la goutte de bonheur au sein du malheur

La goutte de lait de ton sein rêvé, la sève qui me donna vie, ô ma Reine de coeur!

Avec le temps les plus affreux souvenirs, un amour brisé, enfui, impartagé, un ogre qui te piétinait quand tu étais enfant, conquièrent leur part de gaieté, ou plutôt de joie. Car la joie irradie et peut être sérieuse.

C'est le beau visage de celle qui se refusait, le beau visage de la nuit, de la Reine maçonnique de la nuit, promise à présent flétrie, disparue, et ce beau visage luit comme un soleil dedans tes nuits.

Comment l'expliquer? Peut-être est-ce l'idée que l'on vainc ainsi les temps, la mort? Peut-être est-ce le plaisir proustien de renouer avec celui que l'on fut et que l'on n'est presque plus? Ou bien le soulagement à l'idée que l'on a survécu à ces tourments infernaux? Ou encore le ricanement déguisé en beauté, le ricanement de celui qui sait que la dame en question donnerait son âme pour te retrouver, toi qui étais celui qui l'aimait, à présent qu'elle n'est plus que la caricature de ce qu'elle fut? Et l'on se dit, heureusement qu'on ne l'a pas connue, et l'on se dit, ah si seulement je l'avais connue!

Et que reste-t-il de toi-même? Et comment fais-tu pour trouver de la tendresse jusque dans le souvenir de l'ogre qui te piétinait? C'est que tu l'aimais, et que tu aimais la trace de ses chaussures, de ses tatanes noires et puantes, sur tes mains d'enfant, presque un bébé à vrai dire. Mais tu parlais, tu essayais de dire en tout cas ta colère, ton indignation. Et devenu vieux, tu penses à ta mère, et c'est tendre, même si elle n'essaya guère de te défendre alors. Elle ne comprenait pas, elle faisait la leçon à ton père comme si c'était un gosse lui aussi. Et toi, tu aimais les grosses godasses noires, comme on aime la mouche sur le col du bourreau qui te tue.

C'est aussi que les amours accomplis sont malheureux, se perdent dans la menue monnaie du mariage, des disputes, du désamour qui ne s'avoue guère mais qui fait que l'épouse repousse inlassablement son époux vieilli.