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écrits du sous-sol 地階から
15 décembre 2018

Dostoievski: le vol et le don

Chez Dostoievski du moins, il n'est pas pire injure que de proposer de l'argent, même beaucoup, surtout beaucoup, en échange d'une blessure d'amour-propre. Quand bien même ce don n'exprimerait aucun mépris, mais le désir le plus angélique de réparer les fautes d'un autre, par exemple celles de Dimitri, c'est comme si cet argent brûlait les doigts de celui qui le reçoit, et la logique romanesque voudrait que cet argent atterrisse dans le feu. Heureusement, la psychologie prend le dessus sur le roman, et Aliocha prédit que le Capitaine, heureux de son coup d'éclat, se laissera convaincre qu'il est un homme fier, reconnu comme tel, et il daignera accepter ce vil argent, qui sauvera la vie de sa petite famille! 

Cela n'enlève rien au caractère dramatique de la scène, tellement frappante et réussie: à peine Snéguirev, le Capitaine, humilié par Dimitri, a-t-il expliqué à son fils qu'il n'y a pas de pouvoir plus haut que la richesse, que le voici qui piétine avec fureur les billets de banque offerts par Katia et Aliocha. C'est que pardonner réellement, accepter du moins qu'on lui rachète sa colère, alors qu'il n'a nullement l'intention de se venger réellement, lui coûte infiniment plus que ces roubles, que cette fortune, qui lui permettrait pourtant et de soigner ses enfants et son épouse adorée, et de s'installer dans une ville véritable, quand la ville qu'il habite est affreuse, avec son égoût puant (autre figure de la puanteur et de l'excrément) en guise de rivière! Pardonner, peut-être, mais ne pas être contraint de pardonner pour de l'argent, matérialisation du mépris sous forme de papier...

L'on préfère donc au bonheur, en tout cas au confort, la haine inassouvie, le sentiment aigu de l'injustice qu'on subit, et qui nous consume de l'intérieur et nous tue. Et même si personne ne nous mépriserait pour ces 200 roubles, qui évoquent de loin les 13 deniers de Judas, on se mépriserait du moins, si bien que le bonheur serait un tourment. Peu importe que l'on se venge ou non, on ne saurait pardonner! On veut garder dans son coeur cette haine, ne pas pardonner. Et au fond, il serait méprisable ici d'accepter à prix d'argent de se rasséréner! Cette tranquillité d'âme serait corruption!

Ivan le théorisera: on ne doit ni se venger ni pardonner, mais se déchirer. Et certes Ivan ne pense pas seulement au mal qu'on subit, mais aussi à l'intellectuel témoin de ce mal. 

En tout cas, quelles que soient les excellentes raisons et d'accepter cet argent et d'oublier sa colère, on ne le peut point. Peut-être qu'on aurait oublié, mais il faudrait pour cela pouvoir prendre cet argent. Il brûle les mains, c'est impossible! Le Capitaine veut d'abord accepter l'argent, et découvre seulement ensuite que cela lui est intolérable, moralement impossible. Pourtant c'est en somme une fripouille sans honneur, un militaire déclassé!

Il en irait autrement si nous avions dérobé cet argent, tout son argent, à défaut de sa vie, au riche qui nous a humilié. Le frère ennemi, écumant de haine, de ressentiment, ne se réconciliera pas parce qu'on l'aura soudoyé, mais trouvera un certain réconfort s'il arrive à dépouiller son rival, à défaut de l'exterminer.

Dans un cas comme celui-ci, et du point de vue de l'honneur, le vol est plus moral que le don. Recevoir est inacceptable pour l'homme révolté qu'est à sa façon Snéguirev. Voler, à défaut de tuer, est presque louable.

Comme toujours chez Dostoievski, cet épisode a le lien le plus étroit avec la révolte parricide. La querelle de Dimitri et de son père a pour origine une obscure histoire d'héritage, et donc d'argent. La rivalité amoureuse ne vient qu'ensuite. Mais cet argent se confond visiblement avec la personne, et donc la vie, de son père. L'assassiner pour le voler, c'est prendre sa place.

La différence, c'est qu'ici Fiodor Pavlovitch aurait dû donner, au lieu de truander son fils, aurait dû savoir aimer. Il est assassiné parce qu'il n'a pas su donner. A l'inverse le capitaine ne peut accepter l'argent de Dimitri, ni de son frère, car ce serait renoncer à le tuer, quand bien même il n'est pas question du tout d'accepter de se battre avec lui, de le tuer pour de bon... Sauf si l'occasion se présentait par extraordinaire romanesque! 

Seul le père aurait pu racheter cette dette d'amour et d'amour-propre. Dimitri est quant à lui le reflet inversé de son père: il n'a pas le pouvoir de racheter par de l'argent la blessure d'amour, d'amour-propre, qu'il a infligée tant à sa fiancée qu'au Capitaine. Aliocha le peut, mais à grande peine.

Il est d'ailleurs remarquable que la fiancée de Dimitri ne sait justement pas distinguer entre l'amour et l'amour-propre. Quant à Ivan, il n'est qu'orgueil, et révolte. Il est pensée qui flotte, ou croit flotter, loin de la réalité triviale, mais tout aussi loin de l'amour (Katia le rejette d'ailleurs).

  

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  • Confiné dans mon sous-sol depuis mai 2014, j'ai une pensée pour tous les novices du confinement! Mais comme j'ai dit souvent, tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre...
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