la triste chose en soi
Kant expliquait que nous ne pouvions connaître ce que sont les choses en elles-mêmes. Nous devons pourtant poser les choses hors de nous, comme référent impossible à atteindre de toute science. Il s'agit en somme de garder à l'esprit l'idée d'une différence entre les phénomènes, notre connaissance logico-empirique du monde, et l'être des choses. Le réel, c'est l'impossible, expliquera Lacan, si c'est là une explication.
La notion de chose en soi, dont la fonction première était d'instiller une salutaire distance entre la connaissance et l'être, finit, avec le temps, par passer dans son contraire. Tout commença par la morale, la nécessité de donner de la substance aux croyances qui constituent le fond de l'éthique populaire, l'âme, la liberté, Dieu. Si Dieu n'existait pas, le méchant resterait impuni! Dieu est donc juste, de par sa fonction, et nous savons qu'il existe, puisque nous savons que la morale n'est pas un vain mot. Le méchant doit être puni, donc il le sera, de par cette foi morale. D'où la religion rationnelle.
Rationnelle, elle l'est peut-être trop, contrairement à ce que dirait une critique un peu facile et paresseuse, car je crois, comme Simmel, qu'en réalité Kant n'avait pas su résister à la tentation de fermer son système, de l'achever, et donc de poser et même de penser tout de même l'inconnaissable. Il le pense sur le plan de l'agir certes, mais peu importe peut-être! C'est l'action vue par le logicien, ou plutôt le systématicien.
Dans la conception kantienne du droit, la propriété se distinguera de la possession physique (le vol, le recel, etc...) par la position d'un rapport en soi entre la chose (Res) et son propriétaire! Ainsi, le voleur ne supprime pas mon droit, car demeure cette relation non empirique entre le propriétaire lésé et son bien. L'on ignore ce qu'est la chose en soi, mais la relation pure de propriété, non phénoménale, échappe par miracle à cet interdit. Ce miracle tend à se confondre avec l'apriori,le caractère purement intellectuel de certains rapports que nous posons sans qu'ils découlent de l'expérience, ou du moins sans qu'ils se réduisent à l'expérience. Or à l'origine, l'apriori était en somme le signe, ou l'indice, que notre connaissance ne venait pas du réel, mais seulement de notre esprit, et que par conséquent notre esprit ne saisissait rien de ce réel. Mais comment ne pas se demander si cet apriori n'a pas quelque fondement dans l'absolu ? Le beau n'est que le sentiment, inséparable de la nature de notre esprit et de sa construction, d'une harmonie répandue dans la nature, mais si Dieu voulait faire signe par ce biais à notre esprit? Nous ne pouvons pas ne pas supposer que la girafe a un long cou pour attraper les plus hautes feuilles de l'arbre. Certes, nous devons rejeter cette idée, ce n'est pas une connaissance, elle n'est là que pour guider notre investigation du mécanisme de la nature. Mais nous ne pourrions pas non plus prouver que cette idée est fausse, du moins avant Darwin. La foi revient donc par la fenêtre, et c'était le but avoué de toute la manoeuvre, concilier la foi et la raison, métamorphoser la foi en production de la raison, quitte à distinguer plusieurs étages dans cette raison, la raison et l'entendement, Verstand et Vernunft.
On voit mieux ce travers encore dans la critique du vaccin: qui sait, se demande Kant tout horrifié, si le produit injecté, d'origine animale, ne va pas contaminer pour ainsi dire d'animalité ce que nous sommes en soi, au-delà de l'expérience que nous avons de nous-mêmes?
C'est que poser un objet hors du champ de la raison conduit tôt ou tard du scepticisme au mysticisme.
Une aventure comparable peut-être arrivera à Comte, qui comblera par le sentiment l'abîme entre nous et l'être, en tout cas l'abîme entre nous et l'être des êtres, non pas Dieu, mais l'humanité historique et sociale. D'où le féminin et la religion de l'humanité.
Mieux vaut tard, et peut-être mieux vaut jamais! C'est aussi une question de vieillissement, je le crains.