Du ressentiment et de la sainteté: le starets Zosime (les Frères Karamazov de Dostoïevski)

Il est notable que le ressentiment, si présent souterrainement dans cette oeuvre, et même explicitement dans les sermons du Père Zosime, soit pour ainsi dire tu, étouffé, dès qu'il s'agit des frères Kamarazov, sous des litres d'amour, même chez Smerdiakov, qui aime plus qu'il ne hait. Ivan, qui nie aussi bien le pardon que la vengeance, et s'identifie au petit enfant... Quant à Dimitri, ses désirs sont trop francs, trop avoués et naïvement emportés pour qu'on puisse parler là de ressentiment...

La Révolution, explique Zosime, a tué Dieu, elle a proclamé une fraternité abstraite, hypocrite. L'athée ne connaît que le désir, et même multiplie à l'envi ces désirs, le Droit se métamorphose en besoin brûlant, insatiable, comparable, dit-il encore, à la dépendance au tabac. Le Riche ne connaît alors que la solitude, et le pauvre que l'envie, le ressentiment, il noie en Russie ce ressentiment dans l'alcool, mais bientôt ce sera dans le sang! Seul le Religieux orthodoxe peut sauver la Russie, et l'humanité de l'homme... Il n'est solitaire qu'en apparence, c'est un homme de modestie et d'étude, qui n'a appris qu'à obéir, à ne plus désirer... à aimer, ce qui est le plus difficile. Lui est libre, il n'est dans la dépendance ni des choses ni de la jouissance, il jouit donc de la liberté véritable. Mais cette liberté se retourne immédiatement en insupportable culpabilité, comme si l'amour lui-même était un châtiment, ou un crime. Il absorbe en lui les crimes du coupable, car peut-être est-il fabriqué de la même étoffe! Homosexualité, ou bien pédophilie? Ou encore inceste? La dépouille du Saint homme, à peine est-il décédé, se mettra donc, en guise d'odeur de sainteté, à puer... La semence divine dont est fait l'homme est indissociablement une souillure, et il n'y a pas à proprement parler de péché originel, sinon cette nature perverse, ambiguë, perverse car ambiguë, jusque dans l'amour et même  la sainteté!  

Le starets va donc nous parler d'amour plus encore que de liberté, un amour humble, mieux un amour qui consiste à se reconnaître coupable de tout, coupable à la place du coupable. Est-ce reconnaître que tout amour est coupable, et au fond vicieux, et qu'il n'y a pourtant pas d'autre porte de sortie de ce monde infect, car souillé par la présence même de l'homme? Seul l'animal, la plante, et peut-être l'enfant, sont innocents. Et le starets a ces mots d'une cruauté aussi rare qu'inconsciente: selon Zosime, nous ne nous croyons innocents que par manque d'imagination, en ce sens qu'il est évident que du point de vue des autres mondes, où notre âme s'enracine, existent certains péchés dont nous ignorons tout. Nous péchons quand nous nous croyons innocents, quand nous jugeons les autres, et ce sont des péchés inconnus en ce sens que nous ne savons pas que ceci, cela, et en somme toute notre existence est péché! La promesse de la loi est ainsi effacée: tu peux pécher en la respectant, ou bien la loi est profondément inconnue, malgré toutes les révélations, ou bien à cause d'elles. Et n'en fais pas une excuse auprès de Dieu s'empresse d'ajouter Zosime, au moment où il prétend nous rassurer: certes il reconnaît que Dieu ne nous punira pas pour un péché qui échappait à nos lumières, mais enfin, c'est le plus grand péché que de se croire innocent! L'amour dont est plein Zosime, ou même Aliochka, se convertit immédiatement en péché, souillure, et donc humilité, et même culpabilité. Le péché originel bien sûr, contre Dieu, contre l'enfant, contre les bêtes et les plantes de ce jardin que nous avons souillé, nous la graine, la semence, venue des autres mondes!  

Ainsi, Dostoievski a voulu mettre beaucoup d'amour dans son enfer, mais seulement en ce sens que la haine est l'envers, au sens d'une broderie, de l'amour. Et réciproquement. Cet amour, en apparence d'une simplicité évangélique et angélique, se révèle ambigu, pervers, impossible sinon au prix d'une ascèse qui suppose la sainteté, l'élection.

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D'un point de vue moins mystique, le ressentiment, qui se veut innocent et accuse, tel un juge ou un Imam, est simplement une méchanceté rentrée, qui se nie à la fois comme méchanceté et comme faiblesse. Je ne suis pas faible, je suis terrible car je me venge. Je ne suis pas méchant, je punis en toute justice.

L'homme du ressentiment: il se croit juste, il revendique son bien, en fait il nie les autres, il veut s'approprier leur être via leur avoir. Il est jaloux et a déguisé sa jalousie en envie, l'être, ou plutôt le vide, en avoir, en manque, en désir.

Il souffre de sa nullité, de son impuissance. Il substitue à l'être, il en est pauvre, la richesse, d'où l'avarice.

Il est agressé par la réussite des autres. Il se disculpe de sa haine en se voulant victime de sa victime. Tout au plus a-t-il vengé les victimes de son acabit, croit-il. Mais il n'arrive pas à y croire.

Ainsi l'antisémitisme s'en prend au Juif, riche par nature. Mais il se contredit: il fait de cette richesse un crime et une nature, ce qui est contradictoire. L'antisémite, c'est Caïn, contre Abel, le préféré de Dieu.

En réalité cette richesse ne comblerait rien, il aimerait plutôt condamner l'autre à son propre néant, à sa propre nullité. L'innocent se sait au fond assassin, damné.

Il accuse son ennemi d'aimer l'argent. C'est que tout devrait lui revenir, et à l'autre rien.

N'aime-t-il pas l'argent, lui ? Il en est privé, donc il souffre de sa pauvreté. Il voudrait être riche à la place du riche. C'est lui qui est vénal !

Mais non, c'est de la préférence de Dieu, ou de la Nature, qu'il est jaloux en réalité.