Gilets jaunes et philosophie politique (I)
Que d'efforts, depuis le 19 ème siècle, et depuis Rousseau, la transmutation du Moi en Nous, pour dépasser l'entendement individuel, supposé mesquin, égoïste, fermé, le fondre dans un élan plus vaste, la Vie, l'Esprit, l'Histoire, la Société, l'Humanité, la Race... ou la Raison. Cela peut prendre une forme en apparence critique, comme chez Kant, et l'on n'a pas assez noté que sa critique de la Raison, et de ses illusions, était tout autant une critique de l'Entendement.
Ces efforts ont échoué, et surtout l'on n'assiste nullement à un triomphe du calcul égoïste, qui du moins est un calcul, mais de l'individualisme sous sa forme la plus naturaliste. Je suis mes gènes, en somme. Le pire qui pouvait nous arriver notait le danois Grundtvig, qui croyait voir dans la Révolution française, et dans les Lumières françaises, l'anarchie, la révolte contre le Peuple (en un sens völklisch, celui de l'ethnos).
La Raison, et même l'entendement, au sens du discernement, n'est pourtant nullement réductible à un utilitarisme plat, et égoïste. D'ailleurs les utilitaristes eux-mêmes parlaient d'une utilité sociale, et en somme d'un intérêt général à peine déguisé. Bref, il y a une raison qui est solidaire...
La Raison, c'est le désir de comprendre, l'effort tant pour ramener le monde à nos catégories que pour modifier ces catégories afin de saisir le monde, et notre place dans ce monde.
Pascal a tout dit: par le corps l'univers me comprend, par l'esprit, je comprends l'univers. En tout cas j'essaie.
Cette compréhension du monde n'a pas à être opposée à l'action, serait-elle collective. C'est là le principe même, en tout cas, de la démocratie, et même de toute politique. La politique: la société agissante et comprenant, et bien sûr parfois se méprenant. La politique: la société devenue sujet, et en même temps jeu, polémique, combat policé. C'est sa chance, et son malheur. Les deux à la fois! D'où la volonté pour toute faction de se poser comme ce sujet lui-même, d'exclure du peuple ses adversaires. Le représentant est donc forcément un traitre, puisqu'il fait de ce prétendu peuple une faction comme une autre! La masse ne dit rien, elle détruit, pour cette raison elle ignore la différence d'opinion.
C'est que le Peuple n'existe pas, car je ne peux additionner, dit-on, 2 et 2 que dans mon propre esprit, je ne puis additionner 2 dans mon esprit et 2 dans l'esprit de l'autre.
A vrai dire, c'est tendre les verges pour se faire battre, ou bien alors souligner que la société, dans une République, n'est pas la fusion, ni le mythe d'une origine fusionnelle, mais le dialogue entre sujets distincts mais susceptibles de s'entendre. Je puis comprendre le raisonnement d'autrui que je ne saurais produire de mon propre chef, et il y a bien complément de ma propre pensée. On ne le voit que trop avec l'usage des robots et des logiciels, la lecture en était une première mouture à sa façon. Il y a bien une compréhension collective des choses, certes au risque du préjugé et de sa fulgurante propagation, qui n'a rien à envier à la communication ou à la propagande!
On peut tout de même - sans tomber dans tous ces mythes plus ou moins romantiques et leur douteuse érotique - rappeler que nous ne nous sommes pas fait nous-mêmes, que nous avons eu besoin des autres, en tout cas de la langue - des langues - et de l'histoire, et bien sûr, sauf exception, d'une Ecole. D'une évolution, au sens darwinien du terme.
L'hydre du peuple que depuis Hobbes le pouvoir libéral s'efforce d'exorciser, sans jamais y arriver tout à fait. L'évidence toujours recommencée qu'il y a le peuple, et les autres, les rois, les nobles, les prêtres, etc...
L'on comprend mieux alors l'idéal républicain: celui d'un peuple non pas asservi par une religion ou une idéologie consolante, mais un peuple éclairé. Il n'en reste pas moins un peuple, mieux, le peuple. Du moins dans cet idéal, certains diraient ce rêve! Ce peuple éclairé est forcément en débat avec lui-même, et par conséquent il n'est pas tout à fait le Peuple, tout à fait l'hydre, okhlos.
Le socialisme, en somme, malgré ses errrements utopiques ou encore totalitaires, n'a fait d'abord que s'engouffrer dans cette brèche.