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écrits du sous-sol 地階から
16 mars 2024

Des mathématiques. Une synthèse

Quand je perçois "trois pommes", le nombre 3 est aussi réel que la pomme. En effet deux pommes, ce ne sont pas encore trois pommes! Kant en avait fait la remarque, à propos de l'essence et de l'existence. Cependant trois n'existe pas tout à fait comme existe la pomme et en tout cas le concept de 3, le nombre, ne se pense pas comme se pense une pomme, son concept empirique. C'est encore plus vrai pour le nombre zéro ou le nombre aleph, qui ne sont pas donnés, eux, dans l'expérience directe.

La pomme est une réalité individuelle, 3 est parfaitement identique à 3, peu importe qu'il s'agisse de pommes ou de poires. Et certes pour compter 10 pommes, je fais abstraction de leur individualité, par une sorte de contagion de l'abstraction. Il n'en reste pas moins que 10 est constructible, pas la pomme en général.

L'objet construit, le nombre 3, ne se confond donc pas avec le geste qui l'a constitué ici et maintenant. Chaque geste correspond à un acte, ajouter, qui est quant à lui parfaitement identique,  idéal, comme le mot "pomme" ne se confond pas avec son instanciation comme token, jeton concret. Maintenant, la pomme concrète tend à son tour à n'être qu'un signe du nombre 1, car j'oublie pour ainsi dire ce que je compte quand je deviens arithméticien. Un point sur le papier fixerait tout autant mes idées. Je puis même poser une lettre, x, et dire que cela désigne une quantité encore non construite, mais éventuellement constructible, via opérations, ou peut-être constructible, ce que je dois chercher via un raisonnement, peut-on ou non construire x, si x au carré me donne 2? 

C'est que les mathématiques sont tout autant un rejeton de l'écriture. Je puis écrire x=8-9, et ensuite chercher à quelles expériences ou activités pourrait correspondre ce nouveau nombre.

Les mathématiques ont donc au moins deux racines, l'expérience et l'écriture. Mais il faudra en ajouter une troisième, à savoir le raisonnement, et la logique, liée au langage, et qui préside en particulier à la démonstration. N'oublions pas la construction, qui s'appuie sur une ou plusieurs règles. Tout n a un successeur, n+1.

Une idéalité mathématique, comme dit Desanti pour réconcilier constructivistes et platoniciens, Cavaillès et Lautman, ne se réduit pas à sa construction, elle a en ce sens une densité qui évoque celle d'un objet physique. Ainsi, quand j'ai défini 2 comme étant la somme de 1 et 1, je me rends compte que 2 est tout autant la racine de quatre, ou encore le carré de la diagonale d'un carré dont le côté est égal à l'unité. De plus, les démonstrations mathématiques se réduisent certes à une axiomatique, à des règles préétablies, mais sans même évoquer encore Gödel cela ne correspond guère à la forme interne (concept humboldtien en linguistique) des objets et théories mathématiques, cette pensée qui intègre parfois beaucoup d'hétérogènéité, réduite ensuite. Les nombres transifinis sont le fruit de la théorie des ensembles, mais tout autant une généralisation et dilatation de la notion intuitive d'infini, par exemple de la notion de limite mathématique: il n'y a pas de plus grand nombre, et pourtant c'est comme une approximation du plus grand nombre naturel, à savoir le nombre de nombres naturels, qui n'est plus un nombre naturel certes. Et l'on reproduira ce raisonnement, cette dilation, pour engendrer les nombres transifinis plus grands qu'aleph-0.

Le raisonnement mathématique est comme l'exploration d'une réalité donnée, qui le dépasse. Réciproquement, il ne se confond pas avec cette réalité, cette idéalité, il suppose lui-même une pensée, ou comme on dit une idée, et bien sûr l'on peut retrouver la même idéalité par une autre voie. On peut  nier, comme Wittgenstein, que c'est la même idéalité, mais c'est ruiner le jeu mathématique lui-même.

Qu'est-ce qu'un raisonnement mathématique? Il s'oppose à un raisonnement trivial, tautologique. C'est possible parce que le raisonnement mathématique combine une pluralité, parfois très hétérogène à lire Imre Lakatos.

Un raisonnement non trivial suppose un pas théorique, c'est-à-dire l'introduction de considérations, de constructions par exemple, qui ne sont pas données dans l'énoncé du problème. C'est comme choisir la bonne direction quand on se promène dans une forêt.

Donnons l'exemple d'une des interprétations du pont aux ânes. Si je veux prouver le théorème de pythagore, je puis construire un carré en accolant quatre triangles, j'ai l'hypoténuse au centre du carré, et la somme des deux autres côtés en guise de côté du carré introduit pour les besoins de la cause. Au centre apparaît le carré de l'hypoténuse, je n'ai plus qu'à supprimer les triangles superfétatoires désormais qui constituaient les bords du grand carré.  Le pas théorique consiste à forger de manière en apparence arbitraire ces quatre triangles qui se voient accolés dans le grand carré.

Gonseth, adversaire du formalisme comme du logicisme, remarquait dans les Entretiens de Zurich que le théorème de Pythagore avait été découvert à une époque où l'on n'avait aucune idée des axiomes. Ce n'est que plus tard qu'on l'a fait rentrer dans un cadre axiomatique. La déduction à laquelle il a donné lieu à l'origine n'avait absolument pas le caractère d'une déduction purement logique.

De mon point de vue, il est notable que cette démonstration suppose pour ainsi dire un supplément d'objet, ou de contenu, à savoir ces quatre triangles qui disparaissent en cours de démonstration. C'est d'une certaine manière une médiation entre le formalisme et l'objectivisme, il y a des objets, mais qui s'évanouissent en cours de route, révèlent leur caractère de simple jeu, ou plutôt d'artifice de démonstration, un peu comme en calcul mental l'on se permet d'ajouter des unités, que l'on retranche ensuite pour les besoins de la cause.   

27-8=28-8-1=20-1=19

Dans l'expérience non mathématique, il nous arrive aussi de compléter si nécessaire la réalité perçue. Je fais le lien avec la notion de possibilité, d'impossibilité (le conditionnel), et bien sûr de futur. S'il y avait x, alors y... 

Cet exemple montre qu'il n'y a là aucune incompatibilité avec la logique.Il est en tout cas tout à fait classique que ces êtres superfétatoires disparaissent au cours de la démonstration par une astuce quelconque. On pensera en particulier aux epsilons et au calcul des dérivés de fonctions.

Comment les mathématiques peuvent-elles rendre raison du monde physique?

On rappellera le caractère répétitif du monde naturel, ce qui rend possible par exemple la quantification. Et certes, de la répétition naît l'inédit, le nombre premier 7 est constitué comme un nombre moins intéressant d'une somme d'unités.

De plus, les mathématiques sont un réservoir inépuisable de modèles rigoureux et rationnels, mais divers, hétérogènes, tandis que la logique est un réservoir inépuisable de raisonnements, parfois étonnants si on intègre à la logique des formes de raisonnements comme le raisonnement a fortiori, ou bien d'autres que la logique classique considérait comme non-logiques, non-formels, trop empiriques ou intuitifs, voire simplement analogiques (poétiques). Bref, ne faut-il pas intégrer dans le logico-mathématique des formes qui ne sont pas certaines, apodictiques, mais probables? Ainsi, l'on se rapprochera de la logique de la découverte, voire de l'erreur. Dehaene parlerait alors de l'intelligence artificielle et de ses axes de progression...

Ou bien le monde physique est en somme mathématique, comme trois pommes, ou bien les mathématiques sont pour ainsi dire une approximation du monde physique. Les deux sont tout aussi vrais, et complémentaires.

Dans l'intégration les quantités évanouissantes disparaissent, les epsilon, ou dx. Elles constituent le nerf du pas théorique. Cependant, elles ne sont pas qu'un ajout, un presque rien, puisqu'elles font signe à leur façon vers la conception quantique de l'univers, à savoir qu'il n'y a pas vraiment une infinité entre 0 et 1, mais seulement un très grand nombre fini. Et certes le calcul intégral s'appuie, de manière contradictoire, sur l'idée de divisibilité à l'infini, et donc sur une conception infinitiste incompatible avec la physique quantique. Ce n'est pas le mathématique qui est une approximation du physique, c'est l'inverse, ou plutôt le mathématique est une transfiguration du physique, soumis à un crible qui n'est pas de ce monde, car il enveloppe l'infini.

Doit-on comme Galilée, et comme Lautman, considérer que la réalité est en soi mathématique, et que la logique ne fait que mettre en ordre nos jugements, de manière artificielle? Dans le langage de Humboldt, la logique serait forme externe, le mathématique forme interne. Ainsi l'idéalité mathématique serait... mathématique, quand la logique ne serait que syntaxe du discours mathématique, distinct du réel mathématique.

Ce n'est pas si simple: ainsi telle proposition de Gödel est vraie, mais n'est pas démontrable syntaxiquement par les principes posés en axiomes. Il faut d'ailleurs pour démontre cela même, cette indémontrabilité, avoir recours à une mathématique des mathématiques, à une métamathématique, qui met les formules mathématiques, devenues objets à leur tour,  en équation, dans un métalangage!

On est ici bien loin d'une distinction simpliste entre la forme syntaxique logique du raisonnement et le contenu mathématique! Entre le raisonnement et les opérations portant directement sur les nombres, ou la figure géométrique - ou mieux encore entre le langage et ce de quoi parle ce langage - l'on introduit une infinité de langages, de métalangages de différents niveaux, chacun parlant du langage précédent, sauf le tout premier. Mais par là même on introduit une infinité d'objets nouveaux, à savoir les structures de chaque langage n-1: ce qu'avait perçu Frege.

Jean-Yves Girard remarque d'ailleurs que si Gödel a fait s’ écrouler le rêve formaliste de Hilbert, cependant d'un point de vue strictement technique, le théorème de Gödel ne sert pas à grand-chose:  " quelques améliorations techniques intéressantes, et une utilisation assez courante: si je sais qu’ un énoncé B à prouver implique la consistance de T, alors je cherche des axiomes qui ne soient pas dans T." 

La théorie des ensembles, l'étude des structures algébriques comme un corps, oblige certes à identifier dans une grande mesure la structure logique et la structure de l'idéalité mathématique. On peut cependant faire la distinction entre une orientation sémantique de la logique elle-même et une orientation syntaxique. Je ne parlerai ici que de l'orientation sémantique, qui nous rapproche des mathématiques.

La logique de Kripke,est de nature sémantique, elle suppose l'introduction de mondes possibles aux contenus divers, la logique formelle demeurant au fond inchangée dans sa syntaxe malgré l'introduction d'énoncés de nature probabilitaire et de relations entre ces mondes possibles, disons des relations de dérivations (d'accessibilité, réflexives, transitives, mais non symétriques). Cette solution a l'avantage d'assumer les paradoxes gödeliens, mais pour les dépasser en recourant à la sémantique, selon la pente indiquée par Gödel, à savoir une certaine insuffisance de la syntaxe.

Chaque monde possible W se définit par un ensemble d'énoncés. Dans chacun de ces mondes W, il y a, indépendamment de la syntaxe logique universelle, une sémantique, à savoir d'abord que certains de ces énoncés sont posés comme vrais, de valeur 1 et certains autres comme faux, de valeur 0. Par là même, tout énoncé irréductible à ces axiomes, indécidable, à une valeur distincte de la vérité et de la fausseté, comprise par conséquent entre 0 et 1, strictement supérieure à 0 et strictement inférieure à 1. Mais un autre monde possible W', défini à partir de W, contiendra certes ces mêmes axiomes, mais il donnera une valeur définie, 0 ou 1, au contenu encore indéfini dans W. On peut penser à l'avenir, qui actualise ou non certaines possibilités du présent (la guerre de Troie aura-t-elle lieu? Eh bien oui, elle a eu lieu).

On le voit, dans un monde possible W, du fait de l'existence d'une sémantique et aussi de l'introduction de valeurs probabilitaires, des propositions rejetées en logique classique parce qu'elles ne sont pas prouvées (sans être pour autant démontrées fausses), peuvent devenir vraies, ou bien fausses, ou bien se voir conférer une valeur de probabilité, à partir de laquelle on peut construire un monde possible w' dérivé du précédent. 

La logique, indifférente en tant que telle au caractère scientifique, ou au contraire doxique, d'un monde possible ne l'est cependant pas à sa structure. Et certes, la logique ne me dit pas comment je puis modifier ces croyances incohérentes. Et certes, un monde physiquement faux peut être tout à fait cohérent. On peut croire ce que l'on veut, construire le monde possible que l'on veut, pour autant qu'on respecte les règles de la logique. Mais bien sûr la syntaxe est profondément changée, même si elle demeure formellement à peu près la même, du simple fait de l'introduction, à côté du vrai et du faux, du vrai dans un monde donné et même de la probabilité dans un monde donné.

La proposition indécidable, qui sort des clous de l'axiomatique mais peut pourtant être exprimée par l'écriture mathématique, cesse de l'être (indécidable) dans un autre univers mathématique, où on aura accordé une certaine probabilité aux séries numériques (par exemple les décimale du nombre pi), certes de manière arbitraire. Réciproquement, il y a un lien étroit entre l'indécidabilité de Gödel et l'ignorance par la théorie et ses axiomes du degré d'aléatoire des séries numériques.

Ainsi tout formalisme mathématique (et toute syntaxe a fortiori) est gravement aveugle au hasard, comme l'a remarqué Chaitin, mais peut être complété, certes arbitrairement. Au passage, l'on voit ici que le désordre entropique (le degré aléatoire croissant d'un système physique clos) n'est pas subjectif. Plus une série est aléatoire, plus le programme pour l'exprimer sera long, plus il me faudra, en d'autres termes, d'informations pour la reproduire. On parle de complexité de Kolmogorov (les programmes informatiques sont de nos jours intégrés dans la théorie mathématique, confirmant en somme les intuitions de Lakatos). L'entropie s'oppose par conséquent (en tant que désordre assimilé au hasard) au formalisme en général. Il est pourtant possible, comme le montre après tout l'histoire de la physique, et des mathématiques, de rapprocher les calculs, toujours formels bien sûr par définition mais pas pour autant dénués d'engagement ontologique, du réel. On retrouve d'une certaine manière - inversée ou bien non, mais c'est un autre problème - la question de l'existence.

Pourquoi y a-t-il quelque chose, et pas seulement les lois vides de la raison, ou du calcul? Ici, la raison achoppe, ou semble achopper, sur le néant, en tout cas l'entropie, qui est une perte d'ordre, le désordre, ce qui est à peine un être au sens classique. Toujours est-il que nous avons appris à domestiquer en quelque sorte le désordre, en ce sens que nous savons l'introduire dans nos calculs. Nous sommes capables de penser très précisément le désordre, il n'est pas seulement une limite infranchissable pour la "raison", comme on dit.

"Nous", pas moi bien sûr, mais des mathématiciens comme Laurent Bienvenu, que je me permets de saluer ici. 

 

 

 

    

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  • Confiné dans mon sous-sol depuis mai 2014, j'ai une pensée pour tous les novices du confinement! Mais comme j'ai dit souvent, tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre...
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