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écrits du sous-sol 地階から
19 février 2020

Gilets jaunes et philosophie politique (II)

De l'émergence du peuple et de l'individualisme

L'hostilité à l'entendement critique, que l'on trouve par exemple chez Auguste Comte, mais aussi chez le danois Grundtvig, est en somme un topos, un lieu commun, de la pensée réactionnaire, anti-Lumières.

L'entendement critique ne serait qu'égoïsme déguisé, que l'on opposera à la cohérence sociale, ou religieuse, ou völkisch. Ce même égoïsme qui permettait au philosophe caricaturé par Rousseau de se rendormir tranquille tandis qu'on égorgeait quelqu'un dans la rue. A cela s'oppose l'esprit de corps, la dimension organique, vitale, de la société, du corps social. La tradition, en somme, serait moins un fossile hérité du passé que l'expression de la vie, comme organisme structuré. Romantisme, historicisme, Hegel... 

Resterait à expliquer comment cet égoïsme fondamental est censé donner naissance à la plaie, ou à l'horreur, révolutionnaire, qui n'est évidemment pas un phénomène individuel, comparable au ressentiment, mais bien politique, certes inspiré de la philosophie libérale, je veux dire contractualiste. 

Bien sûr la démarche a pu être la suivante: les révolutionnaires français invoquaient la raison, l'esprit critique, de nature selon les réactionnaires, égoïste. Donc, la Révolution est le fruit de ce vilain esprit critique, donc elle est de nature égoïste. Raisonnement boîteux, en tout cas raisonnement autant que foi! 

Mais, d'une certaine façon, la question ne se pose pas réellement, ou seulement sur un plan idéologique et rétrospectif, car la révolution française fut justement d'emblée un phénomène politique, l'émergence du peuple, ou de la nation, contre ses élites. Bien sûr, les révolutionnaires s'appuyèrent sur des catégories abstraites, juridiques et morales, tout spécialement sur la notion de droit de la nature humaine. C'est leur plus grand mérite. Le peuple, tout en restant un peuple, s'inspirait et se pénétrait de pensée abstraite. De droit. Il devenait une République.

Tocqueville, et l'Amérique, nous seront d'un plus grand secours pour comprendre: le bon sens, ou le sens commun démocratique, ramène tout à la mesure commune, déteste ceux qui s'en extraient ou prétendent s'en extraire. C'est le règne de l'opinion publique et de ses préjugés, règne irréductible au libre débat entre philosophes profonds. Tocqueville note avec justesse l'ambiguïté de cet esprit démocratique, à la fois centré sur l'intérêt purement égoïste, le moi pur, et en même temps "normalisateur", "moralisateur": en ce sens aussi peu libéral que possible. Le protestantisme a joué ici un rôle important, sans doute, on peut penser à Genève ou même à la République de Mulhouse, mais on voit en somme la même chose en 1792 (règne de la Vertu) ou autrefois à Athènes. Et certes, Montesquieu, Rousseau, Robespierre et Saint-Just, ont copié sur Athènes.  

Qu'est-ce, en somme, que le peuple? Il s'agit à la fois d'inclure, et d'exclure: savoir qui en est et qui n'en est pas. C'est l'inversion du sens premier, à savoir la populace par opposition à l'élite, qui définit ce qu'elle méprise. De cette inversion, l'élite a la plus grande frousse, car les têtes tombent vite, malheur aux trop grands, on les raccourcit! 

L'on remarque volontiers que les "gilets jaunes", comme les Sans-culottes, ont pour dénominateur commun, dénominateur très paradoxal, de refuser toute représentation, ils veulent bien constituer une foule, mais cette foule est censée n'être que l'agrégat de purs individus, hostiles par conséquent tout autant aux corps intermédiaires qu'à l'Etat. L'agrégat devient une valeur, qui fait penser à la solidarité mécanique de Durkheim, pour ne rien dire de Lebon et des analyses d'Arendt à propos de la naissance du totalitarisme.

En même temps, les Gilets jaunes rejouent en toute conscience la mythologie républicaine: Macron s'est pris pour un Roi, un Prince, un Jupiter, alors qu'il n'est qu'un élu du peuple, son  ministre (de minis sinon de minus) . C'est un serviteur qui se prend pour le maître, ou se trompe de maître.

Il s'agit en somme de définir le peuple, c'est-à-dire qui me ressemble, et qui ne me ressemble pas. Qui se ressemble s'assemble. Bref, l'on se cherche, à partir d'une société morcelée, divisée, on s'assemble et on exclut. Nous sommes le peuple, tu es le peuple, malgré ta différence, malgré nos différences. Mais toi non, ta différence ne rentre pas dans le Nous, elle t'en fait sortir!

Et on trouve: ce qui fait notre essence, c'est l'essence, c'est la bagnole!

Inutile par conséquent d'en appeler à l'Esprit, ou à la Raison, ou  à la Vie. Il y a la bagnole, et surtout les fins de mois difficiles, et encore le trouble identitaire, je veux dire le trouble national. Ne suis-je qu'un individu, ou bien est-ce que je fais partie d'un tout, je veux dire d'un peuple?

Reste à construire ce peuple à partir de la foule, je veux dire des manifestations. L'inorganique est condamné à l'organique, à s'organiser, à s'institutionnaliser. C'est là que l'individualisme foncier des gilets jaunes joue le rôle d'un frein au mouvement même qu'il enclenche. Curieusement, cette méfiance ne va pas de pair avec l'esprit critique: on sent au contraire la facilité de la récupération, puisque tout un chacun peut d'emblée se dire gilet jaune simplement en revêtant ce symbole. Ce n'est pas que manipulation, c'est en rapport avec... l'essence de la chose. Chacun n'exprime que lui-même selon ces "principes" et l'on produit ainsi un grand bruit, une grande foule, qui fait tomber les murs de Jéricho, je veux dire de l'Elysée. Et après?

 C'était en somme déjà la question en 1792, une fois Louis Capet ramené à la mesure commune, je veux dire raccourci d'une tête. 

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  • Confiné dans mon sous-sol depuis mai 2014, j'ai une pensée pour tous les novices du confinement! Mais comme j'ai dit souvent, tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre...
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