de l’Etat, la communauté était, au moins tendantiellement, l’humanité tout entière. La différence des langues, ou des époques, tend en revanche à enfermer l’individu en un cercle plus restreint, prédéterminé même. Cependant on voit dans le début de La Différence de construction des langues que cette perspective positive demeure inséparable d’une aspiration beaucoup plus vaste, qui prend même une forme sciemment religieuse. Mais que faut-il entendre par religion, lorsqu'il s'agit de Humboldt ? Comme toujours avec lui, ce qu'il écrit de manière si terriblement allusive et ramassée ne peut être compris que grâce à l'histoire, presque l'archéologie, de sa pensée.

 

Anthropologie de la religion ou anthropologie religieuse ?

L'attraction spontanée vers l'infini au-delà ou en deçà des réalités définies, le pressentiment d'une identité de l'homme intérieur et de la source de toute chose, permettent bien mieux, selon Humboldt, de caractériser l'attitude religieuse que l'existence d'un dogme ou la figure d'un Dieu personnel. La religion relie, et d'abord relie l'homme particulier à l'humanité, c'est-à-dire à la puissance créatrice tellement caractéristique du phénomène anthropologique. Mais il ne s'agit pas d'une perspective fusionnelle, d'une sorte de conversion de l'individualité à un principe informe, au sens de Plotin ou du bouddhisme. C'est que très tôt Humboldt a relié la question religieuse à la moralité, c'est-à-dire à l'idée de perfection des individus, chacun développant sa propre humanité au libre contact des autres, à l'idéal d'une synthèse où chacun se nourrirait de ce qu'il y a de meilleur en l'autre sans nier en rien son intégrité, ni même sa liberté.

Dans la dissertation De la Religion, écrite entre 1789 et 1790, Humboldt considérait que des êtres plus dégagés de la matière que l'homme formeraient une communauté harmonieuse de tous les esprits, dans le but de s'approprier ce qu'ils trouvent chacun en autrui et de lui donner ce qui lui manque encore. Ils éprouveraient une grande nostalgie s'ils se trouvaient empêchés de participer à cet idéal de perfection spirituelle. Cette Cité des fins ressemble déjà beaucoup à l'Université telle que la voudra Humboldt, ce qui permet de comprendre comment, à l'origine hostile à tout système d'instruction public, il a pu accepter de reconstruire le système d'éducation de son pays (sans compter les circonstances historiques particulières). Libéral en un sens rien moins qu'économique, le jeune Humboldt n'entend d'ailleurs pas abolir l'Etat, tout au plus favoriser son dépérissement. Les hommes ont besoin d'être soumis à l'autorité mécanique de l'Etat, ce mal nécessaire, mais c'est parce qu'ils ne sont que des hommes, c'est-à-dire, paradoxalement, que leur humanité ne saurait se dégager pleinement de la matière, sinon sur le plan de la représentation religieuse. Ainsi, les dieux grecs classiques personnifient-ils, non plus la force physique comme à l'origine, mais l'idéal de la beauté sensible, le Dieu du monothéisme représentant la quintessence de toute perfection intellectuelle et morale.

Cet humanisme teinté de platonisme peut être considéré, remarque Jean Quillien, comme une anticipation de la pensée de Feuerbach, c'est-à-dire comme un dépassement de la religion, même si Humboldt refuse toute philosophie qui ferait du concept la vérité de l'effusion religieuse, niant ainsi sa dimension démonique. Cependant, associé à la conception, bien dégagée en 1806 (Latium et Hellas), d'un dynamisme sous-jacent à l'histoire, mais qui ne s'y perd pas, parce qu'il préserve, à la façon du Moi, sa liberté créatrice de la chute dans le donné, il prend une forme nettement moins sceptique. La solution est au fond d'identifier le divin à l'anthropologique, c'est-à-dire à la spontanéité pure qui constitue le fond de toute civilisation.

Si Platon avait bien exposé dans le Banquet le caractère dynamique et démonique de l'Eros, il pensait l'absolu sous les espèces de l'Eternité, c'est-à-dire, selon Humboldt, à l'image d'une substance séparée dans l'espace. Mais l'Absolu est en fait une force, dont la condition est le temps. Cela ne signifie pas que l'Absolu est dans le temps, mais plutôt qu'il constitue une sorte d'historicité primordiale du fait de son être même, c'est-à-dire du fait de sa spontanéité créatrice. Il y a là des résonances indiscutables avec la pensée de Heidegger.

 

Cité des fins et communication

Le chapitre 8 (selon la présentation adoptée par Pierre Caussat dans sa traduction française) de l'Introduction à l'œuvre sur le kavi renoue davantage encore avec la notion communément reçue de la religion, puisque s'y multiplient, alors que la vie de Humboldt approche de son terme, les allusions à l'espérance d'une Cité des fins et d'une perfection morale post mortem. La figure de Dieu demeure cependant absente, n'en déplaise à ceux qui ont cru, comme Spranger, à une tardive conversion de Humboldt au christianisme. En revanche, replacées dans un texte traitant essentiellement du langage, les préoccupations religieuses acquièrent une résonance nouvelle, langagière et communicationnelle.

Humboldt pense la communauté entre les individualités selon un modèle communicationnel avant la lettre, comme mariage dit Jürgen Trabant, non comme négation ou absorption. Ainsi, les mots ne perdent pas leur nature en s'intégrant à la phrase, mais y voient leur signification exaltée. A la manière des membres de la Cité des fins, les langues, sans abandonner leur propre, en particulier leur construction syntaxique, se font des emprunts, se nourrissent les unes des autres, comme d’ailleurs les époques et les cultures. Chacun ne fait pas que jouer son rôle dans la pièce universelle en ignorant tout des autres, à la façon d’automates. Personne pourtant ne peut cesser d’être soi.

Cette tension entre la vie qui parcourt l’humanité entière et l’individualité prend encore la forme d’un rythme temporel. Selon les âges de la vie, l’homme se tournera plutôt vers le monde ou vers son intériorité. Mais, paradoxalement, c’est dans cette intériorité qu’il retrouvera son appartenance à l’humanité générique, par delà toutes les divisions spatiales et temporelles.

N’existe-t-il pas, même, demande Humboldt dans ce chapitre 8, une région inconnue où la contradiction entre l'affirmation dissonante de la différence individuelle et le progrès de l'espèce s’abolirait ? Or, comme la langue, comme pure circulation, est déjà l’image de ce « lieu », elle acquiert ainsi une dimension indiscutablement religieuse. Elle constitue, en quelque sorte, une Eglise, ni visible ni invisible, mais audible. Comme groupe d’hommes occupés à édifier une même langue, la communauté n’est plus à faire, mais déjà faite.

 

La loi de la fragmentation et de la concentration est ainsi moins une loi du devoir-être qu’une loi métaphysique, une force présente dans toute réalité vraiment humaine. L’individu ou la nation n’ont plus à reconquérir leur organicité sur la distensio, mais efflorescence et concentration rendent compte de chaque réalité individuelle. Chacun est déjà déploiement de la totalité simple et tension vers cette totalité. La nation est à la fois unité donnée et multiplicité d’individus séparés, mais qui se retrouvent dans le verbe, dans l'influence qu'a sur les autres, du fait même qu'ils la comprennent, la parole de chacun. Les moments disjoints dans le temps n’ont pas à se souder, mais l’organisation d’ensemble jaillit d’un coup, puis s’affine et se déploie. L’accent s’est donc déplacé de la dispersion, du morcellement, vers la substantialité. Chaque réalité idéale, langue ou nation, constitue une sorte de garantie contre toute distensio véritable. Le dévouement à la patrie ou à l’humanité, mais aussi l’amitié ou l’amour, se rattachent à un dynamisme métaphysique et ont leur raison dernière dans l’unité de toute chose, non dans l’avantage extérieur escompté par l’individu comme le croit l’utilitarisme. Le libéralisme rencontre ici le vitalisme. Les associations ont pour condition une affinité élective, issue d’un fond commun invisible qui préexiste aux parties.

 

Ce fond est insaisissable, car chaque affirmation particulière nous distingue de cette pure puissance. Pourtant, il n’y a pas d’autre moyen de nous rapprocher de lui que le développement de l’individualité et la synthèse des individus, ce qui suppose que nous participions de la communauté, que les consciences ne soient pas opaques les unes aux autres ni la totalité extérieure à elles, qu’il circule entre elles un même logos. Mais la langue doit être pensée à son tour selon le même modèle : elle est, à la fois, déploiement d’une forme qui préexiste au mot et synthèse des mots dans la phrase ou le discours. La synthèse présuppose toujours la communauté, mais la communauté n’a de sens que si elle nous permet de faire l’expérience de notre propre activité créatrice et de la cultiver. Il ne s’agit donc pas seulement de lire la marque de l’Absolu dans le réel, mais de participer de cette puissance, de la prolonger et de la moduler.

Comprendre consiste moins à déchiffrer un ordre posé devant nous et extérieur qu’à trouver en nous la force de le refaire, de le ré-articuler. Parler, c’est à la fois déployer dans le son un ordre que nous portons imprimé dans notre organe éloquent, la forme de la langue [Sprachform], et viser au travers des mots moins des choses que le déploiement de notre propre activité articulatoire. Le parler en commun est toujours en même temps dissidence du Toi et du Moi, du mot donné et de sa ré-articulation, de la langue et de l’idiolecte ; la compréhension mutuelle est toujours en même temps incompréhension.

 

L'individu comme différence indépassable

Comme le montre déjà l'affirmation de la parole individuelle sur fond d'une langue commune, malgré son appartenance, l’individu exprime dans ses créations, et d’abord dans sa propre culture de soi, qu’il n’appartient pas seulement à la Nation. Il est une divergence. Il se raccorde à l’Absolu, cette pure énergie, par delà les contraintes nationales. Pour autant, la vie ne fait pas qu’informer une matière passive afin d’y éprouver sa propre liberté créatrice. Elle continue et incurve les tendances existantes. En d’autres termes, le projet n’a de sens qu’en rapport avec la situation historique, avec les perspectives historiques, mais elles ne font pas le projet, encore moins l’individualité. Contrairement à Sartre, Humboldt est cependant bien loin de délivrer la spontanéité de toute adhérence. La nouvelle figure sympathise avec la braise cachée dans le donné, et qui l’enflamme, comme elle l’enflamme. L’individu doit se contenter d’infléchir un élan qu’il n’a pas choisi, et qui constitue même une partie de son essence. Mais l’appartenance à une commune humanité permet en quelque sorte à l’individu de dépasser sa condition historique, ne serait-ce que dans sa curiosité à l’égard des civilisations passées ou étrangères. Si nous sommes fondamentalement faits par notre nation ou notre langue, voire notre époque, nous ne sommes pas faits que pour elles, nous pouvons exalter notre individualité à l’échelle de l’humanité, faire effort aussi pour remonter vers la source de toutes choses. Tout est bien loin d’être déjà joué nouménalement, il s’agit d’intégrer continuellement des influences multiples en s’appuyant sur l’organicité fondamentale du soi ou de la culture. Humboldt ne craint donc plus que la confluence des courants spirituels distincts, le passage continu d’un état unilatéral à un autre, l’accumulation des strates diverses, finissent par rendre illisible la palimpseste de l’humanité, individuelle ou universelle. L’unité organique à la source de l’individualité comme l’universalité sympathique du tout du monde humain garantissent le succès.

 

Mieux, loin de se fondre dans la masse, l’individu doit se détacher – comme la poésie sentimentale de la nature – de son contexte historique, affirmer sa propre valeur et sa propre destination, y compris au sens religieux du terme. Il y est poussé par un sentiment, de l'ordre d'une dissonance, qui lui interdit d'adhérer totalement à son activité. Il sert l'Etat, et de la façon la plus efficace possible, mais il ne peut se considérer, malgré des passions comme l'honneur ou le patriotisme, comme un simple rouage de cette machine. Cette dissonance est cependant la contrepartie d'un sentiment d'appartenance à une communauté plus vaste que la Nation. L’intériorité est le temple de l’Absolu, est l’absolu lui-même, ou son pressentiment. Selon la leçon stoïcienne, c'est en maintenant une distance entre notre intériorité et notre rôle social, en refusant d'adhérer totalement à ce dernier, que nous affirmerons notre appartenance à la Cité universelle. Sous l'influence du thème schillerien de la poésie sentimentale, Humboldt rapprochera cette dissidence de la poésie.

Ce pathos de la distance, comme dirait Nietzsche, est inséparable du caractère de Humboldt, tel qu'il se voit ou a pu être vu par d'autres. Dans un fragment autobiographique (1816), Humboldt, après s'être plaint de son inaptitude à écrire, entendons surtout à produire des œuvres qui constituent des touts finis et définis, l'explique par sa répugnance à séparer un objet particulier de la Totalité de ce qui existe. À aucun moment, remarquons-le pourtant, ne se fait jour la peur d'être submergé en tant que sujet par le Réel, de s'y dissoudre. Et même, Humboldt ne doute absolument pas de la force et de la singularité de son caractère. Il se décrit comme un stoïcien né, aspect encore renforcé par les épreuves de son enfance et de sa jeunesse, par ses lectures aussi. Il sait à la perfection maintenir son détachement jusque dans l'action. Il se définit fondamentalement comme un spectateur, un déchiffreur du monde. Sa volonté sait cependant être inflexible s'il le faut, non par nature mais par libre arbitre, par autodétermination. Il agit par devoir, mais n'est pas touché par les vicissitudes inséparables de l'action, en particulier l'action politique.

Un témoignage plus ancien confirme ce portrait moral. En avril 1791, Humboldt avait presque 24 ans. Friedrich Gentz, le futur auteur d'une traduction allemande des Réflexions sur la Révolution française de Burke, est un ami intime du jeune Humboldt. Il écrit dans une lettre que le destin est indifférent à Humboldt. Il est capable de s'élever au-dessus de tout événement. Selon lui, le but de la vie consiste à élever à son plus haut degré l'énergie vitale, tant chez soi que chez les autres. On ne peut être sûr que Humboldt ait des humeurs, car les maîtriser est pour lui un jeu d'enfant.

En 1825, Humboldt croira trouver dans la philosophie indienne un Idéal comparable. Dans la Bhagavad-Gîtâ, c'est-à-dire l'Entretien avec Krešna, ce dernier, un des avatars de Višnou, conseille au héros Ardjuna d'agir, de livrer bataille, mais sans accorder de valeur au succès de l'action. Voilà qui revient à nier l'action, au cœur pourtant de l'action. Sans cesser de participer à la réalité extérieure, le Moi peut donc s'en séparer intimement.

La contradiction apparente est elle-même très stoïcienne. L'affirmation de la liberté intérieure va de pair avec la reconnaissance de l'intégration de l'individu à un ordre organique qui l'englobe; selon Humboldt généralement moins la Providence qu'une figure historique déterminée, possédant un caractère spirituel propre, une mentalité dirions-nous sans doute, comme la Nation ou même une époque (voir par exemple Le dix-huitième siècle, daté de 1796). Comment participer de cet universel concret sans pourtant négliger l’exigence d’une culture à la fois plus vaste et plus propre à l’individu ?

Selon une métaphore de Humboldt lui-même, toujours dans le chapitre 8 de l'Introduction à l'œuvre sur le Kavi, l'histoire mondiale est un tissu dont la chaîne est collective et la trame individuelle. Si l'existence individuelle est bien condition du développement de l'humanité, elle est plus profondément encore un écart par rapport au donné et à l'histoire. L'existence individuelle doit donc se partager entre la culture et l'action. L'homme agit poussé par ses élans spontanés. L'amour le pousse à fonder une famille et à faire des enfants, le désir de gloire ou l'espérance de voir son entreprise reprise par les générations suivantes le persuadent de jouer un rôle politique ou culturel. Il sort ainsi de son existence finie et devient un maillon du destin commun, dont la mort le séparera pourtant. En contrepartie, l'action le pousse à développer ses propres dispositions, à se cultiver. Mais cette réaction se double d'une deuxième : le commerce avec le monde renforce l'intériorité du sujet, la dissidence sentimentale d'avec la machine politique et sociale. L'individu est en quelque sorte une note, ou une mélodie, qui fait écho à celle du monde, mais par là même révèle sa singularité irréductible, sa nuance, son coloris. Ajoutons que cette opposition, curieusement, ne dit rien de la recherche anthropologique elle-même, qui n'est ni culte de l'intériorité ni action à proprement parler.

 

Ce qu’il y a finalement de plus notable, c’est que Humboldt ne propose pas une philosophie de l’histoire où le négatif soit au centre, qu’il soit déploré ou justifié. Humboldt hésite à sacrifier l’individu ou la génération à quelque nécessité qui les dépasse, ce que, selon le reproche de Herder, Kant faisait dans une certaine mesure dans son Idée d’une Histoire universelle. Cela le conduit à renouer avec la perspective de l'immortalité individuelle. Il ne s’agit donc pas tant de faire de l’individu la condition de l’accomplissement de l’histoire que de penser comment l’individu s’accomplit au sein de l’accomplissement du peuple, ou de la langue.

 

Penser l’histoire comme enchevêtrement inextricable de forces issues de l’Absolu, c’était voir en l’individu l’espoir de l’affirmation d’un ordre organique, mais aussi faire le pari du désordre, du choc des forces et de la contradiction interne de la passion (Considérations sur les causes motrices dans l’histoire mondiale). La vie était en soi heurt de figures qui suivent leur propre poussée interne. Il n’y avait là aucune négativité, aucun mal radical, mais pure positivité, comme chez Spinoza. C’était en ce sens que L’Essai sur les limites de l’Etat allait jusqu’à regretter la raréfaction de la guerre, cette expression de la vitalité des nations et des individus ! Par la suite, sans se rendre tout à fait à la philosophie du progrès, Humboldt a reconnu, en particulier dans la langue, que le sens n’est pas obéré par la superposition des phases successives, que l’ordre organique est toujours suffisamment fort pour s’assimiler les héritages et les influences, qu’il n’est pas soumis à une loi de fragmentation qui le cantonnerait dans l’espace au développement le plus local, voire à l’individu, et dans le temps à l’action fugitive de ce dernier, ou à une loi pendulaire d’alternance de phases opposées. En un mot, le réel n’est pas une image de l’absolu si fragmentée, si menacée par la ruine ou la décadence, ni l’existence humaine le fruit d’une poussée aussi aveugle qu’il l’avait cru.

 

L’individu est à la fois l’expression de son appartenance à une nation ou à une époque et une liberté qu’aucune règle ne détermine. Il y a là moins dualisme kantien de l’homme empirique et du caractère intelligible que reconnaissance d’un statut comparable à toutes les individualités, collectives ou individuelles.

 

Mort et espérance

L’activité de l’individu est toujours interrompue par la mort. Faut-il en conclure qu’il n’existe que pour assurer la série des générations, qu’il n’est qu’un moyen ? Non. L’individu ne dispose peut-être que d’un champ relativement étroit pour développer sa singularité, il est extérieurement limité par les conditions sociales et politiques, intérieurement par l’esprit national. Mais l’important est moins de bouleverser le monde que d’éveiller dans l’âme d’autrui une résonance inoubliable, de révéler certaines possibilités insoupçonnées de la langue ou de l’esprit communs ; d’explorer aussi l’infinité des formes anthropologiques, afin de s’en nourrir intérieurement, non pour édifier quelque Etat universel.

L’individu peut dissocier sa destination de celle de l’espèce ou de la nation parce qu’il a le pressentiment, de nature religieuse, qu’il n’est pas qu’un maillon d’une chaîne.

Finalement, la mort manifeste, non pas que l’individu n’est qu’un moment insignifiant d’un procès qui le dépasse, mais au contraire qu’il a une destination qui n’est pas qu’historique. Etre emporté de manière inattendue en plein milieu de l’activité la plus importante, c’est manifester sa divergence d’avec le destin commun ; c’est peut-être aussi faire retour à l’humanité totale. La perspective de la mort nous signifie que nous ne pouvons pas nous identifier au destin commun, que nous avons une tâche propre, liée à notre propre irréductibilité : la culture de soi [Selbstbildung]. Se cultiver, c’est en d’autres termes apprendre à mourir, au sens où selon le postulat kantien le progrès moral, assimilée à la totalisation de soi, se continue après la mort. Ce choix n’est pourtant pas fermeture sur soi. Il est encore l’expression d’une appartenance, mais qui dépasse le siècle ou la nation : l’appartenance à l’Humanité. L’Humanité se voit ainsi conférée une valeur religieuse : elle confine à l’Absolu par un saut par dessus l’histoire ; elle est de l’ordre du pressentiment et de la conviction intérieure. Bien que l’individu doive son élan spirituel à l’histoire et à la vie, il est appelé à affirmer son propre, sa divergence spirituelle, cela indéfiniment. Pourtant la divergence n’interdit pas le concert des âmes. Non seulement l’éternité est promesse d’un perfectionnement à l’infini, mais les liens entre les âmes y trouveront leur véritable signification.

Malgré certains accents kantiens, il y a là davantage que Règne des fins et soumission à une même loi rationnelle. Les individus sont en effet l’expression d’un même principe et retrouveront cette identité sur un plan irréductible à celui de la seule raison. Mais cette identité ne sera pas pour autant fusion, négation de la particularité, pas plus que la langue ne nie la libre invention du locuteur. Simplement, chaque particularité jouira de toutes les autres. Humboldt ne saurait affirmer comme Augustin que c’est l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi qui a fait la cité céleste ! Nous sommes loin également de quelque représentation hiérarchisée d’une Eglise, transposition spirituelle des institutions temporelles.

Humboldt est en fait au plus proche de l’intuition alors politique de L’Essai sur les limites de l’Etat.

Dans ses Considérations sur l’histoire mondiale, il se représentait « la force de l’humanité » comme une réalité substantielle, la conscience individuelle et séparée comme transitoire. La proximité avec l’Hindouisme était donc extrême. Ici, il s’agit de lever cette hypothèque, de montrer qu’il n’y a pas contradiction entre la tension vers l’Absolu et l’affirmation de soi. En tout cas, la figure de Dieu est remarquablement absente. Réciproquement, l’autonomie de l’individu n’est pas celle d’une créature, d’une substance, mais d’un Soi limité, expression d’un acte infini. Il ne s’agit pas de saisir l’Absolu comme l'absolument autre, il ne se donne que dans le phénomène anthropologique. Pourtant, Humboldt ne renonce pas à prolonger l’aspiration à l’humanité totale jusque dans le pressentiment d’un destin post mortem. La perspective de la mort ne nous incite pas seulement à reconnaître et à cultiver notre propre, elle est ouverture à ce qui dépasse le temps et en rend même raison. « Où et comment, dans quelle région inconnue, demande Humboldt, cette dissidence des individus s’accorde-t-elle et se rejoint-elle avec l’espèce dans son développement continu ? » (Introduction à l’œuvre sur le kavi, traduction Caussat, p. 169).

Tant que le progrès était pensé comme unilinéaire et normatif, la difficulté se réduisait à poser dans le suprasensible une forme de temporalité, ce que semble admettre Kant sans le problématiser. Dans la perspective de l’Eigentümlichkeit, de la singularité, il faudrait pouvoir se représenter une union mystique de l’humanité et de l’individu singulier. Mais la langue, même si Humboldt ne le dit pas et se contente d’un rapprochement suggestif, est précisément d’ores et déjà ce miracle. Réalité impondérable, elle permet aux locuteurs de communiquer, de se comprendre, c’est-à-dire qu’elle opère une véritable conjonction tout en affirmant sa nature propre, par exemple dans sa régularité grammaticale.

 

Il ne s’agit d’ailleurs pas, moins en tout cas que dans les Considérations sur l’histoire mondiale, de nier l’histoire au nom de cette perspective post mortem. Il y a simplement là la promesse (moins un postulat ou une révélation qu’un pressentiment) de voir notre effort vers la totalité et le développement de soi se continuer, ne pas être réduit par la mort à l’absurde. Le temps n’est pas négation absolue de ce qui a été, mais développement de ce qui n’était d’abord qu’en soi. Pourtant, l’œuvre ébauchée dans le temps ne peut s’achever qu’au-delà de lui, par une sorte de conversion à l’absolu qui ne serait pas en même temps négation de toute différence. La langue nous donne les moyens de nous représenter cela comme possible, elle est le schème, ou du moins le symbole, de l’éternité, une sorte de seconde hypostase plotinienne, mais plongée encore dans le temps, celui de la communication et du flux verbal.

 

 

 

En présentant cette perspective de façon hypothétique et interrogative, Humboldt escomptait peut-être concilier le criticisme et les besoins du cœur, sans tomber pour autant dans l'exaltation d'un Jacobi, qu'il avait rencontré en 1788. Son inspiration est au fond assez peu kantienne, en fait, critique en tout cas, puisqu’il voit dans l’obscurité même de la perspective ainsi évoquée la marque de sa profondeur. On pensera plutôt à la tentative post-babélienne pour retrouver dans la langue le divin et l’unité originelle de l’homme. Il est vrai que la notion de péché et de chute demeure à peu près totalement étrangère à Humboldt, justement parce que les langues que nous parlons sont marquées du sceau, sinon du divin, du moins de la spiritualité. L’instinct linguistique, qui se développe en un monde sinon solide du moins sonore et symbolique, permet de réconcilier le phénomène et le suprasensible, au même titre que le fait rationnel du devoir chez Kant.

 

Ce qui est obscur n’est pas néant ; cela est obscur en raison de sa plénitude. Selon la leçon johannique, en son cœur l’obscurité est lumière. La nuit, écrit Humboldt, laisse passer des lueurs diffuses, des sentiments confus et sacrés qui sont la promesse d’autres réalités que celles dont nous avons l’habitude, qui demeurent même après l’évanouissement de tout le connaissable. N’est-ce pas rompre avec l’idéal de l’affirmation, au nom de l’intuition de l’unité et de l’aspiration à l’indétermination primitive ? Mais cette obscurité stimule la formation intérieure de l’individu, son effort vers une clarté qui ne soit pas sécheresse, abstraction, qui tende à ne sacrifier aucune harmonique. Une étincelle d’Absolu parvient jusqu’à nous, dans la forme d’un sentiment. C’est là admettre une certaine intuition du suprasensible. Une intuition n’est pas un postulat ni une simple croyance, sa clarté ou son obscurité ne changent rien à l’affaire. D’ailleurs, Humboldt ne se contente pas d’admettre qu’il y a présence informe du sacré, mais développe cette intuition, y voit même la solution des apories du monde sensible, en particulier de l’aporie morale de l’appartenance et de la singularité individuelle. Humboldt ne propose pas de mettre entre parenthèses ce sens du sacré pour mieux l’analyser, car il est au fondement de sa propre anthropologie philosophique. Celle-ci se fonde dans la communauté du savant et de son objet. L’impulsion du savant vers la totalité du phénomène humain est déjà une preuve et une expression du dynamisme de l’Absolu. Ce qui est problématique pour Humboldt, ce n’est pas ce dynamisme lui-même, c’est la possibilité de la réalisation de son projet contradictoire : se totaliser dans une infinité d’individualités sans jamais les nier. La comparaison avec la nuit paraîtra peut-être bien risquée. Si, la nuit, tout change de sens, le sens que nous donnons à ces lueurs ne modifie nullement la nature purement sensible des objets plongés dans les ténèbres. Mais Humboldt veut dire que la nuit fait abstraction du sensible immédiat, ne conserve que la part lumineuse, presque numineuse du réel : celle qui provient de l’esprit, et en laquelle nous nous reconnaissons.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, traduction et introduction de Pierre Caussat, Seuil, 1974.

 

La Tâche de l’historien. Précédée par les Considérations sur l’histoire mondiale et les Considérations sur les causes motrices dans l’histoire mondiale, traduction et notes d’Annette Disselkamp et André Laks, Presses Universitaires de Lille, 1985.

 

 

 

 

Louis Dumont, L'Idéologie allemande; France-Allemagne et retour, Gallimard, 1991.

Michel Hulin, Hegel et l'Orient. Suivi de la traduction annotée d'un essai de Hegel sur la Bhagavad-Gîtâ, Vrin, 1979.

Robert Leroux, Guillaume de Humboldt. La Formation de sa pensée jusqu’en 1794, Les Belles Lettres, 1932.

 

Jean Quillien, L’Anthropologie philosophique de G. de Humboldt, Presses Universitaires de Lille, 1991.

Jürgen Trabant, Humboldt ou le sens du langage, Pierre Mardaga, 1992.

 

 

 

 

Voir aussi le premier tome de ma thèse de 1997, L’Interprétation métaphysique et anthropologique du langage dans l’œuvre de Wilhelm von Humboldt, reproduite aux Presses Universitaires du Septentrion.

 

 

 

 

 

1Le kawi est une ancienne langue de Java, langue de culture et de cour. Elle intéresse Humboldt dans une double perspective. D'abord, le kawi est le produit d'une symbiose aussi poussée que possible de deux familles de langues distinctes, à savoir l'indo-européen, de par le vocabulaire exclusivement sanscrit, et les langues malaises, du fait de la structure grammaticale. Ensuite, la linguistique de Humboldt est hantée par le concept de forme de la langue, concept auquel Humboldt ne donnera jamais de contours très définis, et qui joue chez lui un rôle surtout régulateur. La forme est inséparable de l'individualité profonde de la langue, aussi ouverte soit-elle aux influences. C'est une notion qui renvoie à la formation des mots et des phrases, elle est plus génétique que descriptive. Or, on ne trouve en kawi aucune flexion des mots, ni déclinaisons ni conjugaisons. La forme, assimilée ici à la structure grammaticale, est donc préservée. Il n'y a donc pas fusion de deux organismes, mais simple accueil d'une matière (le vocabulaire) au sein d'une forme demeurée intacte.

 

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