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écrits du sous-sol 地階から
26 juillet 2017

Leibniz, mathématiques et droit Version plus complète

 

Leibniz avait noté d'un même geste le caractère logique du droit, à l'image des mathématiques, et la différence. La rigueur y semble élastique, surtout quand les déductions - en tout cas les plaidoieries-s'allongent. Il en va comme du sorite, si 1 est peu, 1+1 est peu aussi, mais pas 1+1+1+1+1+1+1+ etc... De même, un tas de sable dont j'ôte un seul grain demeure un tas: T-1=T. Par conséquent, je peux encore en enlever un autre grain, et ainsi à l'infini. Seulement, avant que j'atteigne cet infini, il ne restera plus que quelques grains de sable, ou aucun, et ce ne sera plus un tas à proprement parler. C'est dire que la catégorie juridique ne doit pas être confondue avec une substance immuable, ni un attribut réel de la chose considérée, le chevelu ou le riche finiraient sinon par être chauve ou pauvre, le légataire universel par ne plus rien posséder du tout! Bref, il y a du nominalisme en droit, et même beaucoup. L'important, c'est de nommer un chat un chat, ou bien peut-être d'appeler chien ce chat, ou encore de nommer ce chat par un troisième terme. Mais l'on n'est pas près de voir disparaître dans les prétoires l'échange suivant: "voler un centime n'est pas voler!" "D'accord, mais voler mille fois un centime, un million de fois?" Le procureur et l'avocat poussant chacun le cas particulier vers l'une ou l'autre extrémité du sorite.

Si l'on ne tient pas compte de toutes ces ambiguïtés et cas limites, mal caractérisés, douteux, ou perplexes en raison d'une incohérence de la législation, ou contraints par quelque argutie à sembler perplexes, sans l'être pour le bon sens, on se verra confronté à des contradictions inextricables, des antinomies. C'est que deux argumentations rigoureuses, mais s'appuyant sur des textes distincts, voire sur les mêmes textes, parviendront à des conclusions différentes, ou opposées, selon le nom que l'on donnera à ce chat, conseil d'ami ou menace par exemple, chose qui n'arrive guère en mathématiques.

C'est en somme la condition du principe du contradictoire! Si le droit était rigoureux, il n'y aurait plus aucune place pour la défense, au moins quand les témoignages sont accablants. La question est de savoir si ces contradictions sont pour autant inhérentes au droit, ou s'il s'agit d'une insuffisance, d'une faute du législateur, et en fin de compte si l'on peut parler de législateur au singulier! Il ne s'agit pas d'opposer la logique, ou la grammaire, de la subjectivité à la grammaire du droit, mais de se demander si cette grammaire existe, et quelle est son architecture. N'est-elle pas plus superficielle que le pense Leibniz justement? On sait que Wittgenstein lisait dans toute langue une hétérogénéité à peine déguisée de jeux divers de langage. Mais il parlait tout autant d' "air de famille", irréductible à un concept défini.  

Autre différence avec les mathématiques, et qui développe et éclaire la première : la jurisprudence, elle n'applique pas forcément les mêmes catégories et principes aux cas comparables en apparence, voire au même cas dans un contexte juridique différent. Certes, elle part du cas, mais de sa signification, juridique ou morale, dans le contexte du procès et de la situation jugée. Et d'ailleurs la loi elle-même part d'une actualité, de cas par conséquent, certes implicites, réels ou possibles, et qu'il s'agit de réprimer ou de moduler.

C'est pourquoi le Droit répugne classiquement aux définitions, outre qu'elles produisent des cas ambigus. Une simple liste permettra  de traiter ce qui par la loi ou la jurisprudence n'est pas indivision tout comme une indivision selon une autre loi! C'est se rapprocher d'une conception extensionnelle de la classe, ou de l'ensemble, même s'il s'agit d'un ensemble d'ensembles, non d'un ensemble de cas singuliers, individuels. Ou encore, plus maladroitement, le Dalloz de 2016 parlait d'un "état d'indivision" qui n'est pas l'indivision à proprement parler mais entraîne les mêmes conséquences, en attendant la clarification jurisprudentielle du 11 mai 2016. Bref, nous retrouvons avec cet exemple le chat-chien dont je parlais plus haut... Mais la solution extensionnelle, très technique, porte en elle le risque d'un oubli des valeurs, forcément indéterminées et qualitatives, phénoménologiques et menacées par la rhétorique, ou la dialectique!

 Faut-il alors renoncer à toute organisation rationnelle du droit, ne serait-ce que pour permettre aux plaideurs de plaider et à la jurisprudence d'innover et de trancher ? Ne voir dans le prétendu Droit qu'une collection, sans unité, sans ce sujet du droit qu'on appelle le législateur, collection de textes disparates issus de sources multiples, la loi, la jurisprudence, le droit international, sans oublier la pratique commune des notaires, des huissiers ou des syndics, sans oublier non plus la police et le fisc? 

Le désordre, l'imprécision des catégories, constituent-ils par conséquent une dimension intrinsèque du droit? Leibniz, en tant que réformateur du droit, et aussi parce qu'il est convaincu que le désordre exprime en réalité un ordre secret, une Providence juridique en quelque sorte, considère que les normes peuvent être introduites sans difficulté insurmontable dans l'ordre déductif d'une législation rationnelle. Il suffirait de définir a priori entre ces normes une hiérarchie, qui permettrait en particulier de justifier une exception à la règle d'un ordre juridique inférieur. Mais l'esprit humain peut-il intégrer, et a priori, toutes les dimensions, y compris morales, de tous les cas possibles? Le calcul intégral rencontre ici les probabilités et les statistiques, Leibniz rencontre Cicéron et surtout Pascal. L'on se contentera des cas les plus fréquents et pour les autres on avisera!

Par exemple, la constitution Assiduis de Justinien donne priorité  à l'épouse désirant récupérer sa dot, elle l'emporte donc sur tous les autres créanciers de son mari, même si leurs créances ont été constituées avant le mariage. C'est là déroger à la règle qui institue la priorité de l'hypothèque la plus ancienne. Mais cette dérogation à  l'ordre du droit positif est légitime parce qu'elle résulte d'une règle supérieure du droit naturel, qui accorde la priorité à la protection des enfants de l'épouse par rapport à la protection des créanciers. Il y a cependant ici le risque d'une régression à l'infini, chaque exception appelant pour ainsi dire une exception à l'exception. Qu'en serait-il par exemple d'une épouse stérile ? Et si les enfants en question étaient particulierement riches? Majeurs? Parricides? Etc..., etc...

Il ne s'agit donc pas d'appliquer les normes de façon élastique en fonction d'intérêts particuliers, comme le ferait un juge ou un notaire partial. Mais le même bien, selon ce qu'il s'agit de juger, sera considéré (avant la liquidation de la succession) parfois comme propriété exclusive du légataire universel (cour de cassation, 11 mai 2016) et parfois comme grevé de droits revenant aux réservataires, afin qu'ils ne soient pas lésés.   

Autre différence encore: il est rare qu'un mathématicien fasse un usage ridiculement abusif des principes, c'est au contraire la règle chez les avocats et les procéduriers de mauvaise foi. J'ai connu un légataire universel qui prétendait ne laisser aux réservataires que la nue-propriété des biens qu'il avait hérités. C'est aussi théoriquement intéressant qu'absurde juridiquement et moralement, ou encore au point de vue de l'esprit de la loi, qui entend protéger le réservataire, non l'accabler comme à plaisir!

Mais n'est-ce pas plutôt l'inverse? En mathématiques on explore toutes les possibilités ouvertes par les règles et les définitions, même monstrueuses, car il n'y a pas la limite de la justice, ni du bon sens. Au contraire, en droit, on ne saurait par exemple condamner à une seconde de prison celui qui se serait attribué un dixième de centime d'euro. Cela n'empêche pas bien sûr que le mathématicien soit par définition de bonne foi, et l'avocat... non!

Bien entendu, ces difficultés ont une double racine, d'une part la logique générale et ses paradoxes bien connus, d'autre part la spécificité du droit et du procès, car le droit n'a de sens que dans la perspective d'un procès possible. Ce serait une erreur de réduire l'ambivalence de la supposée loi aux arguments des Anciens, comme celui du Menteur, ou du Procès (Protagoras) qui y est apparenté: si j'ai tort, j'ai raison/si je dis que c'est vrai, c'est donc que c'est faux... Et réciproquement.

Leibniz résout d'ailleurs comme il faut le paradoxe de l'avocat payé selon ses résultats, présenté par lui sous la forme traditionnelle depuis Diogène Laërce du professeur de rhétorique qui ne devait être payé que si son élève gagnait son premier procès. Que se passe-t-il si le procès est en fin de compte le procès qui met aux prises cet avocat et son client? Si le client gagne, il ne doit pas payer, mais comme il a gagné contre son avocat, il doit payer selon leur convention! La réponse de Leibniz est qu'il faut un premier procès, puis un second pour voir qui a raison. Si le client gagne son premier procès, puisqu'il n'y a pas de raison en apparence qu'il le perde, faute de procès antérieur, il sera condamné à payer son avocat lors du second! On pourrait aussi faire la distinction entre ce que commande la loi et ce que commande un simple contrat, faire ainsi apparaître la dualité là où en apparence c'est le même argument qui dit à la fois blanc et noir. 

Je crois constater que si les praticiens du droit évitent de discuter de ces problèmes avec les philosophes, c'est que certains juristes connaissent mal la loi, peut-être pour ne pas l'appliquer de façon rigoureuse mais injuste ou absurde, ou pour ne pas se perdre dans le maquis législatif et jurisprudentiel. Il savent comment fonctionne telle ou telle procédure, à qui il faut s'adresser, Me Machin ou Bidule, huissiers ou administrateurs judiciaires, et cela ne va pas plus loin.

Enfin et surtout, nous manquons de juges pour mener à bien ces raisonnements, qui ont une dimension herméneutique évidente, et nous manquons moins, à ma connaissance du moins, de mathématiciens et de logiciens.Par consequent, les procédures s'allongent indéfiniment et les parties décèdent en cours de route!

Plus généralement, la durée de la procédure, le temps, constitue une dimension essentielle de la théorie du droit, théorie du JEU, ou théorie de la GUERRE, quand le mathématicien exclut le temps de ses raisonnements, y compris le temps du raisonnement et de la découverte.

 

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  • Confiné dans mon sous-sol depuis mai 2014, j'ai une pensée pour tous les novices du confinement! Mais comme j'ai dit souvent, tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre...
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