Aventure: le lieutenant Kijé de IOURI TYNANIOV

C'est l'histoire de deux officiers, dont l'un a pour particularité de ne pas exister, d'être le produit d'une erreur d'écriture d'un scribe de l'administration de l'armée tsariste. L'autre a été déclaré décédé, et il est donc impossible de le considérer encore comme vivant. A lui de parvenir à se dire: "je pense, donc je suis de trop, donc je ne suis pas." Oui, le tout, à l'armée, dans un cas pareil, est de se convaincre qu'on n'existe pas, ou que du moins cette existence est une erreur, une faute, qui mériterait la Sibérie, mais on ne peut pas y envoyer un mort! Donc,il n'est pas là, et il finira par s'en convaincre si bien qu'il disparaîtra dans le froid et le néant. Tel un vulgaire accent circonflexe sur un I ou un U.

 Le lieutenant Kijé - pur fruit d'une faute d'orthographe - est en revanche du bon côté des choses, celui de l'administration et du droit, du côté du Tsar, en somme. Il se voit donc appelé à une belle carrière, après quelques frasques qui lui valent la Sibérie, et même un mariage. Il aura un enfant, on devine un peu comment. En tout cas voici un fonctionnaire obéissant, et qui ne fait jamais d'histoire; cocu, forcément cocu, mais il n'en a cure, il finira général. On en a vu d'aussi brillants, mais c'est rare, dans l'administration française aussi! 

Le troisième personnage de ce roman n'est autre que le Tsar, le fils de l'usurpatrice Catherine, qui ne sait trop qui il est, et s'il est vraiment tsar. On l'appelle en français Paul premier, et en russe... autrement. Les grognards de son armée sont d'ailleurs persuadés qu'il existe peut-être, après tout, même si on ne le voit jamais, mais qu'on en a mis un autre à sa place!

Ravi de découvrir l'existence d'un général si fidèle, Paul se met en tête de faire du général Kijé son ministre, son confident, le seul homme qui ne le trahira jamais.

Il ne reste plus qu'à faire décéder l'ectoplasme, et le Tsar comprend que plus personne sur terre ne pourra l'aider...

Il y a beaucoup de logique, si l'on veut, dans cette histoire absurde, mais inspirée de différentes anecdotes historiques, puisque le lieutenant Kijé n'apparaît, dans tout son néant, son néant pur, que par la disparition supposée de son collègue. Ainsi la disparition de cet homme de chair, sa négation par l'administration et l'écriture, est compensée, mais par un simple ectoplasme, qui certes occupe la même place que celle de tous ces esclaves, c'est à dire aucune.... enfin la place nécessaire pour placer un prisonnier entre deux gardes chiourmes, et en route pour la Sibérie! 

Et on se dit que l'armée et même l'univers ont peut-être beaucoup gagné à ce jeu d'écriture, qui en rappelle quelques autres...