La sorcière bande encore
Ainsi, la sorcière, la Thénardier, prend de temps en temps la peine de me téléphoner pour déverser sa haine, et croit me toucher, et croit, je suppose, jouir de cela, et, je suppose, n'y arrive pas.
Et certes, ce n'est pas sa faute, elle fait bien des efforts, elle pousse d'incohérentes et folles clameurs, tout cela pour me nier et pour nier mon travail d'écriture. Il est vrai qu'en effet il la concerne au plus haut point. De quoi a-t-elle peur?
La même chose, je crois, est arrivée à bien d'autres auteurs, plus grands que moi - s'il en existe du moins. Je dis cela pour rire et pour pleurer de ma propre mégalomanie, de la croyance, courante par ailleurs et banale, que s'il nous arrive la même chose qu'à, par exemple, Mauriac, alors nous sommes son pareil.
Les ogres et les ogresses, les sorcières haineuses, les pâles assassins, continuent en tout cas de veiller sur mon berceau, peut-être espèrent-ils m'y voir rentrer, comme si un grand fleuve, ou un ruisseau minuscule d'ailleurs, retournait de temps en temps à sa source. Mais non, Thénardier, mais non, Thénardière, cela n'arrive guère. D'autres rôdent autour des tombes, de peur de voir les morts en sortir, retrouver leurs droits défunts, et cela n'arrive guère non plus!
Et tous ces fantômes de se ratatiner, bientôt ils ne seront plus rien du tout. Mais quand?
Faut-il en vouloir à tous ces pâles et hideux, sordides en tout cas, ectoplasmes radins? Car, au fond, n'est-ce pas là bienveillance inversée, et donc tout de même de la bienveillance? Mais tout de même, tout de même, tant de haine, tant d'avarice, tant d'envie. En tout cas je m'en nourris, de cette haine, de cette avarice, de ce ressentiment dément.
Que serais-je au fond sans cette bienveillance haineuse? J'ai grandi contre elle.
Ainsi, grâce à elle, je n'ai pas besoin de m'inventer des cauchemars, ni des morts vivants pleins de ressentiment, ils existent au premier degré, ils existent pour de vrai, pour ainsi dire dans mon enfance, certes enfuie à jamais, et c'est heureux. Pour ainsi dire dedans cette enfance que je porte en mon sein, ainsi qu'un bébé mort et vif à la fois. Le passé. Mon passé. Ce n'est pas mon passé, je l'ai dépassé, eh oui, eh non, tout cela à la fois.
C'est le temps. C'est l'écriture. C'est l'amour. C'est surtout la haine... Hélas, je suppose.